La morale, ce truc bizarre – morale #1

Je vous l’avais promis, dans l’article qui résumait ma thèse je vous disais que je ferai une vidéo là-dessus un jour, ce jour est arrivé ! Et ce n’est pas une seule vidéo mais une série de vidéos qui vous attendent. Voilà la première :

Pour ceux qui préfèrent le texte, transcription de la vidéo :

La morale, c’est un truc vraiment bizarre. D’un côté, il n’y a pas de raison de douter que
quand on juge que quelque chose est bien ou mal, ce jugement ait été produit par notre cerveau.
Toutes nos pensées, toute notre activité mentale est produite par notre cerveau, la morale ne
peut pas y faire exception. D’un autre côté, on a aussi l’impression que le bien et le mal existent
en dehors de nous, qu’ils ne dépendent pas de notre cerveau. Laisser se noyer un enfant, c’est
mal, ça a toujours été mal et ça le sera toujours, et si quelqu’un venait à dire le contraire, il
aurait tort, tout simplement. Autrement dit, on a parfois l’impression que la morale vient de
l’extérieur, qu’elle s’impose à nous plus qu’elle est produite par nous.

Pire, la morale s’impose à nous pour nous faire faire des choses qui vont contre notre intérêt
personnel. Quand on ramène un portefeuille trouvé dans la rue à son propriétaire, sans piquer
d’argent au passage bien sûr, je vous connais, on agit contre notre propre intérêt. Quand un
criminel se rend à la police parce qu’il culpabilise, il agit contre son intérêt. Et quand on dit
qu’il faut sauver un enfant qui se noie, on ne dit pas qu’il faut le sauver parce que ça permettra
de ne pas aller en prison, ou parce que ça permettra d’obtenir une récompense de ses parents.
Il faut le sauver, un point c’est tout, parce que c’est la seule chose à faire, la seule chose bonne
à faire.

Dans la série Breaking Bad, un prof de chimie tout ce qu’il y a de plus normal se retrouve
mêlé à des histoires de trafic de drogues et se retrouve en particulier avec un dangereux trafiquant
de drogue enchaîné dans sa cave. Il se demande alors s’il doit le tuer ou le relâcher et
fait la liste des arguments pour et contre.

Dans la colonne des raisons pour le laisser vivre se trouve des arguments comme « c’est la
chose morale à faire », « tu n’arriverais plus à te regarder en face », ou encore « le meurtre, c’est
mal ». Dans la colonne des raisons pour le tuer, un seul argument, « il tuera toute ta famille si
tu le relâches ».

Si vous êtes normalement constitué, vous devez comprendre qu’il y a là un vrai dilemme,
et que le choix est cornélien. Mais le fait que ce dilemme existe est complètement incroyable.
Comment se fait-il qu’un argument tel que « c’est mal », qui semble sorti de nul et justifié par
rien du tout, nous fasse un seul instant hésiter à sauver notre famille entière ?

C’est bien là tout le mystère de la morale. Le philosophe Kant raconte [1] qu’il y a deux
choses dans la vie qui l’émerveillent. La première, c’est le sentiment d’être tout petit dans
l’univers, un sentiment que vous avez sûrement vous-même ressenti, quand vous vous êtes
allongé·e nu sur le sable pour contempler les étoiles un soir d’été. La deuxième chose, toujours
selon Kant, c’est la morale, c’est ce sentiment d’avoir été privilégié de recevoir une loi morale,
loi qui nous permet de nous extraire un petit peu de notre condition animale, de nous extraire
des basses préoccupations égoïstes et de nos instincts de survie et de reproduction.

Le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale à l’intérieur de nous, voilà deux sujets qui
nous dépassent et qui ne peuvent manquer de vous émerveiller si vous y réfléchissez.

Si on résume, la morale c’est un truc qui semble être extérieur à nous, et qui nous fait agir
contre nos propres intérêts. Comme si quelqu’un nous manipulait à agir contre nos intérêts.
Mais qui nous manipule ? Qui vous manipule ? Si vous étiez nés à n’importe quelle autre
époque qu’au 20e ou 21e siècle, il est probable que la réponse aurait été évidente : Dieu est
derrière tout ça. Mais si cette explication aujourd’hui ne vous convainc pas, le problème reste
entier : d’où vient la morale ? Est-il possible de la comprendre simplement comme le résultat
de l’activité électrique de notre cerveau ? Ce que je vous propose dans les prochaines vidéos,
c’est de nous intéresser à cette question. Je vous présenterai comment les scientifiques font pour
résoudre ce problème, comment ils font pour expliquer la morale avec les seules lois naturelles
dont ils disposent, les lois de la physique et de la biologie, sans faire intervenir de Dieu, de
malin génie, ni même d’illuminati. Ce que je vous propose, c’est de découvrir les approches
naturalistes de la morale.

Alors c’est un sujet passionnant qui va nous occuper un moment, ça sera donc ma première
mini-série sur Homo Fabulus. Ce que je vais faire dans une première vidéo, c’est vous présenter
les arguments qui font penser qu’il existe des bases biologiques à la morale, c’est à dire que les
humains naîtraient en étant déjà préparés à devenir des êtres moraux, non pas qu’ils soient déjà
complètement moraux à la naissance, capables de vous réciter l’impératif catégorique de Kant
depuis la salle d’accouchement, mais que leur cerveau serait en quelque sorte pré-câblé, préparé
à produire des jugements moraux, tout comme on naît prédisposés à apprendre un langage,
sans pour autant savoir parler. Cette vidéo sera aussi l’occasion de voir que les explications du
tout-culturel, qui postulent que la morale serait entièrement un produit culturel, ne sont pas
suffisantes pour expliquer certaines données qu’on observe.

Dans une deuxième vidéo je vous expliquerai comment, même si la morale a des bases biologiques, on peut expliquer la variabilité
des jugements moraux, le fait que des personnes différentes puissent avoir des jugements moraux
différents. C’est un argument qu’on m’oppose très souvent quand je présente mes travaux, on
me dit que le fait que les jugements moraux varient prouve qu’ils n’ont pas de base biologique,
mais vous verrez que c’est un très mauvais argument.

Dans une troisième vidéo je vous parlerai
des raisons pour lesquelles nous aurions pu évoluer un sens moral par voie de sélection naturelle,
c’est à dire que je vous présenterai à quoi peut bien servir un sens moral dans la nature, en quoi
un sens moral peut augmenter les chances de survie et de reproduction. En particulier quand
on sait que les comportements moraux, comme je le disais à l’instant, sont des comportements
qui vont à l’encontre de l’intérêt personnel, et que la sélection naturelle est censée éliminer
les comportements qui vont à l’encontre de l’intérêt personnel. Vous verrez qu’il y a plusieurs
explications qui co-existent, et cela m’amènera à vous présenter dans une quatrième vidéo
l’explication sur laquelle j’ai moi-même travaillé pendant ma thèse, qui est une explication
encore assez peu connue et qui devrait donner matière à réfléchir même à ceux qui connaissent
bien le sujet. À partir de là, on improvisera, soit on s’arrêtera là si vous en avez marre, soit je
vous présenterai la façon dont ces recherches éclairent des débats philosophiques anciens, ou je
répondrai à vos questions, on verra, vous me direz.

Ça va être une sacré aventure, je vais vous présenter des données qui nous viennent de
la biologie, de la psychologie, de l’économie, de l’anthropologie, des mathématiques, de la
philosophie et des neurosciences, bref vous allez en prendre plein la tronche. Mais ça vaudra
le coup, parce que vous êtes sur le point de découvrir une des théories scientifiques les plus
fascinantes que j’ai rencontrées ces dernières années, dans un sens je vous envie l’émotion de la
première fois que vous vous apprêtez à ressentir. Ça va aussi être l’occasion de parler de plein
de concepts importants en psychologie cognitive, concepts sur lesquels je vais devoir passer
assez vite, mais ne vous inquiétez pas on aura l’occasion d’en reparler, ne vous laissez juste pas
décrocher parce que y’a un truc que je ne justifie pas assez.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques remarques. D’abord, très important, sachez
que je ne vais jamais, jamais, jamais, parler de ce que vous devez trouver moral de faire. Je
vais uniquement parler de ce que les gens, en général, trouvent qu’il est moral de faire. C’est ce
qu’on appelle une approche descriptive de la morale, qui comme son nom l’indique se contente
de décrire la morale telle qu’elle est produite et pratiquée par les humains. On oppose cette
approche descriptive à l’approche normative, qui elle a réellement pour but d’établir ce qui est
bien ou mal de faire, d’établir des règles que l’on devrait suivre et qui devraient gouverner notre
vie. Moi je ferai pas ça, donc si à un moment dans une vidéo je dis « la morale c’est ça », ce que
vous devez comprendre c’est « c’est ça que les gens trouvent moral, quand on leur demande leur
avis », et non pas, « c’est ça que les gens devraient trouver moral ».

C’est un point très important, j’insiste, je sais que les sujets qui parlent de morale sont très
sensibles, et je compte sur vous pour rester courtois comme des gardiens de foot quand je dirai
un truc qui vous choquera à un moment dans une vidéo. En particulier, retenez que même si
l’on arrivait à prouver qu’il existe une morale évoluée biologiquement, une morale naturelle en
quelque sorte, ça ne dirait rien sur la façon dont vous devez vous comporter. Je vous donne
un exemple, on sait qu’il existe un goût naturel pour la viande, que la très grande majorité
des humains aiment beaucoup manger de la viande, mais malgré ça vous pouvez quand même
trouver qu’il ne faut pas en manger, à cause de ses coûts environnementaux énormes ou à cause
des souffrances infligées aux animaux. Le fait que quelque chose soit naturel ne justifie pas qu’il
faille le faire.

Deuxièmement, je ne vais pas commencer en vous donnant une définition de la morale. Je
sais que ça va en déboussoler certains, mais moi, en tant que psychologue, ce qui m’intéresse
c’est de comprendre ce qui se passe dans notre ptite tête, pourquoi on trouve que dans la vie, il
y a des choses « qui se font » et d’autres « qui ne se font pas ». Il y a des gens qui vont appeler ça
l’équité, d’autres la justice, d’autres la morale, mais peu importe le mot que vous utilisez pour
désigner cette sensation dans votre tête, ça ne change pas le fait que vous avez cette sensation
dans votre tête. En plus ça évitera que certains d’entre vous, en entendant une définition qui
ne correspond pas à la leur, se disent « pff c’est pas ça la morale il a rien compris ce type », et
s’en aillent voir ailleurs une vidéo conspirationniste.

Et la deuxième raison pour laquelle je ne veux pas donner de définition, c’est parce que en
tant que biologiste de l’évolution, trouver une définition de la morale ça doit être mon objectif,
pas mon point de départ. Si j’arrive à trouver la raison pour laquelle la morale a évolué, j’aurai
trouvé une définition qu’on appelle « fonctionnelle », qui nous indique la fonction de la morale. Je
reviendrai sur ce point dans la vidéo qui traitera des explications évolutionnaires de la morale,
retenez simplement pour l’instant que trouver une définition c’est mon objectif et pas mon
point de départ.

Troisièmement, bien que j’ai fait ma thèse sur le sujet de l’évolution de la morale, le gros
du travail avait déjà été fait avant moi par mes directeurs de thèse Nicolas Baumard et Jean-
Baptiste André, ainsi que par Dan Sperber avec eux. Moi je n’ai été qu’une petite main qui a
modestement rajouté par ci par là des étais à l’édifice. Donc si à un moment dans une vidéo
je m’égare à parler de « ma » théorie de la morale, ce que vous devez comprendre c’est en fait
« notre » théorie de la morale, et peut-être même « leur » théorie de la morale. Peut-être même que
ma plus grosse contribution à cette théorie sera ce que je suis en train de faire là, la présenter
au grand public.

Et dernièrement, la morale est un sujet qui a déjà été abordé par d’autres Youtubeurs, aupremier rang desquels les truculents Monsieur Phi et Science 4 All. J’ai d’ailleurs avancé la
sortie de cette série à cause d’eux, parce que je pense que la théorie sur laquelle j’ai travaillé
peut amener des éléments de réflexion aux débats qu’ils ont, et aux débats que vous avez avec
eux du coup, sur la question de l’utilitarisme et de l’altruisme efficace en particulier. Je vous
indiquerai en temps voulu quand vous pouvez approfondir un sujet avec une de leurs vidéos,
mais pour celles et ceux qui veulent prendre de l’avance, je vous ai fait une petite playlist, allez
voir ça, c’est vraiment bien, ça parle entre autres de personnes qu’on élève en laboratoire dans
le seul but de leur prélever leurs organes à l’âge adulte, et je ne sais pas ce que je peux dire de
plus pour vous donner envie d’aller regarder.

Et bien après avoir dit tout ça, on peut commencer, mais comme la vidéo est déjà assez
longue, on va en fait s’arrêter là. Vous inquiétez pas je reviens très vite, pour vous présenter
comme convenu, les raisons qui font penser que l’humain serait déjà, tout bébé, tout petit,
à peine sorti du ventre de sa mère, préparé à devenir plus tard cet animal moral qui nous
émerveille tant…

References

1. Kant, E. Critique de la raison pratique (1985).

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