Est-ce mal de vouloir maximiser le bonheur ? Utilitarisme – morale 6

Présentation du big boss de la philosophie morale : l’utilitarisme. Vouloir maximiser le bonheur du plus grand nombre, c’est forcément bien, non ? Pas si vite…

Retranscription de la vidéo :

On est à la fin du printemps, et votre jardin aurait bien besoin d’être tondu. Jérémy, le fils
de votre voisin se propose de le faire en échange d’un billet de 20 euros. Vous acceptez, et le
jour convenu, Jérémy se ramène avec sa tondeuse et passe l’après-midi à consciencieusement
transformer votre jardin en pelouse de Stamford Bridge. Le résultat est impeccable, et vous
sortez le billet de votre porte-feuille. Sauf que… au moment de lui donner le billet, vous
vous rappelez que vous êtes utilitariste. Vous vous rappelez que votre but dans la vie c’est
de maximiser le bonheur du plus grand nombre. Qu’avec les 20 euros que vous vous apprêtez
à donner, on pourrait acheter 10 filets anti-moustique à des enfants exposés à la malaria en
Afrique. Et sauver des enfants de la malaria, ça paraît produire bien plus de bonheur que de
payer Jérémy qui a déjà une vie aisée et passe ses journées à jouer à Fortnite. En plus de ça,
vous savez que Jérémy est un garçon gentil et réservé et qu’il n’ira pas le crier sur tous les
toits si vous ne le payez pas. Ça ne l’affectera lui-même que très peu parce que son réservoir
de confiance dans l’humanité est aussi profond qu’un réservoir qui serait extrêmement profond.
La décision est donc prise. Malgré la promesse que vous avez faite à votre petit voisin de le
payer pour ce service rendu, et malgré les heures qu’il vient de passer à travailler pour vous, les 20 euros que vous deviez lui donner iront aux enfants en Afrique. La maximisation du bonheur
passe avant tout.

L’utilitarisme est une théorie morale et politique qui a été développée en premier par les
philosophes Bentham et Mill au XVIIIe et XIXe siècle et qui dit, dans sa formulation la plus
simple, que le but de la morale c’est la maximisation du bonheur du plus grand nombre. C’est
à dire que, pour savoir comment vous comporter, comment bien vous comporter, l’utilitarisme
nous dit que vous devez faire un calcul des conséquences qu’auront vos actes et choisir la
solution qui produira le plus de bonheur ou le moins de malheur possible. Par exemple, pour
savoir si c’est acceptable de tuer une personne pour en sauver cinq, comme dans le dilemme
du tramway qu’on a vu dans la dernière vidéo, vous calculez quel malheur résulte de la mort
d’une personne, et quel malheur résulte de la mort de cinq, et comme a priori la mort de cinq
personnes cause plus de malheur que la mort d’une seule vous en concluez qu’il est moral de
sacrifier une personne pour en sauver cinq.

L’utilitarisme est une théorie qui a été très populaire historiquement et qui garde toujours les
faveurs d’un quart des philosophes contemporains à peu près [1]. En même temps, j’en entends
de plus en plus parler en dehors des cercles universitaires à la faveur de la propagation de
mouvements comme l’altruisme efficace ou les mouvements de défense des droits des animaux.
Ça m’étonnerait pas qu’il y en ait plusieurs d’entre vous qui regardent cette vidéo qui se
revendiquent utilitaristes, et c’est pour ces raisons que j’ai choisi de faire une vidéo exprès
dessus et de parler de comment l’utilitarisme s’insère dans tout ce que je vous ai raconté
jusqu’ici.

Commençons d’abord par les points forts de l’utilitarisme, pourquoi l’utilitarisme c’est très
cool, pourquoi c’est une théorie qui a eu un si grand succès pendant si longtemps, et pourquoi
elle en a toujours aujourd’hui. L’utilitarisme a au moins trois gros points forts. Le premier
point fort, c’est de pouvoir se passer de l’existence d’une autorité centrale pour justifier la
morale. Comme je vous le disais dans la toute première vidéo de cette série, pendant très
longtemps, on a pensé que l’existence d’une chose aussi bizarre que la morale, cette loi morale
qui a l’air d’être universelle et d’exister en-dehors de nos cerveaux, ne pouvait s’expliquer que
par l’existence d’un Dieu. Et que sans Dieu, la notion de bien et de mal n’avait plus aucun
sens. Ce qui avait de fâcheuses conséquences quand on rencontrait une personne qui n’avait
pas le même Dieu, ou qui n’avait pas de Dieu du tout. Avec l’utilitarisme, la morale commence
à ne plus dépendre de Dieu, à dépendre seulement d’un calcul de conséquences sur le bonheur.
Et comme c’est facile d’admettre que la recherche du bonheur est quelque chose d’universel, on
commence avec l’utilitarisme à mettre au point une morale universelle qui puisse s’appliquer à
tous, indépendamment des croyances particulières en un dieu particulier.

Le deuxième gros point fort de l’utilitarisme, qui est lié au premier, c’est qu’il permet de
justifier ses jugements moraux. Plus besoin de croire sur parole une personne qui vous dit
que quelque chose est mal. Si demain quelqu’un vous dit que c’est mal de faire des vidéos sur
Youtube sans être rasé de près, vous n’avez plus besoin de croire cette personne sur parole. Il
faudra que cette personne vous prouve par A+B que les barbus sur Youtube créent effectivement
du malheur pour que vous commenciez à la croire. Pareil pour les pratiques sexuelles, si
quelqu’un vous dit qu’une pratique sexuelle est mal, sans vous dire en quoi elle crée du malheur,
vous avez le droit avec l’utilitarisme de la rejeter tout simplement. Avec l’utilitarisme, vous
n’avez plus les problèmes des déontistes, qui est paraît-il le terme adéquat pour parler des
partisans du déontologisme, plus besoin, quand la police vient frapper à votre porte, de dénoncer
le géologue que vous cachez dans votre cave, simplement parce que vous avez ce principe que
mentir, c’est mal. De façon plus informelle, l’utilitarisme est aussi une grosse bouffée d’oxygène
sur les réseaux sociaux où le commerce de l’indignation tourne à plein régime, et où toute
tentative de questionner cette indignation se heurte à une fin de non-recevoir.

Et puis troisième gros point fort, c’est que l’utilitarisme c’est une théorie égalitariste, où
le bonheur de chacun a la même valeur. Le bonheur de Léo ne vaut pas plus que le bonheur
de Léa, et donc quand on fait nos calculs de maximisation du bonheur on accorde une même
considération aux intérêts de chacun. Et ça, c’est quelque chose de très plaisant pour une
théorie de la morale.

As Bentham put it, we count everyone for one, no one for more than one.

Voilà pourquoi l’utilitarisme est si séduisant sur le papier : si vous êtes d’accord pour dire
1/ que les jugements moraux ne devraient pas être arbitraires mais justifiés, 2/ que le bonheur
est appréciable et vaut la peine d’être maximisé, et 3/ que tous les êtres humains méritent la
même considération, si vous acceptez ces trois prémisses alors on a l’impression que vous ne
pouvez pas échapper à l’utilitarisme. Sur le papier, on est presque tous utilitaristes.
Mais le problème, c’est justement quand on sort du papier. L’utilitarisme a des gros inconvénients
en pratique, qui sont discutés par les philosophes depuis longtemps, et qui sont remis
en lumière par les psychologues plus récemment. Voilà quelques-uns de ces inconvénients.
D’abord il y a toujours la question de savoir comment on mesure le bonheur en pratique,
mais je veux pas m’attarder sur ce point, parce que c’est pas pas un problème spécifique à
l’utilitarisme, il y a beaucoup d’autres théories qui sont confrontées à la question de savoir ce
qu’est le bonheur. Et puis on pourrait quand même penser qu’un jour, après s’être tous mis
autour de la table, on arrive à tomber d’accord sur une définition du bonheur qui vaille la
peine d’être maximisé. Je mets de côté cette question, mais si elle vous intéresse cette vidéo de
Monsieur Phi fait une bonne introduction.

Les critiques les plus fortes de l’utilitarisme se concentrent sur deux types de situations particulières,
qui incluent ce qu’on appelle des obligations spécifiques ou des préférences illégitimes.
Le cas des obligations spécifiques, c’est le cas que je vous ai présenté en introduction, le cas
du petit garçon qui vient tondre votre pelouse. Il y a des tas de situations dans la vie où on
fait des promesses aux autres, et où on considère normal que ces promesses doivent être tenues.
Si je promets à mon voisin de le payer en échange de son travail, j’acquiers ce qu’on pourrait
appeler une obligation spécifique envers lui, qui est l’obligation de le payer effectivement une
fois le travail accompli, peu importe le bonheur que je pourrais apporter à d’autres avec cet
argent. Dans la vie courante, quand je décide de payer mon voisin, je regarde en quelque sorte
vers le passé, je regarde vers la promesse que j’ai faite à mon voisin et vers le travail qu’il vient
d’effectuer. Le passé joue un rôle très important dans nos jugements moraux intuitifs. Or,
l’utilitarisme ne regarde pas vers le passé, il regarde vers le futur, vers les conséquences. C’est
pour ça qu’un utilitariste pourrait ne pas vouloir payer quelqu’un qui a travaillé pour lui, et
c’est pour ça que l’utilitarisme est très contre-intuitif dans les situations où on a des obligations
envers certaines personnes.

C’est pareil pour les relations privilégiées qu’on a avec notre famille, avec nos amis : si tout
ce qui compte ce sont les conséquences de nos actes, et si le bonheur d’un de nos amis ne vaut
pas plus que le bonheur d’un inconnu, alors un utilitariste pourrait se dire qu’il n’y a pas de
raison de rendre plus de services à un ami qu’à un inconnu, et on peut légitimement se demander
si ça aurait encore du sens d’avoir des « amis » dans ce cas-là. Pareil pour les prêts d’argent. Un
utilitariste pur et dur dirait qu’on doit rembourser l’argent qu’on nous prête uniquement si ce
remboursement maximise le bonheur, ce qui est complètement différent de l’intuition qu’on en
a qu’on doit *toujours* rembourser ses emprunts, peu importe si ça maximise le bonheur ou
non.
L’utilitarisme de base demande que vos projets personnels et toutes les choses qui comptent
pour vous ne comptent pas plus que les projets de votre voisin. Même si vous avez travaillé
pendant des années pour une cause qui vous semblait juste et importante, si on vous démontre
un jour que vous pouvez produire plus de bonheur en travaillant sur les projets de votre voisin,
vous devez être prêt à cesser du jour au lendemain toute action en faveur de ce projet qui vous
tenait à coeur [2]. À cause de ça, on dit parfois de l’utilitarisme qu’il est aliénant, parce qu’il
nous impose de prendre de la distance avec les projets et les engagements qui donnent du sens
à notre vie.
Le 2e gros point problématique de l’utilitarisme, c’est ce qu’on appelle la prise en compte
des préférences illégitimes. Imaginez que demain vos voisins viennent taper à votre porte pour
vous dire qu’ils aimeraient transformer votre jardin en jardin public. Certes, qu’ils vous disent,
ça sera ballot pour vous, mais comparé à la joie que eux et tous les enfants du quartier en
retiraient, ça en vaudrait largement la peine. Vos voisins ont d’ailleurs fait le calcul sur le
papier, et la conclusion est sans appel : l’action qui maximise le bonheur du plus grand nombre
est celle qui consiste à vous prendre votre jardin pour le transformer en jardin public. C’est
ça, ce qu’on appelle une préférence illégitime : c’est la préférence de quelqu’un, dans ce cas-ci
d’un de vos voisins, qui dans la morale courante n’est généralement pas prise en compte pour
déterminer ce qu’il est moral de faire, mais qui dans un calcul utilitariste est parfaitement
recevable.
Autre exemple de préférence illégitime, vous pouvez penser à l’exemple discuté par Thibaud
et Lê dans leur vidéo sur le « don d’organes ». Si tout ce qui compte c’est la maximisation
du bonheur, en quoi aurait-t-on le droit de refuser qu’on vienne nous tuer pour nous prendre
tous nos organes si on était sûr que ça peut sauver plusieurs vies ? Ou vous pouvez aussi
penser à un SDF alcoolisé dans la rue, qui embête tout le monde et qui ne fait rien de ses
journées. On pourrait imaginer que des utilitaristes arrivent facilement à montrer par A+B
que ce SDF cause plus de malheur à la société qu’il ne produit de bonheur, et qu’il faille donc
s’en débarrasser. À chaque fois, si ces conclusions utilitaristes semblent aussi repoussantes que
de la mauvaise herbe, c’est parce qu’elles prennent en compte des préférences illégitimes. Dans
notre morale intuitive de tous les jours, il semblerait que l’on fasse la différence entre certaines préférences qui sont légitimes et d’autres qui ne le sont pas. L’utilitariste de base lui, ne fait pas cette différence. Pour lui, une préférence est une préférence, il n’y a pas de hiérarchie des préférences. Et paradoxalement, cet aspect découle directement du fait que l’utilitarisme est
une philosophie égalitaire qui accorde la même considération aux intérêts de chacun.
Le fait que l’utilitarisme soit très contre-intuitif est discuté en philosophie depuis longtemps
et est aujourd’hui confirmé par la psychologie. On en a déjà parlé dans la dernière vidéo, avec
l’exemple du tramway, qui montre qu’une grande majorité de gens (90% à peu près) n’est pas
d’accord pour pousser quelqu’un sur la voie pour arrêter un train fou, même si ça permettrait
de sauver cinq personnes [3]. D’autres expériences montrent que les gens ne sont pas pas
d’accord pour mettre sur le marché un vaccin qui augmenterait la mortalité d’une population
même si ça permettrait de réduire la mortalité d’une population plus importante [4]. Les gens
pensent aussi qu’il faut punir une compagnie pharmaceutique qui a fauté même si ça veut dire
qu’elle devra arrêter la production d’un vaccin bénéfique pour tous [5]. Les gens pensent aussi
que la difficulté de détecter un crime ne doit pas conditionner à quel point ce crime doit être
sévèrement puni, ce qui aurait pourtant du sens dans une perspective de dissuasion [6].
Alors comment on fait pour donner du sens à tout ça ? Comment on peut expliquer qu’on
puisse à la fois être autant séduit par l’utilitarisme sur le papier, et autant repoussé par lui en pratique ? La solution passe probablement par une distinction entre morale intuitive et morale
réflexive. Je vous en ai déjà touché deux mots dans l’épisode 2 de la série. Je vous disais
qu’il est très probable que notre cerveau soit capable de produire des jugements moraux de
deux façons : premièrement, d’une façon rapide, inconsciente, et automatique. C’est ce que j’ai
appelé des intuitions morales, et ces intuitions morales seraient les sorties de notre algorithme
cognitif évolué. Ce sont ces intuitions non-utilitaristes qui s’expriment quand on demande aux
gens si c’est ok de pousser une personne sur la voie. Mais notre cerveau serait aussi capable de
produire des jugements après une longue réflexion, et de façon consciente [7]. Ces jugements,
qui sont le produit de facultés de raisonnement plus générales, seraient à l’origine des jugements utilitaristes.

Une analogie intéressante nous est donnée par Descartes [8]. Descartes nous fait remarquer
qu’on peut se représenter intuitivement ce qu’est une figure à 3 côtés, ce que les mathématiciens
appellent dans leur jargon incompréhensible un triangle. Par contre, on ne peut pas se
représenter intuitivement une figure à 1000 côtés. On ne peut pas se la représenter intuitivement,
mais on peut accepter qu’une telle chose existe, en y réfléchissant. On peut *concevoir*
qu’une telle chose existe. Hé bien on pourrait penser que de la même façon, certains de nos
jugements moraux sont produits de façon intuitive, sans qu’on ait besoin de raisons pour y
croire, tandis que d’autres jugements sont produits après réflexion, une fois qu’on a évalué les
raisons externes d’y croire.

Et il y a de très fortes chances pour que les jugements utilitaristes fassent partie de cette
deuxième catégorie, qu’ils soient des jugements réflexifs. On pense ça notamment parce qu’on
arrive à interférer sur les jugements utilitaristes en mettant les gens sous charge cognitive ;
c’est à dire que si vous prenez quelqu’un et que vous lui demandez de produire un jugement
utilitariste, par exemple devant un dilemme du trolley, mais qu’en même temps vous lui faites
faire une tâche cognitivement exigeante, ça va les perturber et ils vont mettre plus de temps
pour produire ce jugement. Alors que si vous faites la même chose mais avec un jugement
non-utilitariste, si vous augmentez la charge cognitive de quelqu’un qui est en train de faire un
jugement non-utilitariste, et bien ça n’aura aucun impact sur la vitesse de ce jugement [9]. Pour
ceux qui connaissent, on aurait un peu l’équivalent du Système 1 / Système 2 de Kahneman et
Tversky dans la tête, mais dans le domaine de la cognition morale. La majorité de nos jugements
moraux serait produite de façon automatique et inconsciente, mais une partie pourrait aussi
être produite de façon plus lente et réflexive.

Ces expériences permettent de supposer que les 10% de personnes qui disent que c’est
acceptable de pousser une personne sur la voie pour arrêter le train dans l’expérience du trolley,
les 10% d’utilitaristes entre guillemets, n’ont pas forcément une morale différente des autres.
On peut tout simplement penser que ce sont des personnes qui font passer leurs jugements
réflexifs utilitaristes avant leurs jugements intuitifs non-utilitaristes, plus exactement que ces
personnes sont très fortes pour inhiber leurs jugements intuitifs non-utilitaristes. Ce qui est
quelque chose de pas facile du tout à faire, c’est très facile de se dire utilitariste un instant, et
puis deux secondes après la morale intuitive reprend le dessus.

Alors qu’est-ce qu’on peut faire de tout ça ? Est-ce mal d’être utilitariste au final ? Est-ce
grave que l’utilitarisme soit contre-intuitif ? Est-ce grave que l’utilitarisme justifie parfois des monstruosités ? Peut-on sauver le soldat utilitariste ?

Il y a effectivement des manières d’essayer de sauver l’utilitarisme. Je vais vous en présenter
trois différentes.

The problem is that ’the winds of utilitarian argumentation blow in too many directions’
Sher Georges.

La première manière de sauver l’utilitarisme, c’est de le modifier un petit peu pour le
transformer en ce qu’on appelle l’utilitarisme de la règle. L’utilitarisme de la règle dit que les
calculs de maximisation du bonheur ne devraient pas se faire au niveau de chacun de nos actes,
mais au niveau des règles que l’on suit de façon générale. Pour reprendre mon exemple de
Jérémy qui vient tondre votre pelouse, si l’utilitariste de base dirait qu’on ne doit pas le payer
parce qu’on peut faire mieux avec cet argent, l’utilitariste de la règle dirait qu’on doit le payer,
parce que la règle de tenir ses promesses est une règle qui maximise généralement le bonheur,
même si elle ne le maximise pas dans ce cas précis. Si tout le monde se mettait à ne pas tenir
ses promesses, tout le monde deviendrait méfiant et plus personne ne voudrait travailler, et les
conséquences néfastes pour la société seraient au final énormes. L’utilitarisme de la règle pense
qu’il faut tenir ses promesses parce que la plupart du temps tenir ses promesses maximise le
bonheur, même si de temps en temps ça ne sera pas le cas [10].

Mais dans un sens, l’utilitarisme de la règle ne fait que déplacer le problème. Parce que
pour déterminer quelle règle crée du bonheur de façon générale, vous continuez à prendre en
compte les préférences de tout le monde, et même les préférences illégitimes. Vous continuez
à prendre en compte des paramètres chelous qu’on n’aurait pas envie de prendre en compte,
comme à quel point un criminel prend plaisir à commettre son crime. Imaginez qu’on essaie de
déterminer si la règle « lapider un géologue » est morale ou non. Si vous êtes utilitariste, vous
pourriez commencer par dire que c’est immoral, parce que la douleur que ressent le géologue
est bien plus grande que le plaisir du lapideur. Mais imaginons maintenant que je mette le
géologue dans un stade rempli de 50 000 personnes, et que chaque spectateur y aille de son
petit caillou, qui de son morceau de granite, qui de son échantillon de basalte, qui encore de sa
péridotite ophiolitique hercynienne. Comment continuer à penser que la douleur du géologue
ne sera pas largement compensée par le plaisir des 50 000 spectateurs ? Et quand bien même ce
ne serait pas assez, je pourrais retransmettre ce spectacle sur ma chaîne Youtube, et le monde
entier s’y connecterait frénétiquement. Enfin bref, que vous fassiez des calculs de bonheur au
niveau des actes ou des règles ne change rien au fait que lorsque vous faites ces calculs vous
allez devoir prendre en compte des paramètres qui sont généralement considérés comme non
pertinents, non légitimes, pour notre morale courante.

(Tout ça sans prendre en compte l’hypothèse que le géologue puisse prendre plaisir à recevoir
autant de cailloux d’un coup, ce qui compliquerait encore le calcul utilitariste).

Une deuxième façon d’essayer de sauver l’utilitarisme consiste à être ce qu’on appelle un
utilitariste indirect. C’est un peu subtil comme utilitarisme, c’est un utilitarisme qui fait
remarquer que ce qui importe avant tout, ce n’est pas que la règle qui guide nos actions essaie
de maximiser délibérément le bonheur, mais qu’elle y parvienne au final [11]. Dans cette
vision, l’utilitarisme n’est pas en soi une procédure de décision, mais un standard de morale, un
standard de ce qui est bien ou mal. Et, après tout, peut-être que le meilleur moyen de vivre dans
un monde où le bonheur est maximisé serait de suivre des procédures de décision qui ne visent
pas directement à maximiser le bonheur, des procédures qui ne sont pas directement utilitaristes.
Mais qui maximiseraient le bonheur quand même au final. D’où le nom, utilitarisme indirect.
Mais comment on peut penser que suivre des règles non utilitaristes va aboutir à maximiser
le bonheur au final ? Ben on est pas bien sûr, mais certains philosophes pensent par exemple
que le simple fait qu’une règle soit en place depuis longtemps dans nos sociétés montre que
c’est une règle qui a fait ses preuves [12]. Et donc qu’il faut continuer à la suivre sans se poser
de questions. Mais c’est sûr que l’utilitarisme indirect poussé à l’extrême peut être vu comme
autodestructeur, dans le sens où il vise à sa propre élimination dans la tête des gens [13]. Peut être
que le monde le plus à même de maximiser le bonheur est un monde dans lequel personne
ne croit à l’utilitarisme.

Je vous laisse décider si l’utilitarisme indirect c’est une idée de génie ou juste une façon de
sauver les meubles, de continuer à pouvoir se déclarer utilitariste tout en ayant exactement le
même comportement que les gens qui ne le sont pas.
La 3e façon de sauver l’utilitarisme c’est tout simplement de se dire qu’on n’en a rien à
faire que l’utilitarisme soit contre-intuitif, et que c’est tant pis si l’utilitarisme pousse parfois à
commettre des monstruosités. Parce que quand on dit que l’utilitarisme est contre-intuitif, on
est en train de considérer cette théorie comme une théorie descriptive, mais l’utilitarisme n’a
jamais vraiment eu cette prétention, l’utilitarisme se veut avant tout être une théorie normative.

Vous pourriez donc très bien penser que bien que l’utilitarisme conduise parfois à des monstruosités,
la maximisation du bonheur est une idée tellement importante qu’elle justifie qu’on passe
l’éponge sur ces monstruosités. C’est pas parce que notre morale intuitive est non-utilitariste
qu’on a le devoir de forcément se comporter en non-utilitariste. On peut très bien aller contre
ses intuitions. D’ailleurs, on le fait déjà dans d’autres domaines : c’est pas parce que la sélection
naturelle nous a équipé d’un sens du goût qui nous fait préférer les aliments gras et sucrés
qu’on se force à ne manger que du kouign amann toute la journée. On pourrait faire pareil
avec les jugements moraux et se forcer à accepter des jugements non-intuitifs. L’histoire nous
a d’ailleurs montré que l’utilitarisme a déjà été en contradiction avec nos intuitions morales et
qu’il en est sorti vainqueur. L’utilitarisme a dès le 19e siècle défendu les droits des homosexuels
et s’est battu contre l’esclavage, à contre-courant des idées de l’époque. Alors, pourquoi ça ne
serait pas encore le cas dans le futur ? Et si demain, tout le monde considérerait ça normal de
ne pas payer son voisin venu tondre sa pelouse ? Et si demain, il était devenu normal d’être
euthanasié pour transférer ses organes à d’autres ?

Quelques points quand même pour celles et ceux qui seraient attirés par cette voie. Le
premier point, c’est de se rendre bien compte de ce que ça veut dire que l’utilitarisme est contreintuitif.

Contre-intuitif, dans le domaine de la morale, ça veut dire immoral, tout simplement.
Et je pense que vous savez tous que la sensation que l’on ressent face à un comportement
immoral est loin d’être plaisante, on peut même dire qu’elle est douloureuse. Autrement dit,
si vous promouvez des comportements contre-intuitifs, vous allez créer de la souffrance morale
autour de vous. Est-ce que cette souffrance peut être compensée par un bonheur plus grand
que vous cherchez à atteindre, c’est à discuter mais en tout cas cette souffrance doit être prise
en compte dans vos calculs utilitaristes.

C’est là aussi où on voit la limite de la métaphore du sens du goût que j’ai beaucoup utilisé
tout au long de cette série de vidéos. J’ai souvent comparé le sens moral au sens du goût
parce que si les biologistes ont raison et qu’un sens moral a évolué biologiquement, il y a de
fortes chances qu’il possède beaucoup de caractéristiques similaires à celles du sens du goût,
par exemple le caractère automatique. Mais il y aura aussi des différences. Quand on ne donne
pas au sens du goût ce pour quoi il a évolué, du gras et du sucré, ça ne s’accompagne pas de
réactions incroyables. Mais ce n’est pas le cas pour le sens moral. Quand on ne donne pas au
sens moral ce qu’il veut, les réactions sont tout autres, le sens moral a l’air d’être beaucoup
plus rigide dans les stimuli qu’il accepte.

Le deuxième point, c’est que si l’utilitarisme a effectivement dans le passé été utile pour
lutter contre les discriminations, aujourd’hui l’utilitarisme semble faire exactement le contraire.
Repensez à la possibilité de supprimer les sdf qui embêtent tout le monde dans la rue. Ou
pour prendre un exemple plus réaliste, je vois souvent sur les réseaux sociaux des « utilitaristes »
entre guillemets qui se plaignent que certaines morts soient trop médiatisées, en tout cas qu’elles
soient plus médiatisées que d’autres, alors que ces morts ne concernent qu’une minorité de morts
en France. C’est un raisonnement utilitariste qui conduit à prendre directement position contre
une minorité. Autrement dit, si l’utilitarisme était progressiste dans l’angleterre victorienne
de Bentham, parce qu’il prenait la défense du plus grand nombre, le peuple, face à une élite
bourgeoise minoritaire, il se pourrait bien qu’aujourd’hui l’utilitarisme ait changé du camp,
et soit devenu conservateur. Bon en fait ça dépend des sujets, sur certains sujets comme le
droit des animaux l’utilitarisme est encore plutôt progressiste, mais sur d’autres sujets il est
certainement très conservateur.

On peut aussi faire remarquer que l’utilitarisme s’est aussi planté sur plein de trucs. On
peut penser que déjà au 19e siècle, l’utilitarisme postulait qu’il peut être moral dans certaines
situations de ne pas payer son voisin venu tondre la pelouse. Or, deux siècles plus tard, il
semblerait que nous n’ayons toujours pas changé d’avis sur ce point. Alors, si l’utilitarisme a
eu raison sur certains points mais pas sur d’autres, c’est peut-être qu’il a eu raison par hasard
et pour de mauvaises raisons.

Un truc qu’on ne sait pas nous les mortels, qui vivons en-dehors des cercles de philosophes
qui se réunissent la nuit pour réciter Nietzche, c’est que d’après mes sources [12], la plupart
des philosophes utilitaristes contemporains n’adhèrent pas à un utilitarisme hardcore, mais
adhèrent plutôt à l’utilitarisme indirect, qui est comme je vous l’ai expliqué une version très soft
de l’utilitarisme qui n’implique pas de critique radicale de la société ni de changement radical de
nos comportements. Une des exceptions à ça c’est peut-être Peter Singer, aussi appelé Pierre le
chanteur par les amoureux de la langue française qui n’aiment pas qu’on divulgache les épisodes
de Louis la brocante. Et Pierre il continue à penser que l’on devrait, au moins dans certains
cas, aller à contre-courant de nos intuitions. Voir cette vidéo de Monsieur Phi sur le sujet.
Or Pierre le chanteur c’est un philosophe extrêmement médiatique, qui pèse beaucoup dans le
game de la pop philosophie, notamment à cause de ses livres Questions d’éthique pratique et
Libération Animale qui ont rencontré un petit succès. Mais Pierrot ne parle jamais beaucoup
des limites de l’utilitarisme, de jusqu’à quel point il faut aller à contre-courant de ses intuitions,
et je trouve ça dommage.

J’ai quand même trouvé en allant fouiller au fond d’une interview qu’il vient de donner des
traces qui montrent qu’il pose effectivement des limites à la réflexion. Dans cette interview,
Singer prend l’exemple des nazis, et je suis très content qu’il prenne cet exemple parce que si
j’avais fait une série entière de vidéos sur la morale sans parler une seule fois des nazis, vous
auriez sûrement remis en question mes compétences pour parler du sujet. Pierrot fait référence
à un discours qu’Himmler, le chef des SS dans l’allemagne nazi, a prononcé en octobre 1943
devant un parterre d’officiers. C’est un des rares documents que l’on possède, et un document
audio en plus, où un haut-responsable nazi parle de façon ouverte de l’extermination des juifs.
Voilà quelques extraits de cet enregistrement.

Alors je vais pas défendre la thèse que les nazis étaient utilitaristes, même s’il me semble
que ça serait pas très dur à faire étant donné qu’on est en présence d’une majorité qui pense
que son bien-être justifie l’extermination d’une minorité. Mais a minima, on peut, comme le
fait Singer lui-même, interpréter ce discours comme une indication du fait que les nazis ont dû
aller contre leurs intuitions pour exterminer les juifs. C’est un exemple de cas où la réflexion a
pris le dessus sur l’intuition, avec des conséquences dramatiques.

Voilà ce qu’en dit Singer lui-même.

« Il y a des cas où on aurait bien aimé que les gens suivent leurs intuitions. […] On aurait
bien aimé qu’Himmler écoute cette intuition que c’est une chose abominable, bien sûr. Donc en
fait ça va dans les deux sens. Il y a des cas où nous avons des intuitions décentes et l’idéologie
nous pousse à les ignorer. Et il y a des cas où nous avons des intuitions qui nous égarent. »
Donc Singer, un des philosophes utilitaristes les plus en vue, reconnaît qu’il y a des limites
à la morale réflexive ; par contre, il ne dit pas un mot sur comment identifier ces limites. Et
si on se contente de dire que « parfois les intuitions c’est bien, parfois c’est pas bien », sans dire
dans quels cas elles ne sont plus bien, on est en train de réintroduire de l’arbitraire dans la
morale. Et ça c’est dommage, parce que c’était précisément un des buts de l’utilitarisme de
nous permettre de nous passer d’arbitraire dans la morale. Tout ça pour dire que même les
philosophes qui soutiennent une des versions les plus fortes de l’utilitarisme et ce depuis des
dizaines d’années se sentent un peu perdus quand il s’agit de l’appliquer en pratique. Donc
vous-même, ne vous sentez donc pas obligés d’avoir une opinion forte là-dessus.

Je récapitule ce qu’on a vu. On a vu que l’utilitarisme, sur le papier c’est super : ça permet
de se passer d’arbitraire en morale et de justifier tous ses jugements moraux, tout en donnant
une égale considération à chaque individu. Mais dans la pratique, c’est beaucoup moins cool. La
prise en compte de préférences illégitimes et la non-prise en compte des obligations spécifiques
mène à des situations qui sont au mieux contre-intuitives, au pire monstrueuses. Pour sauver
l’utilitarisme, vous pouvez soit bifurquer vers l’utilitarisme de la règle, qui maximise le bonheur
au niveau des règles et non pas des actes, ou bifurquer vers l’utilitarisme indirect, qui consiste à
vous comporter comme vous l’avez toujours fait tout en pensant que ça permettra de maximiser
le bonheur du plus grand nombre. Ou sinon, 3e solution, vous pouvez assumer les monstruosités
de l’utilitarisme et vous servir de la différence entre descriptif et normatif pour arguer que la
maximisation du bonheur est un objectif tellement noble qu’il justifie tous les sacrifices et toutes
les monstruosités. Car même si l’évolution nous avait doté d’un sens moral non utilitariste, il
n’est écrit nul part que les humains doivent accepter cette situation et ne pas se rebeller contre
ce que la nature a fait d’eux.

Mais si vous choisissez cette dernière voie, soyez certains que les autres seront là pour
s’opposer à vous à chaque fois que votre morale s’opposera à la leur, et ils auront raison de
le faire, en tout cas ils n’auront pas moins tort que vous. Je dis ça parce que je crois souvent
sentir cette idée que parce qu’une morale serait basée sur de la réflexion et pas de l’intuition
elle serait en quelque sorte supérieure. Mais on n’a pas d’échelle de valeur supérieure qui nous
permette de dire ça. On a d’un côté notre morale intuitive qui nous dit « c’est moi la vraie
morale, c’est moi qui ai raison », et de l’autre côté notre morale réflexive qui nous dit « c’est moi
la vraie morale, c’est moi qui ai raison ». On n’a pas d’entité supérieure qui nous permettrait de
les départager. On est vraiment là dans un cas où il s’agit de penser contre son propre cerveau,
de se faire des noeuds de marin avec les gyrus.

Vous pouvez être certains que ces conflits entre morale intuitive et morale réflexive vont
revenir encore et encore tout au long du XXIe siècle. On va en bouffer, y’a pas de doutes. Et
il va y avoir un gros travail de tolérance mutuelle à faire entre utilitaristes et non-utilitaristes.

Je vois souvent des gens qui pensent que c’est évident qu’il faut raisonner en utilitariste, et
d’autres qui pensent que c’est évident qu’il ne faut *pas* raisonner en utilitariste. Je pense
qu’après avoir vu cette vidéo vous serez d’accord pour dire que rien n’est simple. Par exemple
sur le cas que je citais des morts tragiques qui prennent beaucoup de place dans les médias
alors qu’elles sont minoritaires, on peut considérer les utilitaristes comme des monstres, prêts
à laisser tomber les minorités. Mais on peut aussi considérer les non-utilitaristes comme des
monstres, qui ne savent pas gérer leurs priorités et laissent tomber une majorité qui souffre.
Nous sommes tous des monstres. Vous êtes tous des monstres. Voilà ça faisait longtemps que je
voulais vous le dire, je suis content d’y être enfin arrivé, je me sens beaucoup mieux maintenant.

Vous êtes tous des monstres, alors essayez de ne pas taper trop fort sur le monstre d’à côté.

« On mettra sûrement en vente un jour des comprimés d’humanité. On en prendra un à jeun
le matin, dans un verre d’eau, avant de fréquenter les autres. Alors là, du coup, ça deviendra
intéressant et on pourra même faire de la politique. » Romain Gary, Les racines du ciel.

Je vous donne quelques livres pour celles et ceux qui voudraient creuser ces sujets, je ne l’ai
jamais trop fait au cours de cette série mais là ça me paraît important. Ne croyez pas que j’ai
fait le tour du sujet, il y a encore plein de façons de critiquer et de défendre l’utilitarisme que je
n’ai pas abordées, et c’est encore un champ de recherche actif aujourd’hui en philosophie avec
des revues entièrement consacrées au sujet. D’abord, sachez qu’une grosse partie des critiques
de l’utilitarisme que vous avez entendues dans cette vidéo vient de ce bouquin, « Les théories
de la justice : une introduction » par Will Kymlicka. C’est un bouquin excellent pour avoir un
panorama des théories philosophiques de la justice, et pas que de l’utilitarisme, vous entendrez
aussi parler de libéralisme, de libertarisme, de marxisme, de communautarisme, de féminisme,
etc. Plein de théories qui ont toutes essayé de se poser la question de c’est quoi une société
juste, et qui ont toutes produit des réponses différentes bien sûr. Ensuite vous pouvez lire du
Pierrot le chanteur, à ne pas confondre avec son petit frère Merlin, ses grands classiques c’est
Libération animale et Questions d’éthique pratique mais il se trouve qu’il vient de mettre à
disposition gratuitement son dernier livre qui parle d’altruisme efficace. Ça s’appelle « The life
you can save », je vous mets le lien dans la description, la version gratuite est uniquement en
anglais mais si vous êtes prêts à payer pour avoir du français vous le trouverez sous le nom de
« Sauver une vie », et c’est vrai que c’est important de rappeler qu’aujourd’hui y’a pas que les
médecins qui peuvent sauver des vies, nous avons tous ce superpouvoir de pouvoir sauver une
vie quelque part dans le monde.

Et puis du côté des psychologues de la morale il y a pas mal de gens qui poussent les
idées utilitaristes aussi. Il y a par exemple Joshua Greene qui demande plus de réflexion dans
les jugements moraux, ou Paul Bloom qui a carrément écrit un livre qui s’appelle « Contre
l’empathie », toujours pour les mêmes raisons, parce que l’empathie nous pousse à acheter une
glace à la fille de la voisine qui s’est écorché le genou plutôt que d’envoyer de l’argent à un
enfant qui meurt de faim en Afrique. Et puis y’a Jonathan Haidt, qui aime rappeler que
notre morale intuitive est souvent biaisée en faveur des gens de notre groupe. Je vous avoue
que personnellement, même si j’ai beaucoup de sympathie pour les approches réflexives de la
morale, je n’ai jamais été vraiment convaincu par tous ces bouquins, pour les mêmes raisons
que pour Singer, parce que je vois rarement de discussions sur les limites qu’on doit donner à
la morale réflexive. Mais bon ça reste des sujets importants à discuter et si vous lisez ces livres
après avoir vu cette vidéo au moins vous aurez déjà entendu un autre son de cloche.

Ce que je conseille à ceux qui sont attirés par l’utilitarisme, c’est d’y aller progressivement.
Commencez par réfléchir en utilitariste à des situations où vous n’avez pas des intuitions très
fortes. Par exemple pour savoir à qui donner votre argent, j’imagine que vous pouvez trouver
ça un peu ballot de donner votre argent à une association juste parce qu’elle se trouvait sur
votre route place du Capitole quand vous êtes sorti acheter un kébab. Par contre, vous en avez
probablement aucune idée de savoir si c’est mieux de donner son argent à une asso de lutte
contre le paludisme ou une asso de lutte contre le VIH. Ces cas-là semblent tout indiqués pour
démarrer dans l’utilitarisme. Et gardez les cas qui impliquent de prendre du bonheur aux uns
pour le donner aux autres pour un peu plus tard, quand vous aurez votre ceinture orange ou
verte d’utilitarisme.

Vidéo terminée. On aurait pu s’arrêter là dans cette série sur la morale, mais je me suis dit
que ce serait dommage d’avoir fait tout ce chemin sans aller titiller les plus grandes questions
philosophiques en matière de morale, et notamment la question du réalisme moral, c’est à dire
la question de savoir si la morale existe de façon objective dans l’univers. La morale existe-telle
en-dehors du cerveau humain ? La morale est-elle une propriété intrinsèque de l’univers
? Ce qui est cool, c’est qu’avec tout ce que je vous ai raconté, vous devriez déjà être capable
d’apporter vous-même des réponses à ces questions, tout du moins des réponses de biologiste,
mais c’est bien là ce que j’essaie de faire avec mes vidéos, vous transformer petit à petit en
biologistes à votre insu. Vous verrez, un jour vous vous réveillerez avec une furieuse envie de
démarrer un élevage de papillons. Donc si vous voulez commencer à réfléchir par vous-même à
la question du réalisme moral, allez-y, faites-vous plaisir. Rappelez-vous de mon analogie avec
le sens du goût, rappelez-vous de ma distinction entre explications ultimes et proximales… Et
puis rajoutez-y une petite pincée de coûts d’opportunité, et vous devriez être pas loins de la
réponse que je vais vous présenter dans la prochaine vidéo.

Imaginez donc que demain, des extraterrestres débarquent sur Terre avec comme intention
de détruire l’humanité, et qu’armé de mon courage légendaire j’aille au devant d’eux pour leur
dire « hé ben dites donc, c’est pas très joli joli ce que vous vous apprêtez à faire ». À votre avis,
quelle est la probabilité pour que ces extraterrestres comprennent ce que j’essaie de leur dire
? Est-ce qu’ils vont buter sur le mot « jolijoli », qui n’aura aucune traduction dans leur langue,
ou sauront-ils parfaitement que ce qu’ils s’apprêtent à faire est problématique ? Ressortirai-je
vivant du vaisseau extraterreste nazi ? Réponse dans le prochain épisode.

References

1. Bourget, D. & Chalmers, D. J. What do philosophers believe? Philosophical Studies 170,
465–500. issn: 15730883 (2013).
2. Williams, B. Moral Luck (Cambridge University Press, 1981).
3. Greene, J. D. An fMRI Investigation of Emotional Engagement in Moral Judgment. Science
293, 2101–2105. issn: 00368075 (2001).
4. Baron, J. Blind justice: Fairness to groups and the do-no-harm principle. Journal of Behavioral
Decision Making 8, 71–83. issn: 10990771 (1995).
5. Baron, J. & Ritov, I. Intuitions about penalties and compensation in the context of tort
law. Journal of Risk and Uncertainty 7, 17–33. issn: 08955646 (1993).
6. Baumard, N. The Origins of Fairness: How Evolution Explains Our Moral Nature (Oxford
University Press, 2015).
7. SPERBER, D. Intuitive and Reflective Beliefs. Mind & Language 12, 67–83 (1997).
8. Descartes, R. Meditations on First Philosophy 1–33 (1641).
9. Greene, J. D., Morelli, S. A., Lowenberg, K., Nystrom, L. E. & Cohen, J. D. Cognitive
load selectively interferes with utilitarian moral judgment. Cognition 107, 1144–1154.
issn: 00100277 (2008).
10. Goodin, R. E. Utilitarianism as a public philosophy (Cambridge University Press, 1995).
11. Brink, D. O. Utilitarian Morality and the Personal Point of View. The Journal of Philosophy
83, 417–438 (1986).
12. Kymlicka, W. Contemporary Political Philosophy – an introduction 3, 276–277. isbn:
0198782748 (2012).
13. Smart, J. J. C. ( J. C. & Williams, B. Utilitarianism : for and against 155. isbn: 9780521098229
(University Press, 1973).

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Commentaires

2 réponses à “Est-ce mal de vouloir maximiser le bonheur ? Utilitarisme – morale 6”

  1. Merci pour cette vidéo! Voici quelques éléments de réflexions complementaires: La morale intuitive serait issue du subconscient donc le plus souvent de la culture, de la considération portée par notre entourage à différents niveaux de groupe et des valeurs de la société qui nous ont imprégné depuis l’enfance. La morale réflexive est issue plutôt de la conscience et de l’intellect. Cette morale s’appuie sur les valeurs que l’on s’est forgées et le poids que l’on donne après réflexion à tel ou tel groupe ( il y a du sur-homme de Nietzsche la dedans).Si cette morale forgée place le curseur de la maximisation du bonheur au niveau de l’humanité on devient utilitariste humaniste. Si ce curseur est placé au niveau d’un pays on devient utilitariste patriote. Si ce curseur est placé au niveau de ses amis, on devient utilitariste « très bon ami ». Si ce curseur est placé au niveau du cercle familial on devient utilitariste « bon père de famille ». Si ce curseur est placé sur sa propre personne on devient utilitariste égoïste ou hédoniste. Si ce curseur est placé au niveau de tous les animaux dont on fait parti, on devient utilitariste « New age ». Si ce curseur est placé au niveau de tous les êtres vivants on devient utilitariste « serviteur de Gaïa ». En outre il faut bien comprendre que ce curseur n’est pas digital. Il faudrait plutôt voir cela comme une courbe analogique qui descent plus ou moins vite au fur et à mesure qu’on s’éloigne de son curseur. En outre ce curseur et la courbe qui descend derrière sont pré positionnés par notre inconscient ( notre culture, notre entourage). Le curseur d’un japonnais lambda n’est pas celui d’un français lambda. Et voilà un petit aperçu d’une autre vision du monde qui viendra peut-être faire cogiter le « bel » esprit que tu as forgé.

  2. Bonjour, j’ai essayé de voir les limites à la morale réflexive par rapport à la morale intuitive. En fait, ma conclusion n’est pas qu’il y a une limite à l’un par rapport à l’autre, mais que c’est plus subtil.
    D’une part, toute morale réflexive a à l’origine des intuitions morales. L’utilitarisme, par exemple, part de l’intuition morale que le bonheur est une bonne chose. C’est ensuite avec de la logique que l’on peut émettre des jugements moraux à partir de l’utilitarisme.
    Ce que vous appelez « intuition morale » devrait plutôt être appelé « intuition morale directe ». En effet, les intuitions morales que l’on émet directement sur un cas concret sont des intuitions, au même titre que l’intuition que l’utilitarisme est bon.
    Ainsi, lorsqu’il y a une contradiction entre notre morale intuitive et notre morale réflexive, il y a une contradiction entre deux intuitions (Intuition 1 ==> non-intuition 2). Laquelle faut-il privilégier ? Je propose de regarder deux choses:
    1 – La solidité d’une intuition, c’est-à-dire sa stabilité au travers du temps et des situations émotionnelles différentes.
    2 – Le nombre d’intuitions. Souvent, on n’a pas une contradiction entre une intuition 1 et une intuition 2, mais une contradiction entre deux intuitions 1 et 2, et une intuition 3. Dans ce cas, l’avantage va au côté où il y a le plus d’intuitions.

    Cela n’a l’air de rien, mais la confrontation entre les différentes intuitions, directes et plus antérieures, mène à des conclusions assez satisfaisantes.
    D’une part, on prend en compte les intuitions directes dans la démarche. On n’est pas obligé de les accepter toutes, et je vais décrire comment on procède. Mais au moins, on ne reste pas aveugle à la plupart de nos intuitions.
    D’autre part, lorsqu’on dit qu’une intuition directe est « biaisée », cela signifie qu’on peut contredire cette intuition directe au moyen d »autres intuitions. Imaginons, par exemple, qu’une personne réprouve un traitement médical A, qui est un traitement « artificiel ». On peut lui mettre en évidence qu’il accepterait pourtant le même traitement, mais « naturel », le traitement B. Ainsi, on a une contradiction entre deux intuitions, entre l’intuition du refus de A et l’intuition du refus de B. Et on peut faire valoir qu’il est non-intuitif de donner de la valeur au naturel et d’en retirer à l’artificiel. En conséquence de cette intuition d’égalité entre l’artificiel et le naturel, on peut voir que refuser A était biaisé, et c’est un argument pour conclure qu’il faut accepter A de la même manière qu’on a accepté B (et pas l’inverse).
    Le cas des biais est applicable même dans les cas les plus extrêmes. On pourrait par exemple montrer que s’il est injustifiable de commettre une atrocité (comme une extermination) pour le bien et l’existence d’un plus grand nombre, alors il est injustifiable de vouloir la naissance des générations futures pour leur bien, sachant que cela créera des atrocités (on connaît les humains). On a donc une contradiction entre l’intuition qu’une atrocité est injustifiable, et l’intuition qu’il faut préserver et permettre l’existence des générations futures. Il faut donc avancer des intuitions qui conduisent à l’un ou à l’autre.
    Et au passage, la confrontation de différentes intuitions permet aussi de traiter du cas du nazisme et du génocide qu’ils ont créé. Il ne s’agit pas de dire « dans ce cas précisément, il faut privilégier notre intuition par rapport à notre réflexion », mais de faire comme chaque exemple: confronter les différentes intuitions. Il peut y avoir par exemple une confrontation entre l’intuition nazie et l’intuition qu’exterminer est mal. Je pense que l’idéologie nazie est suffisamment douteuse pour que notre intuition penche du second côté. Et même en supposant le cas contraire, où l’intuition nazie serait justifiée au travers de solides intuitions, il faudrait confronter ces intuitions à d’autres intuitions, comme le droit à la vie, ou la valeur très négative d’une torture.

    En gros, plutôt que de mettre une « limite » entre morale intuitive et morale réflexive, mon idée est de prendre en compte plusieurs intuitions et de les confronter afin d’avoir un jugement propre à chaque situation concrète. En fait, c’est ce qu’on fait le plus généralement en philosophie normative et dans les débats éthiques. Cela permet d’abandonner notre première intuition lorsqu’elle s’avère trop faible et trop biaisée (bais = intuitions contradictoires), mais cela permet de donner du poids à cette première intuition si l’on n’a pas vraiment d’intuitions plus solides, comme les intuitions idéologiques, à mettre de l’autre côté.
    Bien à vous,
    Noé Bugaud

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