Pour lutter contre le changement climatique, simplement informer les gens sur les dangers et les bons comportements à adopter ne suffit pas. Je discute ici d’un aspect important à prendre en compte pour motiver les gens : la conditionnalité de la coopération.
Transcription de la vidéo pour ceux qui préfèrent le texte :
Je suis en train d’écouter le podcast du Shift project, un très bon podcast que je vous recommande si vous vous intéressez aux problématiques environnementales. Dans cet épisode c’est Jean-Marc Jancovici qui est interviewé, et écoutez un peu ce qu’il raconte :
« on essaie de mener deux chantiers de front au shift, qui sont, un chantier où on essaye de se servir un tout petit peu de notre cortex, quand même, d’essayer d’avoir une vision un peu dézoomée des problèmes qu’on cherche à traiter, un peu systémique. Et puis derrière, ce que la raison nous dit, nos sentiments ne l’acceptent pas nécessairement donc après il faut qu’on travaille la façon d’activer des ressorts émotionnels qui font qu’on aura envie de s’emparer du truc. Et là c’est effectivement un champ très différent, c’est un champ sur lequel on est encore faible, donc on a beaucoup de progrès à faire, et c’est clair, ce matin il y a eu un couplet sur le fait qu’il fallait que dans les shifters on fasse rentrer des gens qui sachent nous aider à travailler l’affectif et moins à faire des calculs – enfin faire des calculs, c’est toujours utile, mais je veux dire, là on commence à être raisonnablement équipés, pour trouver justement le moyen de donner envie. »
Trouver des gens qui sachent donner envie. Voilà ce que recherche M. Jancovici. Informer les gens ne suffit pas, il faut aussi les motiver à agir ensuite. Et là je sens que vous mes abonnés vous allez me dire, « bah toi Homo Fabulus, t’as fait un peu de psychologie, et en plus t’as bossé sur la coopération, et puis t’as bossé aussi sur la morale, et cette histoire de changement climatique, c’est bien un problème moral qui ne pourra être résolu que par de la coopération, donc est-ce que t’aurais pas des trucs intéressants à nous dire ? Est-ce que t’aurais pas quelques tuyaux pour aider Janco, et tous ceux qui veulent essayer de débloquer les verrous psychologiques qui empêchent de changer ? Plutôt que d’écrire des livres sur la biologie et la politique dont tout le monde s’en fout, pourquoi tu nous ferais pas des vidéos sur comment on va réussir à se sortir de ce merdier ? Est-ce que tu penserais pas un peu qu’à ta gueule Homo Fabulus ? Est-ce que tu serais pas un peu climatosceptique sur les bords d’ailleurs ? »
Alors déjà, on se calme. Si vous changez pas de ton, j’arrête la vidéo tout de suite… Voilà. Je préfère ça. Et ensuite, sachez que si je parle pas plus souvent de ces sujets, c’est parce nos sciences ont été ravagées par une crise de réplicabilité ces dernières années et que j’ai perdu confiance dans pas mal de leurs résultats, surtout quand il s’agit de les appliquer concrètement sur des sujets graves comme le changement climatique. Mais je ferai quand même des exceptions de temps en temps, et la première, c’est aujourd’hui.
Déjà, ce que dit M. Jancovici est vrai : pour que les gens se bougent, il ne suffit pas de les informer. On a aujourd’hui pas mal d’études qui montrent que la plupart des gens sont conscients que le changement climatique est une menace sérieuse et qu’on devrait en faire plus, beaucoup plus [1-3]. Mais, même bien informés, beaucoup de gens ne font rien. Ce qui suggère que le problème n’est pas seulement un problème d’information, mais aussi un problème de motivation. Les gens ont du mal à se motiver à coopérer, puisque comme vous l’avez bien remarqué, la lutte contre le changement climatique est un problème de coopération, où chacun doit faire des efforts pour préserver ce bien commun qu’est la planète.
En biologie de l’évolution, quand on parle de coopération, y’a un concept qui revient souvent, c’est celui de coopération conditionnelle : le fait qu’on conditionne notre niveau de coopération à ce que font les autres. D’un point de vue évolutionnaire, ça ne sert à rien de s’investir dans des activités qui bénéficient aux autres si vous voyez que les autres ne s’investissent pas aussi. Et comme un article sur l’importance de cette conditionnalité pour le changement climatique vient d’être publié, je vous propose de rentrer à la maison et de faire une visio avec sa première autrice, Mélusine Boon-Falleur.
« Salut Mélusine » « Salut Stéphane »
(pour ceux que ça intéresse, l’article s’appelle, « Utiliser la cognition sociale pour
promouvoir des actions efficaces contre le changement climatique » [4], il est en anglais mais pas très long à lire, je vous mets le lien en description. Après quelques conversations introductives avec Mélusine…)
« du coup t’étonnes pas non plus si je te pose des questions un peu débiles, c’est que je prends le point de vue de mes abonnés, ils sont un petit peu limités cognitivement, donc si tu pouvais utiliser des mots simples pour qu’ils comprennent »
(voix off : …je lui demande si elle confirme que le concept de conditionnalité est important pour le changement climatique)
Mélusine : « Le truc qui est intéressant avec la crise climatique c’est que c’est un problème collectif : si moi je fais plein d’efforts pour réduire mon empreinte carbone, je ne vais pas sauver mon petit climat à moi et m’en tirer toute seule. Mon action dépend des actions des autres. Et du coup, je vais vouloir faire un effort que si d’autres aussi sont en train de faire un effort. […] Je veux bien passer du temps à réduire mon empreinte carbone ou moins voyager, investir dans des énergies renouvelables, que si j’ai la preuve que d’autres le font aussi, sinon ya un problème de justice. […] »
« Ya plein d’études qui montrent que si j’arrive dans un environnement où on voit que les autres n’ont pas fait très attention, par exemple on voit que ya des papiers qui sont jetés par terre, ou y’a des tags sur le mur, etc, moi-même je vais avoir plus tendance à moins faire attention à mon environnement »
OK donc la conditionnalité, ça marche aussi en matière de lutte contre le changement climatique. On fait attention à la norme sociale prévalente dans notre société pour décider comment nous allons agir. Mais ensuite, Mélusine attire mon attention sur un point important :
« Pour la crise climatique, ce qui est très intéressant, c’est que souvent, ces normes sociales sont invisibles. […] Par exemple, ne pas manger de viande c’est par définition quelque chose qui est invisible. Je ne peux pas t’observer ne pas faire quelque chose. Ne pas prendre l’avion etc. Et donc c’est très dur pour nous de détecter si les autres gens sont en train de faire un effort ou pas. […] À moins de te faire tatouer sur le front « j’ai rénové ma chaudière il y a deux semaines », c’est très difficile pour moi de savoir si tu as fait un effort écologique ou pas.
« Ce qui peut conduire à un phénomène qu’on appelle l’ignorance pluraliste, ou en
fait on est tous d’accord qu’il faudrait faire un effort, ou peut-être qu’on est tous en train de faire un effort chacun chez soi mais on se rend pas compte que les autres sont en train de le faire aussi. »
C’est très important ce qu’elle dit : il y a énormément de choses qu’on fait pour l’environne ment qui ne se voient pas, qui sont de l’ordre du domaine privé, comme changer sa chaudière, acheter moins de viande, ou souscrire à un contrat d’électricité verte pour moins polluer quand on achète son billet d’avion. Dès qu’on décide de NE PAS faire quelque chose, par définition c’est invisible. Et ça, ça suggère tout de suite que pour encourager la coopération, on peut tout simplement commencer par essayer de rendre plus visibles ces bonnes actions.
« Une des solutions qui est très importante dans ce contexte-là c’est de rendre ces normes sociales plus visibles », comme l’option végétarienne, que ce soit plus distinguable c’est quelque chose qui peut être rendu plus visible. Dans d’autres domaines ya plein de choses qui existent, par exemple aux États-Unis, le jour de l’élection, on va voter et on reçoit un petit sticker qui dit « j’ai voté », et donc ça ça permet de montrer à tout le monde, « moi j’ai été voter » donc ça peut motiver d’autres personnes à aussi aller voter. » Évidemment y’a toute une problématique de la crédibilité de ce genre de choses parce qu’il suffit pas de communiquer sur une norme il faut aussi que ce soit crédible que je me dise « ha oui les gens sont vraiment en train de changer leur comportement ». »
Donc tout ce que vous pouvez faire pour mettre en avant les bons comportements, faites-le. Diffusez des informations sur ce que les gens *font* plutôt que ce qu’ils *pensent*, c’est plus efficace [5, 6], et diffusez des informations sur ce qui se fait au niveau local, parce que les gens sont plus motivés pour coopérer avec ceux qu’ils rencontreront souvent [7, 8]. Et à l’inverse, faites très attention avant de répandre le message que « tout le monde s’en fout. ». D’abord parce que c’est probablement pas vrai, il y a même des études qui montrent qu’on a tendance à sous-estimer les opinions des autres sur l’importance du changement climatique [9, 10]. Et ensuite parce que ça aurait probablement l’effet inverse de celui escompté : quand vous racontez que tout le monde s’en fout, vous n’allez pas motiver les gens à se bouger mais au contraire les conforter dans leur inaction. Et enfin, dans les cas où personne ne fait effectivement rien, dans les cas où la norme sociale prévalente est indubitablement mauvaise, Mélusine propose une autre solution :
« Et donc, ce qui est important, pour tous ces changements de comportements qui sont pas encore prévalents, c’est d’aller communiquer sur la dynamique du changement pour motiver d’autres personnes à rejoindre le mouvement » [11-13] [Stéphane : OK, la dynamique du système plus que l’état actuel du système.] Exactement.
Autrement dit, plutôt que de dire « sur tel ou tel sujet, 90% des Français n’ont toujours pas changé leurs habitudes » , dites « chaque année, 2% de Français en plus changent leurs habitudes ». « 2% de Français en plus ont décidé d’éteindre la lumière en sortant de la pièce ».
Un autre point important, c’est qu’on a plus tendance à changer nos comportements quand on sait que ces changements auront un impact positif sur notre réputation. Même si on est tous réellement convaincus que la lutte contre le changement climatique est quelque chose d’important en soi, y’a des études qui montrent qu’on aura plus tendance à agir si nos bonnes actions sont observables par les autres. Et donc on peut jouer sur ce levier pour renforcer la coopération.
« Quand y’a des enjeux qui sont pas seulement les enjeux immédiats mais qui sont aussi les enjeux sur notre réputation sur le long terme, on va faire un peu plus d’effort, on va faire un peu plus attention à ce qu’on fait. »
« Essayer d’une manière qui est positive, on n’est pas dans de la punition, mais d’utiliser notre motivation à avoir une bonne réputation et être perçu comme quelqu’un qui coopère, ça peut être une manière de renforcer des comportements écoresponsables. Un point qui est important ici c’est que ce qu’on veut montrer, c’est le comportement positif, on est pas dans de la dénonciation de ce que les autres font qui n’est pas bien, parce que là ça ça peut avoir un effet contreproductif il va y avoir de la réactance des gens qui disent, « lache-moi les baskets, je fais ce que je veux dans la vie », mais c’est plus au contraire d’aller montrer des comportements positifs. »
Mais de façon plus intéressante, se préoccuper de l’effet des comportements sur la réputation permet de déceler des points bloquants. Parce que parfois, les comportements les plus bénéfiques pour l’environnement sont aussi néfastes pour la réputation des gens. Par exemple, si vous invitez des amis à diner, vous n’allez peut-être pas oser leur servir un repas végétarien parce que vous allez avoir peur qu’on pense que vous êtes radin, que vous n’avez pas voulu sortir vos 10 euros pour leur acheter un steack. Il y a des actions comme ça qui sont bonnes pour l’environnement mais qu’on ne fait pas parce qu’elles pourraient diminuer notre réputation dans un autre domaine. Un autre exemple, c’est les personnes qui continuent à arroser leur pelouse en période de sécheresse parce qu’elles ne veulent pas passer pour des mauvais voisins qui ne prennent pas soin de leur quartier. Comment faire dans ce cas ? Comment on peut faire pour que les gens ne fassent plus passer leur réputation d’être généreux, ou d’être un bon voisin, avant leur réputation d’être éco-responsable ? Mélusine nous propose quelques solutions :
« J’ai envie d’être éco-responsable, et donc d’économiser de l’eau, mais j’ai aussi envie de montrer que je suis un bon voisin qui prend soin de son jardin, peut-être que je peux ne pas arroser ma pelouse donc elle brunit mais je peux mettre une pancarte sur ma pelouse brune, pour dire « s’il elle n’est pas arrosée c’est pour préserver l’eau » [Stéphane : ok donc tu donnes les raisons de ton comportement] Voilà donc ça permet de montrer aux gens que je suis pas négligent, mais qu’il y a une vraie raison derrière ce comportement. Et donc voilà essayer de trouver un alignement entre nos multiples identités permet de motiver les gens à adopter un comportement éco-responsable. Nous quand on gère notre réputation, on a envie de montrer qu’on est quelqu’un qui est préoccupé par l’environnement, qui fait un effort, mais peut-être qu’on a aussi envie de montrer qu’on est un bon voisin qui prend soin de sa pelouse, ou qu’on est quelqu’un qui est très ouvert sur le monde et qui voyage beaucoup , ou qu’on est quelqu’un, y’a des études qui ont été faites sur la consommation de viande et la masculinité [14], peut-être qu’on a envie de montrer qu’on est quelqu’un de masculin qui mange un bon gros bifsteack bien saignant, et du coup ya donc un conflit potentiel entre notre envie d’apparaître éco-responsable et notre envie d’apparaître masculin, international, riche, peut-être qu’on a envie d’acheter une grosse bagnole pour montrer qu’on est riche etc »
Donc, même dans une population entièrement convaincue de l’importance de la cause environnementale, la gestion de la réputation peut devenir un point bloquant empêchant d’adopter certains comportements bénéfiques pour l’environnement.
Enfin, une dernière chose très importante que prennent les gens en compte avant de décider s’ils vont coopérer, c’est le caractère équitable de la coopération. Parce que, avant de fournir des efforts qui bénéficient aux autres, on ne veut pas seulement savoir que les autres vont aussi en fournir, on veut aussi savoir qu’ils vont en fournir dans des proportions adaptées.
« et puis la 3e question c’est de se dire « bon d’accord, on coopère mais combien d’effort
dois-je fournir et combien vais-je recevoir en retour » On fait un travail en groupe, est-ce qu’il faut que je travaille jusqu’à minuit super fort et tout ça ou je peux faire le minimum syndical parce que les autres ne font pas grand-chose non plus. Et donc cette gestion de l’équité nous permet de décider quel est le degré d’effort et quelle est la répartition des bénéfices. »
Autrement dit, si les réformes pro-environnementales ne sont pas perçues comme justes, il y a très peu de chances qu’elles soient adoptées.
Dans une tribune publiée dans Le Monde du 09 septembre 2022, les chercheurs Nicolas Baumard et Coralie Chevallier prennent l’exemple des jets privés [15]. Certains politiciens se sont opposés à leur interdiction au prétexte que les émissions associées sont minimes, qu’elles ne représentent que 0,2% des émissions de carbone en France. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique, a notamment déclaré que «l’écologie, ce n’est pas le buzz» . [extrait https://www.dailymotion.com/video/x8d768z]
Sauf que même en acceptant que ces émissions soient minimes, ce qui est peut-être vrai en pourcentage mais pas en valeur absolue, laisser supposer que la seule chose importante à prendre en compte ce sont ces émissions directes, c’est oublier tout l’aspect psychologique et social du problème. Parce que que croyez-vous que les gens feront quand ils se rendront compte qu’on tolère qu’une toute petite partie de la population continue à polluer de façon disproportionnée ? Qui acceptera de diminuer le chauffage chez lui en sachant que d’autres prennent l’avion pour aller faire un week-end à la mer ? Savoir que certaines personnes continuent à avoir des privilèges a un effet désastreux sur une psychologie de la coopération qui a comme caractéristiques essentielles la conditionnalité et l’équité. Et donc, même si interdire les jets privés aurait un impact direct limité, ça aurait un impact indirect fort, parce que tous les Français verraient que même les plus privilégiés d’entre eux font leur part d’effort dans la lutte contre le changement climatique. Autrement dit, quand on s’intéresse aux émissions des jets privés, on ne doit pas seulement s’intéresser à leurs émissions directes, ni aux émissions indirectes dues à leur production et leur démantèlement, ce qu’on appelle le cycle de vie, mais aussi aux émissions indirectes dues à la façon dont les gens vont changer ou pas leurs comportements en apprenant qu’on laisse les jets privés voler.
C’est un peu comme si demain un riche décidait d’inventer un nouveau loisir, qui consiste à brûler des piscines remplies de kérosène. Il remplit une piscine de kérosène, il jette une allumette dedans, et il est content. Bien sûr qu’interdire cette activité n’aurait qu’un impact direct mineur sur le changement climatique, puisque ce riche serait la seule personne au monde à faire ça. Mais cette interdiction aurait un impact indirect majeur, parce que la population verrait que tout le monde est logé à la même enseigne, que tout le monde fait sa part.
« Si une politique publique n’est pas acceptable, dans tous les cas elle servira à rien. […] Disons que l’acceptabilité c’est une condition nécessaire pour pouvoir faire de la politique publique. Donc parfois on a pas le choix on doit privilégier l’équité, mais cette équité, cette acceptabilité, cette confiance qu’on peut construire entre un gouvernement, entre une politique publique et la population, ça c’est aussi quelque chose qui a beaucoup de valeur, parce que plus les politiques sont acceptables, plus il y a de confiance, alors plus la population est prête à accepter d’autres choses, parce qu’on se dit, voilà c’est un État qui défend vraiment nos intérêts, et ça c’est une ressource en soi entre guillemets, la confiance entre une population et son gouvernement c’est quelque chose qu’on doit vraiment cultiver et sauvegarder parce que c’est ça qui nous permet de faire plein de choses qui sont beaucoup plus efficaces elles aussi. »
Je réinsiste sur ce message qui est très important : la ressource la plus précieuse que possède un état c’est la confiance de ses citoyens. La ressource la plus précieuse que possède un état c’est la confiance de ses citoyens, et cette confiance ne sera préservée qu’à la condition que les réformes de cet état soient justes.
Évidemment il y aurait beaucoup à dire sur ce mot « juste », sur ce qu’est la justice ou l’équité ou la morale dans le cadre du changement climatique. On discute beaucoup d’injustice climatique en ce qui concerne les relations entre pays, parce que certains pays vont être touchés plus que d’autres, et que certains pays ont pollué plus que d’autres. Je vous mets en lien une vidéo de Philoxime sur ce sujet [16]. https ://www.youtube.com/watch ?v=8cvPYzmU574 Mais l’injustice climatique ça existe aussi à l’intérieur des pays, et c’est cette injustice là dont vous devez vous préoccuper quand vous faites des politiques publiques. Même si c’est pas toujours facile de déterminer ce qu’est une réforme juste, c’est déjà quelque chose de s’en préoccuper et de ne pas disqualifier ce facteur en disant qu’il ne s’agit que de faire du buzz.
Se préoccuper d’équité peut être aussi très utile pour changer les mentalités des gens en jouant sur le cadre de référence. Mélusine donne l’exemple du surplus d’espace qu’on donne aux voitures en ville.
« Moi qui vis à Paris, je vois souvent toute la controverse sur les pistes cyclables, « ça enlève de la place aux voitures, on peut plus circuler, on peut plus se garer nulle part, et effectivement si on prend la situation de départ on a enlevé de l’espace aux voitures qu’on a donné aux cyclistes, […] »
Mais si on change notre perspective, on se rend compte que dans beaucoup de villes de France, la place allouée aux voitures est beaucoup trop importante comparée au pourcentage de déplacements qui se font en voiture, ou au nombre de personnes qui possèdent une voiture [17].
« Donc c’est comme si on avait surprivilégié les conducteurs de voitures par rapport à la proportion qu’ils sont, en leur donnant énormément d’espace. »
Et ça c’est encore un point très important sur lequel je dois réinsister. Quand les privilèges deviennent une habitude, leur abolition est vécue comme une injustice. Donc pour éviter ce sentiment d’injustice, il faut faire prendre conscience aux gens que la situation de référence qu’ils ont toujours connue était en fait une situation privilégiée. Ça marche pour les voitures en ville mais c’est un sujet déclinable à l’infini. Par exemple, y’a plein de gens qui disent aujourd’hui, « oui mais si on a plus le droit de prendre l’avion, ou si vous augmentez les tarifs, comment je vais faire moi pour aller voir mon fils qui vit en Italie, vous allez me priver du droit de voir ma famille ». Mais il faut se rendre compte que les voyages pas chers en avion ne sont pas un droit inaliénable, mais un privilège temporaire dû à une abondance d’énergie fossile. Ceux d’entre nous qui sont pas trop jeunes se rappellent encore de l’époque où il était normal de payer un Paris-Rome 400, 500 euros ou plus, et cette situation n’était considérée injuste par personne. Voir sa famille est peut être un droit, mais pas si celle-ci a décidé d’aller vivre à l’étranger. En fait, on a même tout intérêt à retirer ces privilèges le plus vite possible avant que d’autres personnes ne les prennent aussi comme un droit, comme la situation de référence. Plus on attend pour supprimer les privilèges qui découlent d’un monde où l’énergie fossile est abondante, plus il y aura de gens qui verront ces suppressions comme des atteintes injustes à leurs droits, et plus les changements de comportement seront durs. Gardez bien en tête cette idée de cadre de référence, c’est une idée très importante pour la lutte contre le changement climatique.
Toutes ces histoires de compromis entre efficacité et acceptabilité d’une politique m’ont aussi fait penser à l’altruisme efficace. L’altruisme efficace, c’est ce mouvement qui pousse à se préoccuper de l’impact de nos actions altruistes [18]. Quand on donne de l’argent à des ONGs par exemple, on ne devrait pas choisir des ONGs au hasard mais choisir celles qui feront le plus de bien avec chaque euro donné. Sur le papier, l’idée est très séduisante, mais en pratique, elle devient parfois dérangeante, parce qu’elle peut impliquer de préférer aider des étrangers à l’autre bout du monde plutôt que des personnes qui souffrent devant notre porte. L’altruisme efficace est donc parfois rejeté à cause de cette froideur qu’il semble impliquer, à cause de ces calculs d’utilité qui peuvent être très contre-intuitifs. J’ai donc demandé à Mélusine si elle pensait qu’on pouvait rendre ce mouvement plus acceptable sans pour autant le dénaturer, et voilà ce qu’elle m’a répondu :
« Effectivement si on se dit, je suis un altruiste efficace, et mon objectif c’est de maximiser le bien-être commun, et peu importe nos intuitions sur l’équité, ce genre de choses, c’est très important mais c’est peut-être un discours qui va être pas du tout entendable par une grosse partie de la population qui se dit, c’est la mauvaise approche, parce que nous on est pas utilitariste, etc. Donc voilà ya un espèce de paradoxe pour le mouvement, où s’ils veulent être vraiment efficaces et donc avoir plein de gens qui soutiennent leur cause, ils doivent être un peu moins efficaces dans les solutions qu’ils proposent pour qu’elles soient plus intuitives. »
Ce qui serait génial, c’est de pouvoir quantifier les effets indirects d’une décision politique, les effets dûs à si les gens la perçoivent comme équitable ou non. Ça serait top qu’un politicien, avant de décider s’il doit interdire les jets privés ou non, ait à sa disposition à la fois une mesure de l’impact direct des jets et une mesure de l’impact indirect qui découle des modifications des comportements des gens informés de cette interdiction. Ça serait évidemment quelque chose d’extrêmement dur à calculer, mais en gros optimiste j’ai quand même demandé à Mélusine ce qu’elle pensait de cette possibilité.
« Je pense que c’est une super question, et c’est vrai qu’on pourrait imaginer, quand on pense au PTEF, plan de transformation de l’économie française, fait par le shift project, eux ils quantifient l’impact carbone de plein de choses, et on pourrait se dire qu’en parallèle on pourrait quantifier l’acceptabilité de toutes ces solutions. Et comme ça on aurait une double métrique, efficacité et acceptabilité, en sachant qu’a priori on aimerait maximiser les deux, et si ça ça permettrait de les mettre en place. Et donc ta question c’est est-ce qu’on peut mesurer cette acceptabilité ou cet effet de long terme sur la démocracie, ou sur l’ensemble des citoyens. […] C’est pas un problème facile mais c’est un problème qu’on voit de plus en plus et notamment des travaux sur l’acceptabilité d’une taxe carbone [19], quels changements on peut faire à une taxe, quel programme on peut y intégrer pour la rendre plus acceptable, ya de plus en plus d’études là-dessus, donc moi je pense qu’on va voir de plus en plus cette approche. […] C’est pas facile mais c’est possible (Stéphane : c’est des sciences sociales quoi, c’est plus dur que de faire des bilans carbone.) Exactement. »
(Stéphane : encore plein de travail pour les chercheurs quoi). “C’est sûr que sur la crise climatique y’aura que de plus en plus de travail à faire. C’est pas un problème qui va disparaître tout de suite. (Stéphane : bon bah merci beaucoup c’était super intéressant) Avec plaisir, merci à toi. “
Voilà ce que je retiens de cet entretien, et de cette idée de conditionnalité de la coopération. Déjà, comme le disait M. Jancovici, pour lutter contre le changement climatique, simplement informer les gens sur les dangers et les bons comportements à adopter ne suffit pas. Il existe un certain nombre de blocages psychologiques à éliminer avant que les gens ne se mettent réellement à coopérer. Un blocage important est dû à la conditionnalité de la coopération : les gens ne coopèrent que lorsque les autres coopèrent aussi, et qu’ils coopèrent de façon juste. Dans un sens, c’est quelque chose de trivial dont on a tous été témoins dans la vie de tous les jours, dans la cour de maternelle où on voulait pas jouer avec celui qui nous avait piqué notre goûter ou au restaurant où on est pas habitués à laisser un pourboire au serveur pas sympa. Mais même si c’est un phénomène psychologique banal, en pratique il me semble qu’on a trop tendance à l’oublier. Quand M. Béchu dit qu’interdire les jets privés ne sert qu’à faire du buzz, c’est qu’il a oublié que ce buzz se traduira par un grand nombre de personnes qui refuseront de faire des efforts quand ils verront les passe-droits accordés à ceux qui se déplacent en jets. M. Béchu se plaint de ce que ce sujet ne fasse que frapper l’opinion, mais frapper l’opinion, ça fait partie de ce dont doit se préoccuper quelqu’un qui crée des politiques publiques, parce que comme on l’a vu, l’efficacité des politiques dépend en grande partie de ce qu’en pense l’opinion. Pour aider nos politiciens à ne plus oublier cet aspect, l’idéal serait qu’on dispose d’indicateurs d’acceptabilité sociale et d’équitabilité. C’est évidemment quelque chose qui ne sera pas facile à mettre en place, mais on ne saura pas à quel point c’est difficile avant d’avoir réellement essayé. Pour revenir une dernière fois sur les propos de M. Jancovici, peut-être que la solution n’est finalement pas de faire rentrer au Shift des gens qui font moins de calculs et plus d’affectif, mais des gens qui font plus de calculs sur les aspects affectifs.
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