La biologie de l’évolution n’est souvent pas la première discipline vers laquelle on se tourne lorsqu’il s’agit d’expliquer la variabilité des comportements humains dans différentes conditions économiques et sociales. Rien de bien étonnant à cela : une explication évolutionnaire d’un comportement sous-entend généralement une part d’influence génétique et donc une certaine stabilité de ce comportement dans différentes populations humaines.
Pourtant, la biologie de l’évolution n’a pas pour habitude d’ignorer l’environnement dans lequel un organisme évolue : un des principes fondamentaux de l’écologie comportementale est même de reconnaître que les animaux possèdent une certaine flexibilité et l’utiliseront pour maximiser au mieux leurs chances de reproduction en fonction de l’environnement dans lequel ils évoluent.
Plus précisément, ce qu’on appelle la théorie des traits d’histoire de vie se focalise sur la question de l’allocation des ressources d’un individu à différentes “fonctions” au cours du temps. Imaginons que vous alliez au casino avec 100 € en poche, avec comme but de ressortir avec 200 €. De quelle façon allez-vous choisir de dépenser votre argent, et comment cela va-t-il évoluer au cours du temps ? Allez-vous jouer un peu au poker, un peu au blackjack, un peu à la roulette ? Allez-vous jouer tout d’un coup aux machines à sous ? Allez-vous changer de stratégie si quelqu’un gagne le gros lot à côté de vous, si on vous annonce que le casino fermera une heure plus tard que prévu ?
La théorie des traits d’histoire de vie répond aux mêmes genres de questions, mais s’intéresse aux comportements qui maximisent la reproduction d’un individu et pas ses gains financiers : vaut-il mieux grandir et attendre d’être plus résistant pour se reproduire, de façon à pouvoir bien s’occuper de sa progéniture, ou faut-il faire le plus de bébés le plus tôt possible quitte à moins bien s’occuper de chacun d’entre eux ? Vaut-il mieux dépenser beaucoup d’énergie à chercher de nouveaux partenaires sexuels ou s’investir à fond sur un seul partenaire ? Et comme la réponse n’est pas unique, la théorie des traits d’histoire de vie cherche plus précisément à savoir dans quel environnement chaque comportement sera le meilleur.
En écologie, le paramètre central permettant d’expliquer la stratégie de reproduction d’individus variés est le taux de mortalité. L’idée étant : quand tout le monde meurt autour de vous, que vous avez de bonnes chances de mourir bientôt aussi, mieux vaut se reproduire rapidement et en grande quantité. A quoi bon remettre sa reproduction à demain si on n’est même pas sûr d’être en vie demain ? Et c’est en effet ce qu’on observe dans un grand nombre d’espèces de mammifères : plus la mortalité locale est élevée, plus les individus suivront une stratégie d’histoire de vie dite “rapide” (reproduction en quantité plus qu’en qualité, et reproduction précoce plutôt que tardive).
Les mêmes effets se présentent-ils chez l’humain ? Et bien très probablement oui. L’espérance de vie des habitants d’un pays est un très bon prédicteur de l’âge qu’ont les femmes à leur première grossesse. Dans un échantillon de sociétés traditionnelles, il a été montré que chaque diminution du taux de survie infantile de 10% entraînait une réduction de l’âge à la première naissance des femmes d’un an. Une récente théorie a même proposé que la petite taille des Pygmées pourrait être due à leur environnement au taux de mortalité extrême : toujours la même logique, mieux vaut mourir petit et entouré que grand et sans héritiers.
Et les sciences sociales dans tout ça ?
On y vient. Si la théorie des traits d’histoire de vie permet d’expliquer des différences de stratégie reproductive entre populations humaines, il se pourrait qu’elle permette également d’expliquer des différences de comportements au sein-même de nos sociétés occidentales développées.
On sait déjà que les pauvres dans les pays développés ont une mortalité plus élevée que les riches. Le graphe ci-dessous extrait de Madhavi Bajekal (2005) montre que les citoyens de Grande Bretagne vivant dans les circonscriptions les plus pauvres ont une espérance de vie en bonne santé de vingt ans inférieure à celle des citoyens vivant dans les circonscriptions les plus riches. Boulots plus dangereux, environnement de moindre qualité, véhicules moins sécurisés, pollution et autres facteurs environnementaux peuvent expliquer cette mortalité plus élevée. Cet environnement défavorable pourrait-il avoir des conséquences sur les comportements ?
C’est une piste à envisager. Les britanniques les moins favorisés ont moins tendance à s’occuper de leur santé ou s’intéresser à leur futur, s’attendent à vivre moins longtemps que les autres, et croient plus fermement que la chance détermine la richesse. Encore mieux, les femmes vivant dans des zones défavorisées prévoient d’avoir des enfants plus tôt que les autres, et allaitent moins longtemps ! Exactement le genre de comportements que prédit la théorie d’histoire de vie : se reproduire tôt et investir moins dans chaque enfant. Il existe une faille dans ce raisonnement néanmoins : il se pourrait que ce soit non pas le fort taux de mortalité ambiant qui conditionne ces comportements, mais qu’au contraire ces comportements négligeants (boire, fumer, ne pas faire attention à son régime alimentaire) soient à l’origine du fort taux de mortalité. Ca marche aussi probablement dans ce sens, mais comme nous l’avons vu plus haut il y a aussi des raisons de penser que le taux de mortalité plus élevé dans les régions pauvres le soit pour des raisons déconnectées des comportements de leurs habitants.
Les politiques s’étonnent souvent que des femmes vivant dans les pires conditions de vie du pays souhaitent néanmoins devenir mères à 16 ans. Partant du principe que les grossesses précoces proviennent d’un manque d’information, ils lancent des campagnes éducatives sur la reproduction et la contraception. Ces campagnes semblent néanmoins peiner à porter leurs fruits, et cela se comprend mieux si l’on accepte qu’une partie de ces comportements forment une réponse adaptative des humains à un environnement hostile : les pauvres ne sont ni stupides ni mal éduqués, mais réagissent comme tout être humain réagirait dans le même environnement, suivant la stratégie qui en moyenne, au cours de l’évolution, a maximisé leur valeur sélective.
Terrain miné, comme toujours avec ces explications évolutionnaires : le fait que ces comportements soient (ou aient pu être) adaptatifs ne signifie pas qu’on devrait laisser faire, et qu’il ne faudrait pas se battre contre les grossesses précoces par exemple. Les théories évolutionnaires sont simplement utiles pour comprendre et faire des prédictions parfois contre-intuitives sur l’effet de différentes politiques. Par exemple, intuitivement, on pourrait penser qu’augmenter le niveau de vie des habitants des pays en voie de développement ne ferait qu’accélérer l’explosion démographique de ces pays, alors qu’en fait le contraire est vrai. Intuitivement, on pourrait aussi penser qu’un faible poids à la naissance ou des événements stressants survenus pendant l’enfance retarderait le développement sexuel des jeunes filles, or le contraire est vrai.
Un rapprochement des sciences sociales et évolutionnaires permettrait donc la mise en place de meilleures politiques, insistant par exemple plus sur la réduction des inégalités que sur les campagnes d’éducation pour faire changer les comportements. Sciences sociales et théories évolutionnaires se rejoignent donc en ce qu’elles insistent toutes les deux sur l’importance de l’environnement pour comprendre et expliquer le comportement des individus. Un comportement “évolué” n’est pas synonyme d’inflexible, et les causes évolutionnaires ne doivent pas systématiquement écarter les causes sociales.
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