Le point commun entre menstruations, tumeur au cerveau, et stéroïdes anabolisants

Aka comment enrôler des étudiants dans votre cours de biologie comportementale humaine, par Robert Sapolsky.

Encore un titre racoleur je vous entends déjà dire, mais c’est une question sérieuse ! Quel est le point commun entre avoir ses règles, avoir une tumeur au cerveau et se doper aux stéroïdes anabolisants ?


[Mise en contexte pendant que vous réfléchissez : ceci est un résumé simplifié du cours d’introduction à la biologie comportementale humaine proposé par le Professeur Robert Sapolsky de l’université de Stanford. Le cours est disponible sur Youtube et connaît un relatif succès, et l’humour de Sapolsky en fait un must-see si le sujet vous intéresse. Pour ma part je me suis dis que quitte à glander sur Youtube et vu l’activité récente de ce blog, je ferais tout aussi bien d’en faire une retranscription pour les francophones. C’est également intéressant de voir comment un vieux routier du domaine fait la présentation de cette discipline – ou plus exactement, comment vendre cette discipline à des étudiants de fac. ]

Pour revenir à nos moutons, réponse : ils ont tous déjà été utilisés avec succès dans des procès pour défendre ou relativiser le comportement d’un-e meurtrier-e !

  • Avoir ses règles : une littérature importante montre en effet qu’une part importante des actes d’agression commis par des femmes est commise avant ou au moment de la période des règles (voir par exemple)
  • Avoir une tumeur au cerveau : une tumeur à l’amygdale par exemple, zone du cerveau impliquée entre autres dans les comportements agressifs et la peur, peut entraîner des comportements violents sans possibilité de se contrôler.
  • Se doper aux stéroïdes anabolisants : plusieurs cas sérieux ont été rapportés de personnes autrement calmes et sans problèmes psychiatriques ayant commis des meurtres violents après avoir pris des stéroïdes anabolisants.

Ces exemples illustrent la première leçon de la biologie comportementale : parfois ce qui se passe dans votre corps influence ce qui se passe dans votre tête ! Et inversement, imaginez-vous avant de vous endormir, sur votre lit, relax et apaisé, puis mettez-vous à penser que votre coeur ne va pas battre pour toujours, que vous allez mourir, imaginez vos lèvres devenir bleues, vos mains devenir froides. Votre coeur va se mettre à battre de plus en plus vite, votre pouls va s’accélérer. Deuxième leçon : parfois ce qui se passe dans votre tête affecte ce qui se passe dans votre corps !

La biologie comportementale essaie donc de comprendre les comportements, et plus particulièrement les multiples causes ou influences des comportements. Mais c’est compliqué ! Il y a des centaines d’explications possibles ! Si vous observez une poule en train de courir vers un coq pour lui proposer certains échanges de services, et qu’on vous demande pourquoi la poule a ce genre de comportement, vous pourriez répondre plein de choses :

Non pas "chicken run" mais "Why chicken run"
Non pas « chicken run » mais « Why chicken run »

– elle avait un certain niveau d’hormones qui l’a poussé à courir vers le coq bla bla bla
– parce que ses pattes se sont mises en action suivant l’ordre du cerveau reçu par un circuit nerveux bla bla bla
– parce que les poules ayant ce genre de comporements ont bénéficié d’un avantage de reproduction au cours de leur histoire évolutive bla bla blo
– etc, etc…

Toutes ces explications sont valides, et reflètent le fait que pour répondre à des questions complexes on essaie souvent de penser en catégories. Par exemple, pour savoir quelle vitesse correspond à courir très très vite le 100m, on va créer une catégorie « moins de 10 secondes ». C’est une catégorie qui ne correspond pas à grand-chose dans la réalité, mais qui est bien utile pour se repérer lorsque l’on cherche à comprendre ce que veut dire aller vite. Autre exemple, les couleurs correspondent aussi à des catégories bien pratiques pour décrire le monde, mais ce ne sont que des divisions d’un spectre de lumière qui lui reste continu.

Les différentes couleurs ne sont en fait que des catégories d'un spectre continu
Les différentes couleurs ne sont en fait que des catégories d’un spectre continu

Les catégories sont bien pratiques donc, peut-être indispensables même à notre vie mentale, mais aussi sources de nombreux problèmes. Les enfants Himba, une tribu semi-nomade d’Afrique, n’ont qu’un mot, « serandu », pour désigner ce qui s’apparenterait pour nous à du rouge, orange ou rose. Quelque chose d’aussi arbitraire que votre langue maternelle peut donc influencer votre façon d’appréhender le monde : si les catégories que vous utilisez sont trop grandes, vous ne pourrez pas différencier deux cas qui tombent dans la même catégorie.

Penser en catégories est aussi dangereux en sciences. Sapolski donne trois exemples de hauts personnages scientifiques étant tombés dans le piège du tout-catégorie :

  • « Donnez-moi un bébé venant de naître avec n’importe quelle histoire derrière lui et laissez-moi contrôler entièrement l’environnement dans lequel il est élevé et je ferai de lui ce que je veux, que ce soit un docteur, un avocat ou un voleur. » Citation par John Watson, 1912, un des fondateurs du behaviorisme.
  • « La vie psychique normale dépend du bon fonctionnement des synapses [ie les connections entre vos neurones dans votre petit cerveau] et les troubles mentaux sont le résultat de dérangements synaptiques. Des ajustements synaptiques modifieront donc les idées correspondantes et les forceront dans différents canaux. En utilisant cette approche, nous avons obtenu des traitements et améliorations mais aucun échec ». « Ajustements synaptiques » ? De quels genres d’ajustements synaptiques s’agit-il d’après vous ? Celui qui prononce ces mots est Egas Moniz, l’heureux popularisateur de la lobotomie, qui lui valut la moitié d’un prix Nobel dans les années 40. Un des chapitres les plus noirs de la psychiatrie, avec des dizaines de milliers de patients lobotomisés sans raisons dans le monde après la seconde guerre mondiale.
  • « La sélection de l’utilité sociale doit être accomplie par une institution sociale si l’humanité ne veut pas être détruite par la dégénerescence consécutive à la domestication. L’idée raciale à la base de notre Etat a déjà fait beaucoup à cet égard. Nous pouvons et devons nous appuyer sur les instincts sains des meilleurs éléments de notre peuple pour l’extermination des éléments de notre population chargée de lie ». Qui parle cette fois-ci ? Hitler peut-être ? (Point Godwin atteint !!!) Non, mais pas loin, il s’agit de Konrad Lorenz, un des défenseurs du régime nazi, mais aussi père fondateur de l’éthologie, que vous connaissez sûrement pour cette photo célèbre de papa poule :

Lorenz

Il existe une controverse sur l’affiliation de Konrad Lorenz au parti nazi, mais ce que Sapolski essaie de dire c’est que trois des plus grands scientifiques du XXe siècle ont été amenés à des théories terrifiantes parce qu’ils vivaient dans des boîtes, pensaient en catégorie : ils pensaient que seuls les stimuli externes conditionnent le comportement, qu’en modifiant quelques synapses on parviendrait à guérir les gens, qu’en exterminant quelques millions de personnes on allait résoudre un problème qui n’existait pas.

La biologie comportementale consiste à comprendre les interactions corps/comportements sans tomber dans le piège des catégories, en essayant d’analyser les comportements à différents niveaux :

1/ analyser à quoi ressemble le comportement, le décrire précisément
2/ puis décrire ce qui s’est passé la seconde précédente dans le cerveau pour qu’il y ait ce comportement
3/ analyser quel stimulus a causé l’activation de certains neurones
4/ comprendre quelles hormones ont pu changé la sensibilité de ces neurones pour qu’ils soient réceptifs
5/ remonter ainsi jusqu’à l’histoire développementale
6/ remonter jusqu’à l’histoire évolutionnaire

Tous les niveaux d’explication seront utilisés pour expliquer un comportement.

Appliquée à l’humain, la biologie comportementale a trois défis principaux :

reconnaître les situations dans lesquelles nous sommes exactement comme tous les autres animaux. [Avertissement au lecteur : je laisse l’exemple qui suit pour ne pas énerver prof Sapolski mais c’est une nouvelle fois un exemple très controversé qu’il a choisi !] Par exemple, vous êtes un hamster femelle, vous ovulez tous les 5 jours. Un autre hamster femelle emménage dans votre cage, et voilà que vos cycles d’ovulation se synchronisent, vous vous mettez à ovuler le même après-midi ! Pour vous désynchroniser, deux solutions: mettez-vous une pince à linge sur le nez, ce qui montre que le phénomène passe par des phéromones. Ou trouvez-vous un beau mâle hamster, qui a aussi l’effet de désynchroniser les femelles. Dernière curiosité, la direction de la synchronisation n’est pas aléatoire : c’est la hamster la plus dominante qui synchronise l’autre ! Et bien ce phénomène de synchronisation des menstruations marcherait aussi avec chèvres, cochons, moutons, chats, … et humains : en première année à l’université, une étude a montré que des étudiantes se synchronisaient avec leurs colocs, sauf celles qui avaient des problèmes olfactifs, et qu’elles arrêtaient de se synchroniser quand elles avaient des relations intimes avec un homme.

reconnaître qu’on est comme les autres animaux mais qu’on fait parfois les choses légérement différemment. Les joueurs d’échecs par exemple maintiennent une pression artérielle qu’on ne voit que chez les marathoniens, et voient leur rythme de respiration multiplié par trois, rien qu’en réfléchissant assis à une table… « Même physiologie qu’un baboon qui vient d’éventrer son adversaire, mais rien qu’avec la pensée ». Même physiologie ennuyeuse donc mais utilisée dans des proportions différentes.

reconnaître qu’il y a des choses qu’on fait et qu’aucun autre animal ne fait: faire l’amour à votre conjoint-e chaque soir sans pour autant vous reproduire, et en parler ensuite avant de vous endormir.

En résumé, la biologie comportementale humaine, c’est étudier les interactions entre corps et comportement, en résistant aux catégories parce que ca peut être dangereux, tout en essayant de voir en quoi on est semblable ou on diffère des autres espèces.

A noter que Sapolski cite Chaos: Making a new science de James Gleick comme le livre qui a le plus influencé sa pensée depuis l’université. Je ne connais pas ce livre mais ça peut être intéressant. A noter aussi que j’ai hésité à publier ce billet qui me semble plus confus qu’autre chose au final, avec des exemples pas toujours bien choisis par Sapolsky, et puis ça n’est pas facile de retranscrire à l’écrit une performance orale. Mais après six heures de travail dessus, comment résister à l’appel du bouton bleu « Publier » sur la droite de mon écran…

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Commentaires

5 réponses à “Le point commun entre menstruations, tumeur au cerveau, et stéroïdes anabolisants”

  1. C’est passionant!
    Merci pour l’article et faire découvrir les conférences de Sapolski!
    Elio

  2. Avatar de guillaume
    guillaume

    Toujours aussi stimulant, merci pour ce billet et n’hésitez pas à publier même si c’est un peu moins construit, je vous lis toujours avec plaisir.

    1. Avatar de Stéphane
      Stéphane

      Merci c’est gentil.

  3. J’ai pensé exactement la même chose que toi de ce cours: j’ai été captivé et j’ai regardé une douzaine de séances… pour à la fin me rendre compte que je ne comprenais pas où il voulait en venir:
    – comme tu le dis pas mal de ses anecdotes sont très controversées (sur la menstruation synchronisée des femmes ou sur sa description de Konrad Lorentz).
    – ses exposés sont super bien construits mais comme ils se terminent souvent par des contre-exemples aussi convaincants, on ne sait plus ce qu’il faut en penser…

    La seule chose que j’en ai retenu c’est qu’il est très dubitatif sur les explications évolutionnistes du comportement humain… mais ça c’est peut-être simplement le reflet de mon biais de confirmation ;-)

    1. Avatar de Stéphane
      Stéphane

      Ha oui ça doit être un reflet de ton biais ! D’un côté c’est possible vu qu’il a été formé à la old school avant les années 90 et l’essor de la psychologie évolutionnaire, mais d’un autre côté il a l’air sacrément évolutionnaire quand même dans son intro. Il dit un truc comme « quand un ingénieur prédit la taille exacte que devrait faire un coeur de girafe pour pouvoir pomper le sang à la tête, et qu’on se rend compte en mesurant que la prédiction est parfaite, on se dit c’est magnifique la nature fait bien les choses, mais ça n’est pas magique, il y a une logique derrière, ça s’appelle la sélection naturelle. De la même façon il est possible, avec la même logique, de prévoir quels comportements seront avantageux dans quels environnements ». Si c’est pas évolutionnaire ça… Après c’est peut-être mon biais de confirmation… :) J’ai vu que trois cours je peux pas en dire plus.

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