Sans connotation péjorative dans le terme « autiste » bien sûr, comme cela est malheureusement le cas dans la bouche de certaines personnes. La question – sérieuse – est bien de savoir, si Kant et Bentham revenaient à la vie aujourd’hui, pourraient-ils être diagnostiqués comme autistes selon les critères officiels du DSM IV ?
Evidemment ce genre de diagnostics posthume est assez difficile à faire et toujours à prendre avec des pincettes. Après tout, même aujourd’hui nous n’avons toujours pas de définition précise de l’autisme et le diagnostic sur certaines personnes vivantes n’est toujours pas facile, alors sur des cadavres de deux siècles ! Néanmoins lorsque l’on dispose de nombreux témoignages sur la vie de ces acteurs, il devient possible d’accorder une certaine confiance dans son diagnostic.
Commençons par M. Jeremy Bentham (1748 – 1832), britannique, papa de l’utilitarisme, défenseur de la liberté d’expression, de la séparation de l’église et de l’État, du droit des animaux, de la décriminalisation des rapports homosexuels, de l’abolition de l’esclavage… et qui passa une grande partie de sa vie à imaginer et essayer de construire un Panoptique, une structure qui aurait permis de rendre plus efficaces les prisons en faisant en sorte qu’un seul gardien puisse tenir à l’oeil tous les détenus sans que ceux-ci sachent s’ils sont observés ou non. Cette structure assez incroyable devait permettre de créer pour les détenus un « sentiment d’omniscience invisible », les conduisant à s’auto-surveiller et s’auto-censurer. Un petit lien si vous voulez en savoir plus, privilégiez celui-là si vous parlez anglais.
L’utilitarisme pour lequel on connaît le plus Bentham repose sur l’idée que les hommes cherchent à maximiser leurs plaisirs et minimiser leurs peines. Partant de là, il est possible de définir l’action qui serait la plus morale en procédant à un « calcul des bonheurs et des peines » : l’action la plus morale serait l’action dont les conséquences plaisantes maximisent sept critères de durée, intensité, certitude, proximité, fécondité, pureté et étendue.
Spectre autistique, empathisation-systématisation
Revenons à l’autisme pour l’instant. L’autisme ne désigne pas un trouble précis mais bien plutôt un ensemble de troubles qui peuvent s’exprimer dans des degrés divers chez les personnes diagnostiquées : c’est pour ça qu’on parle plus couramment de spectre autistique que d’autisme. Dans notre cas, on cherche en particulier à savoir si Bentham et Kant auraient pu être des autistes Asperger, parfois aussi appelés autistes de haut niveau : des personnes chez qui des troubles des interactions sociales sont présents, qui sont sujettes à des comportements répétitifs et ont des intérêts restreints, mais qui présentent généralement un développement cognitif et une intelligence normale, parfois même au-dessus de la moyenne.
Simon Baron-Cohen par exemple, un des spécialistes mondiaux de l’autisme, suggère qu’il faut penser l’autisme en deux dimensions : la première dimension serait l’empathisation, définie comme une tendance à reconnaître les émotions des autres et y répondre de façon appropriée, et la deuxième la « systématisation » (de l’anglais systemizing), une tendance à analyser les systèmes (un système étant n’importe quelle entité obéissant à des lois et des règles), en particulier en distinguant chacune des variables qui les compose et en étudiant les lois et relations qui les lient.
Les Asperger, représentés sur ces deux dimensions, sont très bons en systématisation, et très pauvres en empathisation : très bons dans l’analyse de systèmes, mauvais dans la compréhension des états mentaux et émotions. Bentham et Kant répondaient-ils à ces critères ?
Asperger, l’excentricité et le génie de Jeremy Bentham
Une publication de 2006 intitulée « Asperger’s Syndrome and the Eccentricity and Genius of Jeremy Bentham » (« le syndrome d’Asperger et l’excentricité et le génie de Jeremy Bentham ») est remplie de détails sur la vie du philosophe. On y apprend grâce au récit de John Stuart Mill, philosophe contemporain et disciple de Bentham, que
« dans beaucoup des plus naturels et plus forts sentiments de la nature humaine [Bentham] n’avait aucune sympathie; de la plupart de ses expériences les plus graves il était complètement détaché ; et la faculté par laquelle un esprit comprend un autre esprit, et se met à ressentir les sentiments de cet autre esprit, lui était complètement refusée par les déficiences de son Imagination. »
Un autre des contemporains de Bentham, William Hazlitt, raconte :
« dans ses habitudes générales et tous ses projets exceptés professionnels, il est un simple enfant. Il a vécu les quarante dernières années dans une maison de Westminster, surplombant le parc, comme un ermite dans sa cellule, réduisant la Loi à un système, et l’esprit de l’homme à une machine. Il va rarement dehors, et voit peu de personnes. Les quelques-uns ayant le privilège de l’entrée sont toujours admis un par un. Il n’aime pas avoir de témoins de sa conversation. Il parle beaucoup, et n’écoute rien d’autre que les faits. »
Témoignages troublants et difficile de ne pas commencer à faire le lien avec le Syndrome d’Asperger quand on en connaît ses symptômes évoqués plus haut (le peu d’empathisation).
« Ses travaux auraient dû être traduits en anglais »
Et que dire du génie de Bentham, dans des domaines très variés ! Selon les mots de Mill : « Il trouva une philosophie du droit chaotique , il en fit une science », et cela ne fut possible que grâce à « son infatigable persévérance, sa ferme auto-suffisance, n’ayant besoin d’aucun soutien de l’opinion des autres », et n’étant « jamais rebuté par la peur du ridicule ». L’observation établie qu’environ 10% des individus autistes ont des talents spéciaux augmente la possibilité que le syndrome d’Asperger puisse expliquer son génie.
Concernant les difficultés de communication propres aux individus autistes, une remarque célèbre d’Hazlitt est la suivante :
« Son style est impopulaire, pour ne pas dire inintelligible. Il écrit un langage qui lui est propre et assombrit la connaissance. Ses travaux ont été traduits en français – ils auraient dû être traduits en anglais ».
Certaines personnes autistes sont aussi caractérisées par des intérêts restreints. Et quel meilleur exemple que le Panoptique comme intérêt restreint, ce projet sur lequel Bentham passa plusieurs années et engloutit une partie de sa fortune, alors même que ses soutiens politiques s’effritaient un à un ? Pourquoi un des plus grands philosophes de tous les temps s’est obstiné à vouloir construire une prison ? C’est une question que ses biographes se sont longtemps posés, et le syndrome d’Asperger apporte une réponse sensée.
La publication est en résumé remplie de témoignages qui dressent le portrait d’un Bentham égocentrique, peu social, communiquant mal, comprenant mal ses contemporains, ne se souciant pas des autres, ayant des intérêts restreints… Bref le diagnostic d’Asperger pour Bentham est quasiment certain… Je vous invite à lire cette publication si vous n’êtes pas convaincus et si vous parlez l’anglais, elle est très intéressante et par ailleurs assez facile à lire.
Kant à lui
Pour Kant (1724-1804), le grand philosophe allemand, le cas est un peu moins sûr. On sait que c’était un solitaire qui adorait la routine, avait peur du changement, et se focalisait sur ses propres intérêts à l’exclusion de tout autre. Michael Fitzgerald, un chercheur qui essaie de savoir quelles figures historiques ont pu être atteintes du syndrome d’Asperger et en quoi ce syndrome a pu contribué à leur génie, pense que Kant était Asperger.
Asperger ou pas, ce qui est avéré c’est que Kant était placé très haut sur l’échelle de la systématisation et très bas sur l’échelle d’empathisation.
Asperger, qu’est-ce que ça peut nous faire ?
Evidemment mon rôle ici n’est pas de dire que les travaux qu’ont développés ces deux hommes sont moins valides en soi parce qu’ils avaient le syndrome d’Asperger. Au contraire même peut-être, puisque comme dit précédemment, l’autisme est dans 10% des cas environ associé à des capacités intellectuelles hors du commun. Il y a néanmoins deux problèmes qui méritent d’être soulevés vues les particularités de nos deux bonhommes à mon avis.
Le premier, c’est le sujet d’études qu’ils ont choisi : la morale ! Etre Asperger importe sûrement peu pour faire de la chimie, de la physique, de la biologie, et même étudier pleins de domaines de la philosophie, mais peut-on en dire autant pour étudier la morale ? Peut-on se passer des capacités à comprendre les émotions et états d’esprits d’autrui pour établir une théorie descriptive valide de la morale? Quelle crédibilité donner aux théories morales de Bentham quand on connait le personnage égocentrique et ses difficultés d’interactions sociales ?
Par exemple, nous disions plus haut que la morale de Bentham est utilitariste, cherchant à maximiser les bonheurs et minimiser les peines. La recherche en psychologie sociale nous montre que cette vision est loin d’être partagée par la majorité des gens : peut-on tuer une personne pour en sauver cinq ? L’indécision est grande, comme dans le dilemme du trolley :
Ces prédictions de l’utilitarisme qui ne collent pas avec les observations des comportements humains ne seraient-elles pas dues à une théorie trop « systématisante » et pas assez « empathisante » ?
Et pour Kant c’est un peu la même chose. Sa théorie de la morale est « déontologique », c’est à dire qu’elle se base sur l’application de règles de conduites, notamment la plus célèbre « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. ». Autrement dit, Kant développe une morale basée sur la raison, par opposition à une morale basée sur les émotions. Manque d’empathisation, trop de systématisation ? Une connaisseuse de Kant à qui je soumettais cette hypothèse de Kant Asperger m’a dit que rétrospectivement, ça pouvait éclairer sa lecture : pourquoi elle avait trouvé le discours de Kant bien ficelé et sans grand-chose à reprocher à son raisonnement, mais sans être, au final, bien convaincue de sa réalité.
Une influence énorme dans la pensée occidentale des deux derniers siècles
Le deuxième intérêt de connaître les personnalités de ces deux génies c’est quand on fait de l’histoire de la philosophie, de la psychologie et même des systèmes politiques. Bentham et Kant ont eu une influence intellectuelle énorme dans tous ces domaines. Kant influença une grande partie des philosophes du XIXe et XXe siècle, l’idéalisme allemand, la phénoménologie, la philosophie politique… Bentham a introduit la notion d’utilité en économie politique et en droit. Tout ceci n’a-t-il été possible que parce que ces deux grands penseurs, des « systématiseurs » extrêmes, sont arrivés à une période de l’histoire, le début de la Révolution Industrielle, qui commençait à rationaliser et faire de l’analyse des systèmes en masse ? Et quelles conclusions doit-on en tirer pour la politique et la science que l’on fait aujourd’hui ?
En politique par exemple, beaucoup de systèmes économiques sont basés sur cette notion d’utilité développée par Bentham. Est-il légitime de continuer à s’appuyer dessus si le commun du mortel n’est pas convaincu par l’utilitarisme ? En philosophie, avant Kant et Bentham, la morale était principalement interprétée en termes de ce qu’on appelle l’ « éthique de la vertu » : être moral c’est cultiver ses vertus, ses talents sociaux, les qualités dont on a besoin pour vivre une vie admirable. Cultiver la vertu de la gentillesse impose par exemple de savoir être à l’écoute des autres et répondre à leurs besoins de façon appropriée, et de travailler dans ce sens. Les ressentis et la perception étaient donc plus mis en avant que la raison.
Et pourquoi cette éthique de la vertu, « ayant fleuri dans la Grèce antique, la Chine antique et jusqu’au Moyen-Age, à travers des philosophes comme Hume et Franklin », comme le pose Haidt, a-t-elle disparu du paysage de la philosophie occidentale ces deux cents dernières années, laissant le ring de boxe ouvert aux seuls déontologisme de Kant et utilitarisme de Bentham ? Il est possible qu’une bonne explication soit l’arrivée de ces deux penseurs ultra-systématisants à une période de transition de l’Histoire. La psychologie sociale ayant emboîté le pas à la philosophie, jusqu’à très tardivement beaucoup d’importance à été donnée au raisonnement pour expliquer la morale humaine en sciences, comme si le raisonnement était capable d’expliquer à lui seul les comportements moraux.
Conclusion
Je reprécise en conclusion que je n’ai pas essayé dans ce billet de dénigrer les travaux de Kant et Bentham sous le prétexte qu’ils ont pu être Asperger. Je pointe juste le fait qu’étant donné le manque d’empathisation associé à ce syndrome et le sujet d’étude qu’ils ont choisi, la morale, une nouvelle lecture de leurs travaux pouvait devenir intéressante, en particulier si on considère que ces travaux ont une valeur descriptive.
Et si le sujet vous intéresse, car après tout il est quasiment certain que sur l’ensemble des génies que l’humanité a jamais produit, certains possédaient le syndrome d’Asperger, voici une liste de figures historiques suspectées d’avoir eu ce syndrome ! La liste est bien sûr à prendre avec des pincettes car le diagnostic est plus ou moins certain pour chacune des personnalités, mais sachez en guise de teaser qu’on y retrouve un certain… Charles Darwin !
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