Mais qui étaient réellement Steven Jay Gould et Richard Lewontin ? Petit aperçu de la pensée des deux critiques les plus célèbres de la biologie du comportement.
Transcription de la vidéo pour ceux qui préfèrent le texte :
Steven Jay Gould et Richard lewontin. Steven Jay Gould et Richard lewontin sont des chercheurs ayant exercé entre les années 70 et 2000 à la prestigieuse université d’harvard aux États-Unis. Le premier professeur en paléoanthropologie, le second spécialiste de génétique des populations. Ce sont des chercheurs très réputés, en particulier en sciences humaines et sociales, où ils sont systématiquement cités comme référence dans tous les débats sur la pertinence des approches évolutionnaires du comportement humain. Certains de leurs articles ont d’ailleurs été cités des milliers de fois, et même en-dehors du monde universitaire, certains de leurs livres de vulgarisation se sont vendus à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Des références, donc. Des pointures. Des personnages dignes de confiance et peut-être même d’admiration. Hé bien dans cette vidéo, je vais vous expliquer pourquoi je les considère personnellement comme ce qui se fait de pire en matière de comportement scientifique. Oui oui, de pire. Sans exagération.
Cette vidéo s’inscrit dans le cadre d’une série analysant les critiques des approches évolutionnaires du comportement humain. Pour vous remettre dans le bain, dans l’épisode précédent, on vu que ces approches n’ont pas arrêté d’être déformées, caricaturées, que leur succès empirique a été complètement passé sous silence, que leurs limites méthodologiques normales ont été érigées en défaillances majeures et qu’on leur a appliqué un niveau d’exigence épistémologique bien plus important qu’à n’importe quelle science. Dans cette nouvelle vidéo, les exemples de Gould et Lewontin vont nous permettre de répondre à la question du pourquoi. Pourquoi ce traitement de faveur ?
2. Quand la politique s’en mêle
Il existe plusieurs raisons pour lesquelles la psycho évo et la biologie du comportement en général sont injustement critiquées, mais dans cette section je vais me concentrer sur la principale d’entre elles, qui est, roulement de tambour, surprise, incroyable révélation, la politique.
Car en effet, les recherches en psycho évo ne s’effectuent pas dans le vide, elles s’inscrivent toujours dans un contexte, et un contexte politique en particulier.
2.1 Le contexte des années post-guerre
Et ce contexte politique, c’est avant tout, pour ces recherches qui ont débuté dans les années 60-70, l’après seconde guerre mondiale. Alors dans les années 60-70 yavait pas encore la psycho évo, mais il y avait déjà son ancêtre la sociobiologie. Et même si ces disciplines ne sont pas exactement les mêmes d’un point de vue scientifique, je vous expliquais pourquoi dans cette vidéo (), les débats politiques qu’elles ont suscités sont exactement les mêmes, donc je vais faire ici comme si c’était la même chose.
Et donc, la sociobiologie voulait parler de gènes et de comportement humain dans les années 60-70, mais vouloir faire ça juste après la seconde guerre mondiale, c’est comme vouloir faire un barbecue sur les restes encore fumants d’un super-incendie : peu importe la dangerosité réelle de l’activité, il est certain que vous allez attirer l’attention.
Comme le raconte la sociologue Ullica Segerstrale :
L’historien Elazar Barkan partage le même avis :
Le psychologue Irving Gottesman écrit que ses premières recherches en génétique du comportement furent
La psychologue Sandra Scarr déclare que son
Enfin, comme le dit avec humour le biologiste Robert Sapolsky :
Et au-delà de la seconde guerre mondiale, le contexte social de cette époque était aussi important. Les années 60-70 voient se développer de grands mouvements pour la justice sociale, comme le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, ou la 2e vague de féminisme. Or, comme on l’a vu dans cette vidéo () et comme je vous en parle dans mon dernier livre4040. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ? (2024)., certaines personnes pensent que les recherches en biologie du comportement menacent le progrès social . C’est pour ça que les explications qui font la part belle non pas aux gènes mais à la culture, à l’éducation ou aux environnements de façon générale, ce qu’on appelle l’« environnementalisme » ou le « socio-constructivisme », sont favorisées par beaucoup de progressistes.
Comme l’avait déjà remarqué le biologiste Theodosius Dobzhansky en 1962 :
Sans oublier ce communiqué déjà mentionné que sont obligés de publier des chercheurs en 1972 pour dénoncer, je cite, la
Ce ne sont pas des petits mots, « hérésie », « répression », « censure », ça vous montre l’ambiance de l’époque. Si l’environnementalisme et le socio-constructivisme sont encore bien présents aujourd’hui, vous les avez sûrement déjà croisés à l’université ou dans les médias, je pense qu’on ne se rend pas compte d’à quel point ils étaient bien plus puissants et même hégémoniques dans les années 50-60-70. Les historiens disent généralement qu’il y a eu un tournant dans les années 90, quand la biologie du comportement est devenue mieux acceptée notamment grâce à de gros projets comme le séquençage du génome humain4343. Degler, Carl N.. In Search of Human Nature: The Decline and Revival of Darwinism in American Social Thought (1992)., 3636. Barkan, Elazar. The Retreat of Scientific Racism: Changing Concepts of Race in Britain and the United States between the World Wars (1993).. Mais c’était pas du tout la même chose dans les années 70. Tous les chercheurs qui ont connu cette époque vous diront à quel point c’était dur de mettre les mots gène et comportement, ou évolution et comportement dans la même phrase.
Et c’est dans ce contexte historique doublement sensible, à cause du souvenir récent de la guerre et du développement des mouvements pour la justice sociale, dans ce contexte marqué par la main-mise de l’environnementalisme sur les explications du comportement, que débarque dans le paysage scientifique la sociobiologie, pour donner lieu à une des plus grandes batailles politico-scientifiques du XXe siècle3535. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate (2000)..
2.2 Attaques sur la sociobiologie
Quelques mois après la sortie du livre Sociobiologie écrit par Edward Wilson en 1975, un groupe d’universitaires publie dans les journaux une tribune l’accusant de, je cite,
Le livre de Wilson est accusé de faire la promotion d’une science qui serait à relier aux
Vous voyez qu’on ne fait pas dans la demi-mesure. Et encore, ça n’est que le début. Wilson se fera traiter de raciste et de sexiste pendant de nombreuses années, il se fera huer sur les campus, et un jour qu’il donne une conférence, plusieurs membres d’un auto-proclamé « Comité international contre le racisme » montent sur scène pour lui verser un pichet d’eau sur la tête3535. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate (2000)., 4545. Dreger, Alice. Galileo’s Middle Finger: Heretics, Activists, and One Scholar’s Search for Justice (2015)..
Ce qui est important de noter, outre la violence des attaques, c’est que les premières critiques de la sociobiologie ne sont pas scientifiques mais bien politiques. Ce qui dérange les détracteurs de la sociobiologie, tout comme les détracteurs de la psychologie évolutionnaire plus tard, ce sont en premier lieu les conséquences politiques présumées de ces recherches, comme ils l’avouent eux-mêmes en les reliant au nazisme. Ce n’est que plus tard que viendront les critiques scientifiques, parce qu’évidemment, quand vous souhaitez faire tomber une discipline qui vous dérange pour des raisons politiques, l’attaquer sur ses bases méthodologiques est une des stratégies possibles. Et pour mieux vous illustrer cette intrusion du politique dans le scientifique, je vais m’arrêter quelques instants sur deux personnages centraux dans ces polémiques, Steven Jay Gould et Richard Lewontin.
Richard Lewontin, vous ne le connaissez sûrement pas, mais Steven Jay Gould vous en avez peut-être déjà entendu parler, parce qu’il a écrit des livres de vulgarisation scientifique à succès4646. Gould, Stephen Jay. Le Pouce du panda: Les grandes énigmes de l’évolution (1980)., 4747. Gould, Stephen Jay. Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History (1989)., 4848. Gould, Stephen Jay. Full House: The Spread of Excellence from Plato to Darwin (1996).. Les deux bonhommes sont deux esprits brillants, tous les deux professeurs à l’université d’Harvard, l’un spécialiste de paléoanthropologie et l’autre de génétique des populations. Mais en plus de leur travail scientifique, il sont aussi très engagés en politique, et auteurs de cette tribune accusant leur collègue Edward Wilson de faire le jeu du nazisme. Et pour bien comprendre la façon dont ces deux personnages mêlaient science et politique, intéressons-nous à l’article le plus célèbre qu’ils ont écrit.
2.3 Les spandrels
Gould et Lewontin sont en effet connus pour avoir écrit un des articles les plus cités en biologie de l’évolution, « Les spandrels de San Marco et le paradigme panglossien : critique du programme adaptationniste »4949. Gould, S. J. & Lewontin, R. C.. The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm: A Critique of the Adaptationist Programme. Proceedings of the Royal Society of London. Series B. Biological Sciences (1979).. Je vous ai déjà parlé de cet article dans cette vidéo (), et je vais revenir un peu dessus parce que c’est un article qui a pris une importance considérable dans tous ces débats.
Il s’agit donc d’une critique du programme de recherche adaptationniste, et en particulier de son caractère spéculatif. Quand vous entendez dire que les hypothèses adaptatives ne sont pas testables, que les biologistes de l’évolution passent leur temps à inventer des histoires à dormir debout, qu’ils ne font que de la spéculation, qu’ils pensent que dans la nature, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, c’est cet article qui est souvent cité en référence. En particulier en sciences sociales, dès que quelqu’un veut prouver que les approches évolutionnaires du comportement font fausse route, c’est cet article qui est cité.
Mais vous devez savoir que dans le milieu de la biologie de l’évolution, cet article est extrêmement, extrêmement controversé.
D’abord parce qu’il n’a rien apporté de nouveau par rapport à ce que les chercheurs de l’époque savaient déjà. Les biologistes de l’époque connaissaient déjà les limites du programme adaptationniste, et les dangers de voir des adaptations partout. En fait, treize ans plus tôt, un des plus grands biologistes de l’évolution du XXe siècle, George Williams, avait même publié un livre entier sur cette question, un livre qui abordait la question de façon bien plus rigoureuse que ne l’ont fait Gould et Lewontin5050. Williams, George C.. Adaptation and Natural Selection (1966).. Et non seulement Gould et Lewontin n’apportent rien de nouveau à la question, mais en plus à aucun moment ils ne prennent la peine de citer ces travaux antérieurs, ce qui est une pratique très anormale dans le milieu scientifique.
Ensuite, cet article est aussi controversé parce que le ton général est très énervé, une autre anomalie dans le monde scientifique. Énervé, mais aussi caricatural et à la limite du malhonnête, puisque Gould et Lewontin dépeignent les biologistes de l’évolution comme des personnes qui croient que « le nez a évolué pour porter des lunettes », d’où le titre de ma vidéo sur le sujet (). Ils les dépeignent aussi comme des gens qui croient que dans la nature, « tout est fait pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Ils n’hésitent pas non plus à sélectionner les pires travaux produits par le programme de recherche adaptationniste pour les présenter comme des exemples représentatifs. Gould lui-même reconnaîtra que cet article tire en grande partie sa force de sa rhétorique plus que de son contenu scientifique5151. Selzer, Jack. Understanding Scientific Prose (1993).. Rien que pour ce contenu bizarre, je vous recommande sa lecture, pour vous rendre compte d’à quel point ce n’est pas un article comme un autre, à quel point son contenu est différent de ce qu’on a l’habitude de produire dans le milieu scientifique.
Au final, parce que cet article n’hésite pas à caricaturer le camp d’en face, qu’il ne cite pas les travaux de recherche qui l’ont précédé, et qu’il est en grande partie basé sur de la rhétorique, vous comprenez pourquoi il n’a pas réellement bonne réputation dans la communauté scientifique. Vous pourrez trouver des biologistes qui considèrent qu’il a quand même eu des conséquences positives en servant d’électrochoc5252. Maynard-Smith, John. Genes, Memes, & Minds. New York Review of Books (1995)., 5353. Hawks, John. Lewontin on Gould (2015)., 5454. Stewart-Williams, Steve. The Ape That Understood the Universe: How the Mind and Culture Evolve (2018)., c’est-à-dire en rappelant de manière forte les limites du programme adaptationniste, mais sinon l’avis de beaucoup de biologistes c’est qu’il s’agit d’un article non-original sur le fond et caricatural à la limite de la malhonnêteté sur la forme5555. Alexander, Richard D. The Biology of Moral Systems. Foundations of human behavior (1987)., 5656. Charney, Davida. A Study in Rhetorical Reading: How Evolutionists Read The Spandrels of San Marco. (1993)., 5757. Pinker, Steven et al. Evolutionary Psychology: An Exchange (1997)., 5858. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994)., 3535. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate (2000)., 5959. Tooby, John & Cosmides, Leda. The Theoretical Foundations of Evolutionary Psychology (2015)., 6060. Dawkins, Richard. Foreword (2018)..
Le biologiste Richard Alexander écrit par exemple que :
Le biologiste David Queller fait lui remarquer que :
Quant au biologiste Gerald Borgia, il pointe les possibles motivations politiques derrière cet article :
Et c’est ici qu’on retombe sur la politique. Mais vous vous demandez peut-être, quel est le rapport entre la critique de l’adaptationnisme et la politique ? Pourquoi dégommer les recherches insistant sur l’importance de la sélection naturelle pour expliquer les comportements pourrait servir une cause politique ?
L’explication, je vous en ai déjà parlé dans cette vidéo () ainsi que dans mon dernier livre4040. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ? (2024)., c’est que quand vous insistez sur l’importance de la sélection naturelle pour expliquer le vivant, vous insistez sur le fait que la nature est en quelque sorte « bien faite » . La sélection naturelle tend à produire des êtres vivants qui sont « bien faits » entre guillemets, dans le sens d’adaptés à leur environnement.
Or, quand vous commencez à penser que « la nature est bien faite », le danger c’est que vous commenciez aussi à penser qu’il ne faut pas y toucher, et qu’en particulier l’organisation sociale humaine ne devrait pas être changée. Penser que le vivant est le produit de la sélection naturelle et par extension qu’il est bien fait ferait donc le jeu des conservateurs [Schéma 1].
La sélection naturelle est aussi connectée à la politique à cause de l’idée de progrès. Comme la sélection naturelle tend à faire en sorte que les êtres vivants soient de plus en plus adaptés à leur environnement, il est courant de reformuler ça en disant qu’elle produit du progrès. Alors le terme de progrès n’est pas vraiment apprécié en biologie de l’évolution, notamment parce qu’on sait que l’évolution peut aller dans tous les sens, dans le sens de la complexification des traits comme dans le sens de leur simplification. Le « progrès » entre guillemets peut être détricôté quand il n’est plus utile. Néanmoins, c’est bien la sélecion naturelle qui nous permet d’expliquer des merveilles d’ingéniérie comme l’oeil ou le coeur, et c’est dans ce sens qu’on peut l’associer au progrès. Et le risque quand on se met à penser ça, c’est qu’on se mette en même temps à penser qu’il faudrait laisser la nature faire son travail pour permettre le progrès, ce qui mène à l’idéologie du spencérisme qui recommandait de laisser mourir les plus faibles, on a parlé de tout ça dans la dernière vidéo ().
Vous comprenez maintenant pourquoi c’est important pour certaines personnes de lutter contre les explications du comportement qui insistent sur la sélection naturelle. À chaque fois que vous faites reculer la sélection naturelle, vous faites reculer l’idée que la nature et l’humain en particulier sont bien faits. Et vous mettez donc un bâton dans les roues des conservateurs qui voudraient que rien ne change [Schéma 2].
Allez on va se faire une petite pause de mi-parcours et j’en profite pour rappeler que vous pouvez soutenir mon travail sur homofabulus.com/soutien, soit en faisant un don directement, soit en achetant un de mes livres, soit simplement en vous abonnant à ma newsletter où je donne des news bi-annuelles et où je fais régulièrement gagner des livres. Allez rejoignez SéverineP, Emmanuel Militon et les autres qui me soutiennent déjà, et Achille Genet, regardez, il a pas l’air content d’être là Achille Genet à se balader comme ça ? Merci les loustics, et on y retourne.
2.4 Steven Jay Gould
Ce qui est marrant, c’est que si on regarde les sujets sur lesquels Steven Jay Gould a travaillé pendant sa carrière, on s’aperçoit qu’ils ont tous un thème en commun. Je vais vous en énumérer quelques-uns, et vous allez me dire si vous arrivez à trouver ce thème.
Gould a par exemple été un ardent défenseur de l’idée de contingence évolutive, l’idée que des événements contingents, c’est-à-dire qui auraient tout aussi bien pu ne pas arriver, ont eu un rôle majeur au cours de l’évolution4747. Gould, Stephen Jay. Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History (1989).. Par exemple, , et ça laisse la place aux mammifères. C’est donc le hasard qui expliquerait que les mammifères et par extension l’espèce humaine aient pu voir le jour et prospérer.
Gould est aussi connu pour le concept d’équilibres ponctués. Ça c’est l’idée que l’évolution fonctionnerait par succession de longues périodes pendant lesquelles les espèces changent très peu et de périodes beaucoup plus courtes pendant lesquelles elles changent beaucoup6262. Eldredge, Niles & Gould, Stephen Jay. Punctuated Equilibria: An Alternative to Phyletic Gradualism (1972).. Gould a beaucoup défendu cette idée que les espèces évolueraient de façon moins graduelle qu’on ne le pensait, qu’elles connaîtraient de longues périodes stables suivies de périodes plus courtes et chaotiques.
Gould a aussi ardemment défendu l’idée de contraintes évolutives, l’idée que la sélection naturelle n’est pas toute puissante et qu’elle a les mains liées par un certain nombre de contraintes historiques et développementales.
Alors, qu’est-ce que toutes ces idées ont en commun ? Qu’est-ce que la contingence évolutive, les équilibres ponctués et les contraintes évolutioves ont en commun ?
Ce qu’elles ont en commun, c’est qu’elles rabaissent toutes le rôle de la sélection naturelle dans nos explications du vivant5555. Alexander, Richard D. The Biology of Moral Systems. Foundations of human behavior (1987)., 5858. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994)., 6161. Queller, David C.. The Spaniels of St. Marx and the Panglossian Paradox: A Critique of a Rhetorical Programme. The Quarterly Review of Biology (1995)., 6363. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea – Evolution and the Meanings of Life (1995)., 3535. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate (2000).. Dire que les êtres vivants sont le résultat d’événements aléatoires qui auraient tout aussi bien pu ne pas avoir lieu, dire que l’évolution est très rapide sur des périodes courtes plutôt que graduelle sur des périodes longues, et dire que la sélection naturelle a les mains liées par des contraintes évolutives, ça revient à dire que la sélection naturelle n’est pas si importante que ça au final pour nous permettre de comprendre le vivant [Schéma 3].
Une fois de plus ce n’est pas moi qui le dis, plusieurs auteurs ont remarqué que l’oeuvre entière de Gould aura consisté à minimiser le rôle de la sélection naturelle et à exagérer le rôle du hasard, très probablement pour des raisons politiques6464. Wright, Robert. The Accidental Creationist. The New Yorker (1999).. Comme l’écrit la sociologue Ullica Segerstrale :
Alors attention, toutes les idées défendues par Gould ne sont pas fausses. La contingence évolutive, ça existe. Les équilibres ponctués, ça existe. Les contraintes évolutives, ça existe. Le problème c’est plutôt qu’il ait en permanence exagéré l’importance de ces explications tout en minimisant à outrance l’importance de la sélection naturelle. Gould n’a eu de cesse de prendre des idées qui étaient intéressantes pour les exposer ensuite dans une forme radicale et non nuancée, n’hésitant pas à caricaturer au passage ceux qui s’opposaient à lui.
Et vous vous souvenez des citations ayant ouvert cette vidéo ? « Un homme aux idées si confuses que ce n’est pas vraiment la peine de s’embêter avec », «[un homme qui avec d’autres] déforme ostensiblement la synthèse moderne de l’évolution telle qu’envisagée par ses plus illustres représentants », etc ?
Hé bien non, ces critiques ne s’adressaient pas à un psychologue évolutionnaire ou un créationniste anonyme, mais à Steven Jay Gould en personne, pourtant chercheur en biologie à Harvard et vulgarisateur à succès. Et ces critiques ne proviennent pas que de personnes ayant pu être impliquées dans des conflits personnels avec Gould, certaines émanent de chercheurs relativement neutres et extrêmement respectés en biologie de l’évolution, comme le philosophe Ernst Mayr ou le biologiste John Maynard-Smith.
En fait, Lewontin lui-même, le compère de Gould et co-auteur de cet article de 1979 sur les spandrels, dira après la mort de Gould que, je cite :
Ouch, ça fait mal. Cette citation de Lewontin permet d’identifier une deuxième raison pour laquelle Gould n’a pas cessé de caricaturer ses opposants : sa personnalité. Il n’y a pas que Lewontin qui a témoigné du fait que Gould avait une personnalité assez égocentrique, et qu’il aimait se donner le beau rôle, se poser comme l’homme raisonnable, celui qui ne sombre pas dans les explications adaptationnistes faciles, celui qui constitue le dernier rempart contre la mauvaise science faisant le jeu de l’extrême-droite6363. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea – Evolution and the Meanings of Life (1995)., 6666. Tooby, John & Cosmides, Leda. Tooby and Cosmides’ Response to Gould (1997).. Or, il est toujours plus facile de passer pour un héro en caricaturant la pensée de ses opposants. Gould s’est construit un monde fictif en dépeignant les biologistes comme des gens qui croient que le nez a évolué pour porter des lunettes parce que c’est plus facile d’être un héro dans un monde fictif. La personnalité d’un chercheur, c’est quelque chose dont on ne parle généralement pas, parce que c’est censé ne pas avoir de pertinence pour juger du fond de ses arguments. Mais ça peut revêtir une certaine importance lorsqu’on s’aperçoit qu’un chercheur a systématiquement, tout au long de sa vie, tordu les idées des autres et véhiculé des idées marginales sur l’évolution, malgré les avertissements de nombre de ses collègues. Voilà pourquoi je vous disais en introduction qu’il est important que je vous parle un peu du contexte des critiques de la biologie du comportement, de qui étaient les personnes derrière ces critiques, même si ça a un côté un petit peu argument ad hominem.
La description de Gould par ceux qui l’ont connu me fait un peu penser à Didier Raoult d’ailleurs. Un type très égocentrique, qui en a rien à battre de l’avis de la communauté scientifique, qui parle toujours de lui, qui s’invente des ennemis, et qui a un avis sur tout, y compris hors de son domaine de compétence. Ha oui parce que Gould aimait bien aussi donner son avis sur des sujets qu’il ne maîtrisait pas du tout. Par exemple, en 1981 il écrit un livre intitulé « La mal-mesure de l’homme » pour critiquer les recherches génétiques sur l’intelligence. Or Gould il y connaît rien en intelligence. C’est un paléoanthropologue, il a aucune expertise sur ce sujet. Ça n’empêchera pas ce livre d’avoir un succès considérable dans les médias et le grand public, quand dans le même temps, il se faisait défoncer par tous les experts du sujet. Je vous donne juste un exemple, l’avis du psychologue Steve Blinkhorn publié dans la revue Nature. Blinkhorn qualifie le livre de Gould de
Bon on va s’arrêter là pour Gould. J’espère que ça ne ressemble pas trop à de l’acharnement, mais la longueur de mon intervention est proportionnelle au tort que je pense il a fait, non seulement en véhiculant des idées très marginales en biologie de l’évolution, mais surtout en faisant ça dans des livres destinés au grand public. Je pense qu’on peut distinguer différents niveaux de gravité dans ses agissements. Qu’on défende des idées marginales qui ne correspondent pas au consensus dans un champ n’est de façon générale pas trop dérangeant, c’est même quelque chose considéré de façon plutôt positive en science. Qu’on le fasse dans des livres à grand tirage sans mentionner que ces idées sont marginales est un peu plus embêtant6868. Kurzban, Robert. Why Everyone (Else) Is a Hypocrite (2012).. Qu’on reprenne les idées des autres sans les citer est beaucoup plus problématique5757. Pinker, Steven et al. Evolutionary Psychology: An Exchange (1997).. Et qu’on fasse dire à ses opposants des choses qu’ils n’ont jamais dites juste pour faire passer sa propre position comme plus raisonnable est complètement inacceptable6666. Tooby, John & Cosmides, Leda. Tooby and Cosmides’ Response to Gould (1997).. [Schéma 3b].
Certains chercheurs font même carrément porter sur Gould la responsabilité de l’antipathie les approches évolutionnaires du comportement qui existe toujours aujourd’hui en sciences sociales. Les biologistes et anthropologues Robert Boyd et Peter Richerson écrivent par exemple en 2006 que :
Le biologiste Gerald Borgia déplore également que
Et c’est vrai que très probablement, si parmi vous il y en a qui ont fait des études de sciences sociales et qu’on vous a un peu parlé d’évolution, on a dû tout de suite vous faire lire cet article de Gould et Lewontin en le présentant comme un grand classique, et peut-être même la « voix de la raison » contre les excès du champ. Alors qu’en fait c’est tout l’inverse, il s’agit plus de « la voix de la caricature » contre l’avis plus mesuré des autres biologistes de l’évolution. Chercheurs en sciences sociales, s’il vous plaît, cessez de citer Gould et Lewontin comme si c’était des références. Si ce sont des références d’une chose, c’est de la façon dont il ne faut pas se comporter en science. Citer Gould et Lewontin ne montre pas que vous avez fait vos devoirs et que vous avez connaissance des derniers travaux en biologie de l’évolution. Ça montre juste que vous avez pris le premier papier trouvé sans chercher à creuser un peu. Désolé à tous ceux qui sont fans de Gould et qui, comme le disent Boyd et Richerson, ont appris tout ce qu’ils savent en biologie de l’évolution de lui, mais si c’est le cas, vous pouvez quasiment repartir de zéro si vous souhaitez vous faire une image représentative des recherches en biologie de l’évolution.
2.5 Richard Lewontin
Passons maintenant à Richard Lewontin, autre grand critique de la sociobiologie. Lewontin, c’est un oiseau un peu différent. Scientifique brillant, un des meilleurs généticiens des populations de sa génération. D’ailleurs, pour la petite histoire, c’est le fondateur de la sociobiologie Edward Wilson lui-même qui avait fait venir Richard Lewontin à Harvard, tout simplement parce que c’était le meilleur dans ce domaine. Lewontin devait déjà avoir une petite réputation à l’époque, au début des années 70, parce que Wilson avait pris soin de téléphoner à son employeur, l’université de Chicago, pour s’assurer qu’il saurait séparer la science et la politique dans son travail de chercheur. L’université de Chicago avait répondu « oui oui bien sûr », mais quelques mois plus tard, Lewontin accusait l’homme qui l’avait fait venir à Harvard de faire de la science nazie avec la sociobiologie. Dans une interview donnée plusieurs années plus tard, Wilson s’exclamera en rigolant « je me suis bien fait avoir ! », en supposant que l’université de Chicago devait avoir été contente de se débarrasser du bonhomme3535. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate (2000)..
Mais bref, fin de la petite parenthèse amusante. Revenons aux attaques de Lewontin sur la sociobiologie. Lewontin est coupable des mêmes méfaits que Gould, n’ayant par exemple pas de problème pour caricaturer de façon extrême ceux qui n’avaient pas les mêmes opinions que lui. Il aimait faire passer les pires productions de la sociobiologie pour des exemples représentatifs, et quand il mettait le doigt sur un véritable point faible du champ, plutôt que d’en conclure qu’il fallait améliorer ce point, il en concluait qu’il fallait tout mettre à la poubelle5555. Alexander, Richard D. The Biology of Moral Systems. Foundations of human behavior (1987).. Ce manque de nuance dans l’analyse rappelle d’ailleurs nos philosophes des sciences tout à l’heure, qui n’hésitaient pas à conclure sur la base d’une critique très superficielle que la psychologie évolutionnaire était « profondément défectueuse ».
Mais Lewontin présente une particularité par rapport à Gould, c’est qu’il n’a jamais eu de problème pour reconnaître que sa science était guidée par ses opinions politiques. En général, les scientifiques sont pas très contents quand on les accuse de laisser leur idéologie déteindre sur leur travail scientifique – d’ailleurs, Gould lui-même s’en est défendu toute sa vie, et n’aimait pas qu’on lui dise que sa critique de la sociobiologie était politiquement motivée7070. Brockman, John. Third Culture: Beyond the Scientific Revolution (1996)., 3535. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate (2000).. Mais Lewontin, lui, est au contraire célèbre pour avoir écrit des phrases comme :
Non vous ne rêvez pas, cette phrase a bien été écrite dans un livre tout ce qu’il y a de plus sérieux. Si elle vous paraît hallucinante, c’est que vous n’avez pas encore bien cerné qui était le personnage. Alors il est certain qu’on pourrait être charitable et se dire qu’en fonction de ce qu’il a voulu dire exactement par « philosophie marxiste », cette affirmation peut être plus ou moins choquante. Comme je le raconte dans mon dernier livre4040. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ? (2024). , il serait même possible de défendre l’innocuité d’un programme de recherche de science marxiste tant que ça n’impliquerait que l’adoption d’un ensemble d’hypothèses pouvant être rejetées à n’importe quel moment, et simplement inspirées des travaux de Marx. Néanmoins, il est toujours plus difficile de rejeter des hypothèses lorsqu’elles s’enracinent dans des considérations politiques, et on peut a minima s’interroger sur la pertinence de ramener du vocabulaire politique dans un contexte scientifique, comme si on ne disposait pas d’assez de mots plus neutres pour exprimer les mêmes idées.
Je vous fournis une autre citation de Lewontin qui permet d’encore mieux appréhender sa pensée. Lewontin écrit avec deux collègues en 1984 que :
« La fonction sociale de la plupart de la science d’aujourd’hui est de freiner la création d’une société plus juste. »
Voilà une vision bien particulière de la science. Mais elle vous permet de mieux comprendre l’extrême hostilité du bonhomme pour des sciences comme la sociobiologie. Quand vous croyez que la science sert avant tout les intérêts du pouvoir en place et a pour fonction de freiner le progrès social, il est normal que les sciences qui font des affirmations sur ce qui est ou n’est pas dans la nature humaine soient accueillies avec le même enthousiasme qu’un email urgent un vendredi à 17h45. Vous remarquerez au passage la cocasserie de penser que la science puisse avoir une certaine fonction cachée, alors que Lewontin a passé sa vie à reprocher aux biologistes adaptationnistes de voir des fonctions spéculatives partout.
Je vais prendre un exemple concret pour illustrer un peu mieux à quel point Lewontin est imprégné de cette idée que la science est au service des puissants. Dans un de ses livres, Lewontin défend l’idée que la théorie de l’évolution telle qu’elle a été construite au XIXe siècle puis raffinée au XXe a été à chaque fois le reflet des préoccupations bourgeoises de son époque7171. Levins, Richard & Lewontin, Richard. The Dialectical Biologist (1985).. Selon lui, dans un premier temps les bourgeois du XVIIIe et du XIXe siècle avaient besoin d’une théorie basée sur le changement et le progrès graduel pour pouvoir justifier leur enrichissement et leur montée dans la société. Ça aurait conduit, toujours selon Lewontin, à la . L’idéologie bourgeoise du XIXe siècle aurait donc influencé le contenu même de la théorie de l’évolution. Je cite Lewontin :
Mais dans un second temps, une fois le XXe siècle arrivé, les bourgeois se seraient rendu compte que le changement allait trop loin, parce que les masses ouvrières commençaient elles aussi à vouloir plus de droits et leur part du gâteau économique. L’idéologie bourgeoise serait donc passée de la glorification du changement graduel à la louange de l’équilibre et de la stabilité [Schéma 4].
Or, vous savez ce qui s’est passé en biologie de l’évolution au XXe siècle ? On s’est aussi mis à insister sur les concepts de stabilité et d’équilibre, avec notamment le développement de la théorie des jeux et la recherche de ce qu’on appelle des stratégies évolutivement stables, des stratégies évolutives qui ne peuvent pas se faire envahir par des mutants. Pour Lewontin, c’était tout sauf une coïncidence. Comme il le dit lui-même :
Donc vous voyez que dans son esprit, la collusion de la science et du politique va très loin.
Attention, de mon côté je suis pas en train de dire qu’il n’y a aucune connexion entre science et politique. Les scientifiques sont des humains, avec des idées politiques comme tout être humain, et il est probable que des considérations politiques influencent certains de leurs choix, ne serait-ce que les sujets qu’ils étudient. Je vous ai fait un rapide résumé de ces débats dans mon dernier livre4040. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ? (2024). . Mais avec Lewontin, on va bien au-delà de ces idées banales. Quand vous commencez à penser que les concepts d’équilibre et de stabilité en science sont le reflet de la quête bourgeoise pour plus de stabilité sociale, on n’est plus dans l’affirmation banale que science et politique ne peuvent jamais être complètement séparées. Dans le monde de Lewontin, la politique est absolument partout et influence profondément le contenu lui-même de la science, le contenu des théories scientifiques, pas seulement les choix des sujets d’étude. Pour vous donner un autre exemple, dans le même livre, il propose que si la science d’aujourd’hui est réductionniste, c’est-à-dire qu’elle a l’habitude de décomposer un système en ses différentes parties plutôt que de le considérer dans son ensemble, c’est parce que dans le mode de pensée bourgeois on analyse toujours la société comme un agrégat d’actions individuelles, l’individu étant toujours vu comme l’acteur central responsable de ses actions. Pour Lewontin, la science décompose, atomise et individualise parce que l’idéologie libérale décompose, atomise et individualise [Schéma 5].
Le 3 novembre 1975, Lewontin prononce dans une interview une phrase qui pour moi résume à merveille la pensée de beaucoup de détracteurs de la biologie du comportement :
Voilà le coeur du problème, voilà le raisonnement au cœur de la pensée des détracteurs de la biologie du comportement. Premièrement, nos sciences ne sont pas assez matures pour étudier ces sujets. Deuxièmement, les bourgeois ont besoin de se déresponsabiliser. Conclusion, si ces recherches existent c’est nécessairement qu’elles ont pour but de déresponsabiliser les bourgeois.
Vous devez maintenant un peu mieux comprendre pourquoi j’ose affirmer que les critiques de la psycho évo sont avant tout des critiques politiques, des critiques politiques qui font semblant d’être préoccupées par la rigueur scientifique. Ce n’est pas que je cherche à dénigrer ces critiques facilement, c’est parce que les détracteurs eux-mêmes de cette science reconnaissent qu’il est impossible de séparer l’évaluation de la rigueur d’une science et l’évaluation de sa dangerosité sociale. Selon eux, si une science est pratiquée alors qu’elle est de mauvaise qualité, c’est qu’elle est pratiquée pour des raisons politiques.
Pourtant, chacune des prémisses du raisonnement de Lewontin est évidemment très discutable. D’abord ça ne représente que son avis très personnel que nos sciences ne sont pas assez matures pour étudier ces sujets. Et puis c’est un argument bizarre parce que ça n’a jamais empêché de faire de la science de ne pas avoir tous les outils nécessaires pour étudier un sujet. La science fait avec les moyens de son époque, ses résultats sont raffinés au cours du temps, et il vaut mieux allumer une chandelle que de maudire l’obscurité. Ce que dit Lewontin c’est un peu comme si on avait reproché à Galilée d’essayer de comprendre l’univers alors qu’il n’avait pas de télescope suffisamment puissant. S’il fallait le suivre sur ce point, on n’aurait jamais commencé à faire de la science.
Ensuite, si Lewontin était réellement préoccupé par la maturité de nos sciences, il aurait dû altérer son jugement au fur et à mesure de leur perfectionnement au cours du XXe siècle, et en particulier au fur et à mesure de l’afflux de découvertes empiriques. Or, malgré le succès empirique de ces approches dont on parlait tout à l’heure, jusqu’à sa mort Lewontin refusera de se remettre en question et continuera à considérer ces sciences comme des pseudosciences. C’est ce genre de cécité aux données et d’incapacité à se remettre en question qui poussera le philosophe Harmon Holcomb à écrire en 1996 que :
Ce qui est entièrement mon avis aussi. L’accusation ne se préoccupe pas réellement de niveau de preuve.
La deuxième prémisse de Lewontin, que la science ne sert que les intérêts des puissants ayant besoin de se déresponsabiliser, est évidemment tout aussi discutable. C’est une prémisse bien sûr tout droit tirée de l’idéologie marxiste, ou tout du moins d’une certaine branche de l’idéologie marxiste, mais même si on mettait cette origine de côté, si on se concentrait sur la question d’« À qui profitent ces recherches », on aurait énormément de mal à répondre. C’était tout le sujet de ma dernière vidéo () et de mon livre qui tire son titre précisément de cette pensée Lewontinienne4040. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ? (2024). . On est de nouveau confrontés à cette branche de la gauche qui est convaincue que certaines recherches sont intrinsèquement dangereuses pour le progrès social, alors que c’est extrêmement discutable.
Je vais revenir sur la difficulté d’évaluer les conséquences des recherches dans deux secondes, mais d’abord terminons en avec Lewontin. Je voudrais vous raconter encore une anecdote pour achever de vous faire comprendre le personnage, une anecdote sur laquelle vous pourrez vous faire votre propre avis, si vous avez lu Le gène égoïste, le best-seller de Richard Dawkins qui présente la vision de l’évolution centrée sur le gène7575. Dawkins, Richard. Le gène égoïste (1976).. Et si vous ne l’avez pas lu, qu’attendez-vous pour le faire, arrêtez tout de suite cette vidéo pourrie et rendez-vous sur mon site web pour l’acheter. Ma question pour ceux qui l’ont lu, c’est : qu’avez-vous pensé de ce livre ? En toute honnêteté ? Si vous n’aviez jamais entendu parler de ces sujets, votre avis doit se situer quelque part entre intéressant et absolument passionnant. On peut certes toujours trouver au livre quelques défauts, notamment d’avoir une vision un peu naïve de l’évolution culturelle, et on a bien sûr progressé depuis les années 70, mais de façon générale c’est un très bon livre, qui a toujours très bonne réputation chez les biologistes de l’évolution, même 50 ans après sa publication.
Mais pour Lewontin, la lecture de ce livre a été un calvaire. Selon les dires d’un de ses collègues, il se serait même arrêté au bout de quelques pages3535. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate (2000).. Parce qu’évidemment, vous imaginez bien que pour quelqu’un qui pense que de la politique se cache partout dans les théories scientifiques, l’idée que nous pourrions être manipulés par des gènes égoïstes est extrêmement terrifiante. Vous imaginez bien que pour quelqu’un qui cherche à mettre en place des sociétés plus justes et solidaires, l’idée d’un gène égoïste est abjecte. Vous imaginez bien que pour quelqu’un qui pense que la science est au service des bourgeois, l’idée du gène égoïste, qui semble aller dans le sens de l’individualisme et de la maximisation des profits, est très problématique. Lewontin ne manquera donc pas de faire savoir ce qu’il pense de ce livre en écrivant en 1977 dans Nature une revue dévastatrice où il qualifie Le gène égoïste de « caricature du darwinisme », affirmant au passage que pour lui, .
Rigolotes les insultes de scientifiques, non ? Mais attention l’histoire ne s’arrête pas là. Ces propos de Lewontin sont jugés comme tellement à côté de la plaque par d’autres biologistes que le renommé William Hamilton décide de prendre la plume pour défendre Dawkins. Dans le numéro suivant de Nature, Hamilton qualifie la revue de Lewontin de « honte » (« disgrace »), et je cite,
L’évêque Wilberforce, c’est celui qui n’avait rien trouvé de mieux que de demander à Huxley, qui défendait la théorie de Darwin, s’il descendait du singe plutôt du côté de son grand-père ou de sa grand-mère7878. Lucas, J. R.. Wilberforce and Huxley: A Legendary Encounter. The Historical Journal (1979)., 7979. England, Richard. Censoring Huxley and Wilberforce: A New Source for the Meeting That the Athenaeum ‘Wisely Softened Down’. Notes and Records: the Royal Society Journal of the History of Science (2017).. Autant vous dire que traiter quelqu’un d’évêque Wilberforce, c’est pas une petite insulte dans le monde de la biologie de l’évolution. C’est au même niveau que traiter quelqu’un de géologue.
Donc voilà à nouveau une anecdote pour mieux vous permettre de cerner le personnage Lewontin. Pour la plupart des gens, Le gène égoïste est un ouvrage majeur tant du point de vue du contenu scientifique que du point de vue de la qualité de la vulgarisation. Mais pour Lewontin, il s’agit d’une vulgaire caricature du darwinisme et de badinage intellectuel.
Cette haine du concept de gène égoïste est d’ailleurs partagée par la plupart des détracteurs de la sociobiologie. Steven Rose, un co-auteur de Lewontin, écrira en 1981 :
Voilà le niveau. Si vous avez lu le Gène égoïste, je vous laisse décider par vous-même d’à quel point on en sait vraiment plus sur les moeurs sexuels désirés par Dawkins après avoir terminé la lecture de son livre. Et là on ne parle pas d’un anonyme qui s’exprime sur Twitter. Richard Lewontin et Steven Rose sont des scientifiques réputés dans leur domaine qui s’expriment dans la , une des plus prestigieuses qui soit. Mais c’est bien ça le niveau des critiques de la sociobiologie et de la psychologie évolutionnaire. Des détracteurs qui voient de la politique partout, à en friser la paranoïa.
Je vais m’arrêter ici pour Lewontin. Je pense que vous comprenez maintenant un peu mieux à qui vous avez affaire, et pourquoi je vous disais que pour comprendre les critiques de la psycho évo, vous avez besoin de connaître leur contexte de production. Vous avez besoin de connaître le contexte politique général mais aussi le contexte plus personnel des humains qui se cachent derrière ces critiques. Parce que pour vous, j’imagine que Gould et Lewontin sont des universitaires comme des autres, dont la parole n’a pas à être remise particulièrement en question. Ça représente peut-être même pour vous des universitaires mieux que les autres, parce qu’ils sont diplômés de biologie, et qu’on ne peut donc pas les accuser d’être des chercheurs en sciences sociales qui connaissent mal les sujets. D’ailleurs au passage, Gould et Lewontin montrent bien que les débats sur la psycho évo ne sont pas réductibles à un débat entre sciences naturelles et sciences sociales, comme on le pense parfois. Psycho évo et sciences sociales ont des hypothèses et paradigmes différents qui les mettent parfois en opposition, j’en reparlerai dans la dernière vidéo de ma série, mais ce serait extrêmement réducteur de ramener tous ces débats à un débat entre disciplines. Dernière raison pour laquelle vous pourriez avoir confiance en Gould et Lewontin, c’est qu’ils étaient professeurs à l’université de Harvard, et qu’ils ont écrit des articles cités des milliers de fois. Si on s’arrête à leur CV, ils semblent représenter le top du top. Et quand on met l’avis de ces deux grands chercheurs face à celui du petit Homo Fabulus, ce dernier n’a plus l’air de peser grand-chose.
Sauf que, une nouvelle fois ce n’est pas mon simple avis que je transmets mais celui de centaines de chercheurs en biologie du comportement, mais surtout moi je possède un super-pouvoir, qui est que je sais lire. Et j’ai donc pu lire non seulement les textes de Gould et de Lewontin mais également les travaux de ceux qu’ils critiquent, et j’ai pu me rendre compte par moi-même de qui faisait dire aux autres des choses qu’ils n’avaient pas dites, de qui exprimait une vision marginale en biologie de l’évolution, de qui essayait de tenir la politique à l’écart de la science et qui voulait au contraire faire de la science marxiste. En bref, malgré leur CV, Gould et Lewontin sont des scientifiques peu représentatifs des biologistes de l’évolution, tant du point de vue du contenu de leurs théories scientifiques que de la tenue à l’écart des théories politiques.
En fait, il y a quelques années j’étais encore comme vous mes abonnés, et par là je ne veux pas dire perdu dans la vie, je veux dire, étranger à tous ces débats. Je ne savais pas qui croire, je voyais que la psycho évo était qualifiée de géniale par certains et de pseudoscience par d’autres. Pour me faire un avis je suis donc allé lire tout ce que je pouvais sur le sujet. Ce que je suis en train de faire aujourd’hui ce n’est rien d’autre qu’un compte-rendu de ce que j’ai appris. Évidemment, j’ai pu passer à côté de certaines choses, et dans des débats aussi compliqués il est possible que je n’aie pas bien saisi la pensée des différentes parties. Mais toutes les citations que je vous ai présentées aujourd’hui, je ne les ai pas inventées. Je ne suis pas le seul à dire que les critiques de Gould et Lewontin sont exagérées, caricaturales, peu représentatives, manipulatrices, idéologisées, etc. Vous avez toutes les références à votre disposition pour vous en assurer.
Et maintenant que vous en savez un peu plus sur qui sont les détracteurs principaux de la psycho évo, vous devez ressentir toujours mieux l’injustice dont se plaignent les psychologues évolutionnaires. Non mais vous vous rendez compte un peu ? C’est la psychologie évolutionnaire qu’on accuse de faire de la mauvaise science, d’avoir une vision marginale de la biologie de l’évolution, et d’avoir un agenda politique caché, quand en fait ces accusations sont proférées par des gens qui trouvent ça normal de faire de la science marxiste, qui ont régulièrement été pris en flagrant délit de caricature des idées des autres, et qui sont connus pour véhiculer des idées scientifiques marginales. Ça me donne envie de reprendre à mon compte la citation de JC dans dikkenek :
« Je sais que je plais pas à tout le monde, mais quand je vois à qui je plais pas, je me demande si ça me dérange vraiment. »
Voilà ce que je voulais vous présenter sur l’envers du décor de la recherche, sur ce dont on ne vous parle jamais. Et en réalité, ces informations ne sont pas seulement méconnues du grand public. Il y a beaucoup d’universitaires, notamment en sciences sociales on l’a vu, pour qui Gould et Lewontin représentent toujours le top du top, et ça me paraît important que cette vision change. Personnellement, je vous avoue que suis bien content de ne pas avoir découvert les méthodes de ces deux chercheurs avant d’avoir commencé à faire de la recherche, parce qu’il est possible que ça m’aurait dégoûté du métier.
Merci d’avoir regardé cette vidéo, dans le prochain épisode on approfondira les relations entre science et politique, et on se demandera notamment comment réconcilier la trivialité de la proposition que la science n’est pas complètement indépendante du politique avec la trivialité de la proposition que la science n’est pas complètement dépendante du politique. Spoiler alert, personne n’en sait trop rien.
Laisser un commentaire