La plus grosse injustice scientifique de ces 50 dernières années – psycho évo #10

Le traitement réservé aux approches évolutionnaires du comportement humain est une des plus grosses injustices scientifiques de ces cinquante dernières années ! Voilà, c’est dit. Des chercheurs qui avouent faire de la « science marxiste » à ceux qui rejettent les résultats qui ne leur plaisent pas politiquement, je vous présente l’envers du décor de la recherche dans mon domaine.

Même si c’est un poil long, je vous recommande fortement de vous bloquer un moment pour regarder cette vidéo (ou l’écouter en podcast), elle est très importante pour comprendre la façon dont ces sujets sont traités dans les médias… et une partie du monde universitaire.

Vous pouvez aussi sauter la première partie un peu technique en vous rendant directement à la partie 2 « Quand la politique s’en mêle. »

À regarder sur YouTube :

ou lire tranquillement la version texte (simple transcription de la vidéo) :

Sommaire

« Un homme qui donne aux non-biologistes une image largement fausse de la théorie de l’évolution11. Maynard-Smith, John. Genes, Memes, & Minds. New York Review of Books (1995). »

« Un écran de fumée rhétorique ayant entravé les avancées scientifiques et causant encore beaucoup de confusion22. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994). »

« Un homme aux idées si confuses que ce n’est pas vraiment la peine de s’embêter avec11. Maynard-Smith, John. Genes, Memes, & Minds. New York Review of Books (1995). »

« Responsable de la mauvaise éducation d’une génération de scientifiques et de grand public33. Tooby, John & Cosmides, Leda. Tooby and Cosmides’ Response to Gould. (1997). »

« [lui et d’autres] déforment ostensiblement la synthèse moderne de l’évolution telle que défendue par ses plus illustres représentants44. Mayr, Ernst. Toward a New Philosophy of Biology: Observations of an Evolutionist. (1988). »

« Je n’ai jamais été un fan […]. Il se trompait constamment sur l’évolution humaine55. Hawks, John. Lewontin on Gould. (2015). »

« Je pense que c’était un charlatan. Il cherchait à se faire une réputation et obtenir de la crédibilité comme scientifique et auteur, et l’a fait en déformant systématiquement ce que les autres disaient66. French, Howard W.. E. O. Wilson’s Theory of Everything. The Atlantic (2011). »

Qui est visé par ces phrases prononcées par certains des plus grands noms de la biologie de l’évolution ? Un créationniste s’en prenant directement à la théorie de l’évolution ? Un pseudo-expert s’exprimant dans les médias ? Pire, un chercheur en psychologie évolutionnaire, connu pour sa vision très simpliste du vivant ? Hé bien non. Ces attaques ne sont pas dirigées contre la psychologie évolutionnaire mais contre un détracteur de cette discipline. Qui plus est, ce détracteur n’est pas un inconnu, mais un biologiste de l’évolution renommé, et même un des plus connus du grand public, un auteur de livres à succès écoulés à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, à tel point que vous en avez peut-être déjà lu. Ce chercheur, vous l’avez peut-être deviné, c’est bien entendu, je veux parler de monsieur « biiiiiip ». [nom bipé dans la vidéo]

Aujourd’hui, on va, à nouveau, une fois de plus, une dernière fois, parler des critiques de la psycho évo. Alors étant donné que j’ai déjà fait plus de 6h de vidéo pour répondre à ces critiques, qu’elles soient conceptuelles (), méthodologiques () ou politiques (), vous vous demandez peut-être ce que je peux bien avoir à raconter de plus ?

Deux choses principalement. Premièrement je veux vous montrer que les critiques dont j’ai parlé jusqu’ici sont effectivement celles sur lesquelles se base une partie du monde universitaire pour condamner la psycho évo. Je veux vous montrer que c’est pas moi qui ai sélectionné les pires critiques pour ensuite les démonter facilement, et pour faire ça il faut qu’on aille lire ensemble un article dans le texte, ce qu’on a jamais fait encore. Parce que je me mets à votre place, à vous mes abonnés en train d’essayer de vous faire un avis sur la psycho évo, avec vos capacités cognitives limitées, vous devez vous dire que, même si certaines choses que je vous ai racontées dans les vidéos précédentes ont l’air pas débiles, ça ne représente que mon avis, et l’avis du petit Homo Fabulus contre celui de dizaines ou de centaines d’universitaires, qu’est-ce que ça vaut, pas grand-chose, on est bien d’accord. Mais évidemment en science le nombre de critiques ne fait pas tout et leur qualité doit aussi être examinée, et donc aujourd’hui je veux vous montrer concrètement que le consensus contre la psycho évo qui a pu se former dans certaines disciplines ne se base pas sur des arguments plus sophistiqués que ceux que j’ai présentés jusqu’ici.

Et la deuxième raison pour laquelle je fais cette vidéo, c’est parce que pour vous faire un avis sur la pertinence des critiques, ça peut être intéressant de connaître leur contexte de production. De savoir qui étaient les personnes derrière ces critiques, et quels étaient les contextes sociaux et politiques dans lesquels elles ont été émises. Vous savez, il est souvent reproché aux défenseurs de la psycho évo de ne pas donner assez d’importance au contexte politico-historique dans lequel cette science s’est formée. Par exemple, certains détracteurs du champ pensent que c’est pas un hasard si on s’est mis à étudier les différences cognitives hommes-femmes au moment-même où les mouvements féministes se développaient dans la seconde moitié du XXe siècle. Ce serait parce que ces études constituent la contre-offensive des mouvements réactionnaires aux mouvements féministes. Alors c’est pas forcément un raisonnement très pertinent, parce qu’il amène à voir de la causalité partout là où il n’y a en fait souvent que des corrélations, mais peu importe la validité de ce raisonnement, ce que je veux faire aujourd’hui, c’est un peu rendre la monnaie de leur pièce à tous les gens qui pensent comme ça, ceux qui ne jurent que par le contexte, en m’intéressant au contexte de production des critiques de la psycho évo.

Donc voilà, le but de cette vidéo, c’est premièrement de vous montrer que le consensus contre la psycho évo dans certains domaines universitaires – et je dis bien dans certains domaines universitaires – est basé sur des arguments de faible qualité, et deuxièmement, de vous présenter le contexte dans lequel ce consensus s’est construit. Ça me fera deux parties de vidéo, et j’en rajouterai une troisième pour vous parler de mon ressenti plus personnel sur toutes ces histoires, sur ce que ça fait de pratiquer la psychologie évolutionnaire aujourd’hui au XXIe siècle, et du découragement que ça peut parfois générer.

Alors je sais que yen a certains parmi vous qui aimeraient que je passe à autre chose, que je vous parle de résultats plus que de critiques. Et croyez-moi, j’en serai le premier ravi. Mais je vous ai toujours dit depuis le début qu’il y aurait une grosse partie de cette série consacrée aux critiques, et que j’allais y répondre de la façon la plus exhaustive possible pour ne plus avoir à y revenir dans 5, 10 ou 20 ans. Je ferai ce que j’ai promis et je terminerai ce que j’ai commencé.

Je reconnais quand même que la première partie de cette vidéo pourrait s’avérer ennuyeuse par moments, parce que je vais répéter des choses déjà dites. Même si je vais m’efforcer de vous la rendre agréable, je ne peux pas non plus faire de miracles, après tout, on va devoir lire de la prose de philosophes. Vous pouvez donc sauter cette première partie si elle vous saoule, ça sera la plus chiante, et elle n’est pas absolument nécessaire à la compréhension de la série. Par contre, si la psycho évo vous intéresse vraiment, ou si la biologie du comportement de façon générale vous intéresse, je ne vous recommande vraiment pas de sauter les parties 2 et 3, où là je vais vraiment aborder des choses nouvelles, et en réalité des choses très peu connues du grand public, qui ne sortent pas des labos en général, mais dont il est, je pense, important que vous soyiez informés. Je vais vous montrer l’envers du décor de la recherche dans mon domaine, et vous allez voir que c’est pas toujours joli joli.

Voilà donc pour ceux qui voudraient sauter l’analyse critique et ennuyeuse d’article critique et ennuyeux, c’est ici que nos chemins se séparent. Je vous fais un résumé de la partie en une phrase : un article d’une encyclopédie de philosophie des sciences très réputée qualifie la psychologie évolutionnaire de discipline profondément défectueuse, mais cette affirmation n’est soutenue par aucun argument valable, et je renvoie à toutes mes vidéos précédentes pour comprendre pourquoi.

1. Étude d’une critique « de qualité »

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1.1. Rappel des bases de psycho évo

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Avant tout, puisqu’on va étudier la pertinence des critiques sur le fond, il me semble utile de faire un petit rappel sur ce fond, c’est-à-dire sur ce qu’est vraiment la psycho évo. Je ne vais pas refaire toutes mes vidéos précédentes bien sûr, mais si vous ne deviez en regarder qu’une, ce serait la dernière sur Court-Circuit le robot qui aimait les bornes incendies, parce qu’elle est assez courte et que je vais pas mal y faire référence aujourd’hui.

Et sinon, je peux quand même vous faire un petit résumé. Vous allez voir, ça va être très rapide.

La psychologie évolutionnaire, c’est le programme de recherche qui pense que postuler que notre psychologie a certaines fonctions nous aidera à découvrir certaines de ses propriétés.

Et c’est tout.

La psychologie évolutionnaire, c’est le programme de recherche qui pense que postuler que notre psychologie a certaines fonctions nous aidera à découvrir certaines de ses propriétés.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Postuler des fonctions aide à découvrir des choses, a un pouvoir heuristique comme on dit, tout simplement parce que la fonction et les propriétés d’un système sont toujours étroitement liés. Quand on postule qu’un système a une certaine fonction, ça permet tout de suite d’énumérer un certain nombre de propriétés que devrait posséder ce système pour bien fonctionner. Par exemple, si vous pensez qu’un programme informatique a la fonction d’extorquer de l’argent aux utilisateurs d’un PC, ça fait la prédiction que ce programme devrait être capable de verrouiller l’accès à certains fichiers, ou de supprimer des fichiers, ou d’afficher une pop-up qui demande de l’argent, etc. Toutes ces prédictions ne seront pas forcément vérifiées, mais c’est pas grave. Même si on en vérifie qu’une partie, on aura quand même réussi à découvrir des choses sur ce programme informatique, et surtout à savoir par quel bout l’attaquer, plutôt que de rester la bouche ouverte à baver devant ses milliers de lignes de code. Supposer des fonctions permet de découvrir des propriétés et de fournir un plan d’attaque à l’étude d’un système plutôt que d’avancer à tâtons dans le noir.

Schéma d’illustration du texte précédant.

La psychologie évolutionnaire, c’est exactement la même chose, mais dans le cas d’un système particulier qu’on appelle la psychologie. La psycho évo postule des fonctions à notre psychologie pour ensuite aller vérifier la présence de certaines propriétés associées à ces fonctions. L’idée est vraiment toute conne, mais elle est extrêmement puissante. C’est grâce à elle que depuis 50 ans, les biologistes, pas seulement les psychologues évolutionnaires, les biologistes qui utilisent ces approches qu’on appelle adaptationnistes ont découvert plein de choses sur le monde vivant.

1.2. L’article de l’encyclopédie de Stanford

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Ce rappel étant fait, étudions maintenant les critiques. Pour faire ce boulot correctement, il nous faut un article représentatif des critiques et qui soit de bonne qualité. Idéalement, il faudrait que ce soit un texte d’encyclopédie, pour qu’il effectue une synthèse des débats plutôt que de présenter un argument particulier. Si possible, il faudrait une encyclopédie qui a plutôt bonne réputation. Il faudrait aussi un texte mis à jour régulièrement, et un texte écrit par des gens qui s’y connaissent un peu en épistémologie et en philosophie des sciences. Et ça tombe bien parce qu’il existe un texte qui coche toutes ces cases, et qui en plus est accessible en ligne gratuitement, c’est celui de l’encyclopédie de philosophie de Stanford77. Downes, Stephen M.. Evolutionary Psychology. (2018). Cette encyclopédie est mise à jour tous les 5 ans et est considérée comme une référence par pas mal de philosophes. Et elle possède une entrée sur la psychologie évolutionnaire écrite par un philosophe des sciences spécialiste de la biologie, Monsieur Stephen Downes. Que demander de plus ?

Je tiens quand même à signaler que même si aujourd’hui je ne vais discuter que de cet article, des critiques de la psycho évo, il en existe plein d’autres, il y a même des livres entiers qui ont été écrits sur la question. Je vous les mets en référence si ça vous intéresse88. Gould, S. J. & Lewontin, R. C.. The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm: A Critique of the Adaptationist Programme. Proceedings of the Royal Society of London. Series B. Biological Sciences (1979), 99. Lewontin, Richard C. et al. Not in Our Genes: Biology, Ideology and Human Nature. (1984), 1010. Sterelny, Kim. The Adapted Mind. Biology and Philosophy (1995), 1111. Rose, Hilary & Rose, Steve. Alas Poor Darwin: Arguments Against Evolutionary Psychology. (2000), 1212. Fodor, Jerry. The Mind Doesn’t Work That Way. (2000), 1313. Lloyd, Elisabeth A. & Feldman, Marcus W.. Evolutionary Psychology: A View from Evolutionary Biology. Psychological Inquiry (2002), 1414. Buller, David J.. Adapting Minds: Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature. (2005), 1515. Dupré, John. Against Maladaptationism: Or, What’s Wrong with Evolutionary Psychology. (2012).

Ce qui est cool avec cet article de l’encyclopédie de Stanford, c’est que dès le premier paragraphe, il annonce la couleur :

« Il existe un consensus large parmi les philosophes des sciences pour dire que la psychologie évolutionnaire est une entreprise profondément défectueuse77. Downes, Stephen M.. Evolutionary Psychology. (2018). »

« Entreprise profondément défectueuse. »

« Consensus large ».

C’est pas des petits mots hein, même moi j’ai jamais traité la géologie d’entreprise profondément défectueuse. En gros, « profondément défectueux », c’est la façon universitaire polie de dire que la psycho évo, c’est de la merde. Donc c’est parfait, on a là un article censé être de très bonne qualité et qui dans le même temps fait état d’un consensus très négatif sur la psycho évo. On imagine que pour soutenir une conclusion si forte, des arguments solides vont être présentés.

Pour des raisons évidentes de contraintes de temps, je ne vais pas vous lire l’article phrase par phrase. Les plus motivés d’entre vous peuvent faire pause maintenant pour aller le lire s’ils le veulent, le lien est en description. Pour ma part, je vais surtout m’attarder sur les points de reproches faits à la psycho évo et vous faire un résumé plus rapide des autres passages. J’en profite pour dire à ceux qui écoutent en podcast que vous aurez peut-être parfois du mal à suivre, parce que vous ne saurez pas quand je cite du texte de l’article, mais comme les IAs ne sont pas encore assez bonnes à mon goût pour faire de la synthèse vocale et que j’ai pas d’amis pour lire les citations à ma place, hé ben j’ai pas d’autres solutions.

Première citation : « Tout comme les psychologues cognitifs, les psychologues évolutionnaires proposent que la plupart, si ce n’est l’ensemble de notre comportement peut être expliqué en faisant appel à des mécanismes psychologiques internes. » On n’est qu’à la deuxième phrase du premier paragraphe, mais on a déjà un problème ici, ou tout du moins un flou important. Cette phrase peut en effet vouloir dire quelque chose de très vrai comme quelque chose de très faux. Elle est vraie parce qu’évidemment que tous nos comportements sont produits par notre psychologie. La psychologie, c’est juste le produit de l’activité du cerveau, et aux dernières nouvelles c’est bien le cerveau qui commande l’intégralité de nos comportements. Tous nos comportements peuvent donc être expliqués en faisant appel à des mécanismes psychologiques internes. Par contre, c’est une phrase maladroite parce qu’elle suggère que les psychologues évolutionnaires sont des réductionnistes qui pensent que tout comportement peut s’expliquer sans évoquer l’environnement à aucun moment. Ce qui est évidemment faux, et je renvoie à ma vidéo sur Court-Circuit si vous avez besoin de plus d’explications (). C’est pas parce qu’on dit que tous les comportements d’un robot peuvent se comprendre en faisant référence à ses programmes informatiques qu’on dit que l’environnement n’a plus de rôle à jouer pour expliquer ces mêmes comportements. Et je renvoie également à cette vidéo qui explique pourquoi l’environnement, y compris socio-culturel, est central en psychologie évolutionnaire (). Donc dès la deuxième phrase, on a un flou dans l’explication, qui donnera à beaucoup de monde l’image d’une psycho évo réductionniste.

La suite du paragraphe n’apporte pas grand-chose, si ce n’est que c’est là qu’on apprend que pour la plupart des philosophes des sciences, la psychologie évolutionnaire est considérée comme profondément défectueuse. Au passage, je m’excuse par avance auprès de tous les philosophes qui me regardent, parce que je ne vais pas arrêter de balancer sur vos collègues et surtout de faire des généralisations abusives. Je ne vais pas arrêter de parler « des philosophes » ou « des philosophes des sciences » comme si tous pensaient la même chose. C’est bien sûr pas le cas, mais la raison pour laquelle je me permets ces généralisations, c’est précisément parce que les philosophes eux-mêmes parlent de « consensus des philosophes des sciences » contre la psycho évo, c’est marqué noir sur blanc. Mais bon évidemment que consensus ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’exceptions, et certains philosophes sont même très enthousiastes, ce qui est d’ailleurs reconnu en fin de paragraphe. Donc je répète, il existe des philosophes brebis égarées qui ne condamnent pas la psycho évo, et je vous en reparlerai en fin de vidéo, mais tout au long de cette vidéo je me permettrai quand même de faire des généralisations abusives à cause de ce consensus avoué. Après j’ai toujours pas décidé si je plaçais les philosophes avant ou après les ingénieurs dans ma hiérarchie des métiers.

Continuons notre analyse. Ensuite on a le plan de l’article, et ensuite on entre dans le coeur du sujet avec une présentation des spécificités de la psycho évo par rapport aux autres approches évolutionnaires du comportement.

Pas de problème particulier avec cette section qui est plutôt bonne, elle présente rapidement en quoi l’approche de la psycho évo est différente de celles des autres sciences évolutionnaires du comportement comme l’écologie comportementale, je vous en ai moi-même parlé dans cette vidéo (). Cette section conclut que les divergences entre ces approches ne pourront être résolues qu’en examinant le fond des arguments, ce qui est fait dans la partie suivante.

Dans cette partie suivante est énumérée une liste de six concepts importants en psycho évo. On trouve ici une deuxième imprécision importante, quand il est mentionné que les psychologues évolutionnaires pensent que « la sélection naturelle conduit à ce que le cerveau soit composé de pleins de programmes spécialisés et pas d’une architecture généraliste ».

Énoncée telle quelle, cette affirmation est une caricature. C’est vrai que les psychologues évolutionnaires insistent sur la spécialisation fonctionnelle, et donc sur l’architecture modulaire du cerveau, mais ce n’est pas pour nier complètement la possibilité de processus plus généralistes. L’existence de processus généralistes n’est pas remise en question, mais, au XXe siècle les sciences sociales avaient tellement l’habitude d’expliquer les comportements à l’aide d’une poignée de programmes cognitifs seulement que les chercheurs en psycho évo ont jugé bon d’insister sur cette notion de spécialisation. Et le tout entouré bien sûr de gros débats sur ce qu’on appelle un programme « spécialisé » ou « généraliste », voir cette vidéo ().

Dans le paragraphe suivant, la même approximation est répétée. L’auteur de l’article affirme que les psychologues évolutionnaires pensent que « tout comme il n’existe pas d’organe à tout faire, il n’existe pas de mécanisme psychologique généraliste ». Une nouvelle fois, c’est pas que l’existence de mécanismes généralistes est rejetée, c’est qu’il n’y a pas de raisons de penser qu’ils soient la règle. Et les organes corporels offrent effectivement une bonne analogie : on a pas d’organes à tout faire dans notre corps, donc on ne voit pas pourquoi on aurait des programmes cognitifs à tout faire dans notre cerveau. Notre corps est massivement spécialisé fonctionnellement, on ne voit pas pourquoi notre psychologie ne le serait pas aussi.

Cet exemple illustre comment les positions de la psycho évo peuvent être caricaturées, alors que ce qu’elle raconte est généralement assez nuancé. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé de corriger ces malentendus. Par exemple, dans ce livre Sense and Nonsense qui est un petit classique de philosophie de la biologie et qui a été publié sept ans avant l’article de l’encyclopédie de Stanford, les fondateurs de la psychologie évolutionnaire, Cosmides et Tooby, sont ouvertement questionnés sur la possibilité de mécanismes généralistes :

Image d’illustration de la citation : « Quand nous avons demandé à Cosmides et Tooby s’ils accepteraient que beaucoup de traits psychologiques soient généralistes, ils répondirent avec un vigoureux : "bien sûr !", et nous renvoyèrent vers des études expérimentales qui le prouvaient. ». Citation de 16. Laland, Kevin N. & Brown, Gillian. Sense and Nonsense: Evolutionary Perspectives on Human Behaviour.  (2011).

« Quand nous avons demandé à Cosmides et Tooby s’ils accepteraient que beaucoup de traits psychologiques soient généralistes, ils répondirent avec un vigoureux : « bien sûr ! », et nous renvoyèrent vers des études expérimentales qui le prouvaient1616. Laland, Kevin N. & Brown, Gillian. Sense and Nonsense: Evolutionary Perspectives on Human Behaviour. (2011). »

On ne peut pas faire plus clair que ça ! La psycho évo reconnaît parfaitement l’existence de mécanismes psychologiques généralistes, mais sept ans après, elle continue à être dépeinte comme un champ qui rejette la possibilité de mécanismes généralistes, y compris dans des articles de qualité comme celui de l’encyclopédie de Stanford.

Dans ce même paragraphe, on apprend que la psychologie évolutionnaire aurait une « vision réductionniste ». Pourquoi ? Parce qu’elle postule que « décrire l’architecture computationnelle évoluée de nos cerveaux permettrait « une compréhension systématique des phénomènes sociaux et culturels »». Autrement dit, parce qu’elle pense que des choses compliquées comme la culture et le social peuvent s’expliquer par des choses plus simples comme des programmes cognitifs évolués, la psycho évo serait réductionniste. Bon. Ici, la gravité de l’accusation dépend du sens donné au mot « réductionnisme ». Je vous ai déjà expliqué dans cette vidéo () qu’on pouvait distinguer un bon et un mauvais réductionnisme. Le bon c’est celui qui essaie de trouver des explications simples aux phénomènes compliqués. Ce bon réductionnisme, il est pratiqué dans toutes les sciences, y compris les sciences sociales. Le mauvais, c’est celui qui pense qu’on peut se restreindre à un seul niveau d’analyse pour expliquer des trucs compliqués comme le comportement humain. Par exemple, penser qu’on aura tout compris au comportement humain une fois qu’on aura fait un catalogue complet des gènes d’un individu.

La psycho évo est effectivement réductionniste, mais à mon avis dans le bon sens. C’est complètement vrai qu’elle pense que des phénomènes socioculturels compliqués peuvent s’expliquer en partie par des programmes cognitifs évolués, exactement comme on peut expliquer les comportements collectifs de robots par des programmes qu’on leur a mis dans la tête. Mais ça n’oblige pas à adhérer dans le même temps au mauvais réductionnisme qui consiste à dire que les explications des comportements autres que cognitives n’ont aucun intérêt. Comme je vous le répète souvent, en matière de comportement humain, les explications ne sont pas un jeu à somme nulle. Des explications culturelles et sociologiques peuvent parfaitement coexister avec des explications cognitives et évolutionnaires. Le psychologique n’est pas séparé du social, les deux sont en interaction permanente. La psycho évo aime bien insister sur le niveau psychologique précisément parce que ce niveau est à l’interface de plein d’autres niveaux, à l’interface du génétique, du neuronal, du social, mais elle n’est pas réductionniste dans le sens où elle penserait que les sciences sociales traditionnelles ne servent à rien pour expliquer les comportements. Malheureusement, c’est ce que laisse sous-entendre cet article, à cause d’une formulation ambigue.

Quelques lignes plus bas, on trouve encore une affirmation très floue qui fait passer la psycho évo pour absurde alors qu’en fait elle ne fait que dire des choses triviales. Soit-disant, en psycho évo, on penserait que « tout comportement s’explique en termes de mécanismes psychologiques ayant résolu un problème au cours de l’évolution ». Et ça ça doit vous rappeler immédiatement ma dernière vidéo, où, quand Leïla affirme qu’elle peut expliquer pourquoi Court-Circuit tourne autour des bornes incendies, Boris en conclut qu’elle postule l’existence d’un programme ayant spécifiquement pour but de tourner autour des bornes incendies (). Court-Circuit n’a pas de tel programme, mais il a un programme le faisant être attiré par la couleur rouge, et ce programme est évidemment sensible à son environnement. De la même façon, quand la psycho évo postule que tout comportement peut s’expliquer par des programmes cognitifs ayant résolu un problème au cours de l’évolution – en mettant de côté les cas particuliers des sous-produits et de la dérive – elle n’est pas en train d’affirmer qu’il existe une bonne raison derrière chacun de nos comportements, que tout ce que fait un humain du matin au soir est utile pour la survie ou la reproduction. Une nouvelle fois, il est très facile de faire passer des affirmations triviales pour absurdes. Je ne sais pas si les philosophes des sciences font ça intentionnellement, mais il est certain que ce texte manque énormément de clarté.

Et ça continue ensuite. La phrase suivante de l’article est également très ambigüe : « les psychologues évolutionnaires insistent pour dire que les mécanismes psychologiques sont universels et ne sont pas, ou peu, sujets à la variation. Ils affirment que ces mécanismes sont des adaptations mais ne sont plus sous sélection. »

Une personne qui ne connaîtrait pas la psycho évo, elle va penser deux choses en lisant ça. La première, c’est que les psychologues évolutionnaires verraient le cerveau comme un organe ayant cessé d’évoluer. La deuxième, c’est qu’ils penseraient que tous les cerveaux humains sont identiques. Deux affirmations évidemment à contre-courant du consensus scientifique, donc la psycho évo, c’est tout pourri. Mais ce que disent les psychologues évolutionnaires est une nouvelle fois bien plus subtil et en réalité pas du tout controversé… L’idée c’est pas de dire que nos cerveaux ont cessé d’évoluer ou qu’il n’existe pas de variation d’un individu à un autre. L’idée c’est de considérer cette évolution comme suffisamment lente et cette variation suffisamment faible pour qu’on puisse les négliger en pratique. Je vous l’ai expliqué dans cette vidéo (), le parallèle avec les organes est une nouvelle fois utile. Même si nos organes, notre coeur, nos poumons, notre foie, continuent à évoluer tous les jours, même s’ils sont frappés par des mutations en permanence, et même si chaque personne dans le monde a un coeur un peu différent de celui de son voisin, cette variabilité ne change rien au fonctionnement général de ces organes. La variabilité des coeurs par exemple ne nous empêche pas de comprendre le fonctionnement général des ventricules, des valves, le trajet du sang, etc. Les psychologues évolutionnaires ne disent rien de plus. Les mécanismes psychologiques sont peut-être différents dans le détail d’un individu à l’autre, mais il n’y pas de raison qu’ils diffèrent du point de vue du fonctionnement général. C’est quelque chose de complètement trivial, mais sous la plume des philosophes des sciences c’est tourné d’une telle façon que ça laisse supposer que les psychologues évolutionnaires ont une vision complètement naïve.

On en arrive à la fin de cette section censée présenter les bases théoriques de la psycho évo. Et vous voyez que rien que dans cette section, on a déjà navigué entre les erreurs basiques et les imprécisions qui laissent penser que la psycho évo fait des hypothèses absurdes quand en réalité elle ne fait qu’énoncer des banalités.

La section suivante revient sur le problème de la modularité massive, qui est l’hypothèse que le cerveau serait entièrement constitué de mécanismes spécialisés. Apparemment c’est un problème tellement important pour les philosophes qu’une section entière y est consacrée. Pourtant, on vient de voir que non seulement l’existence de mécanismes généralistes est reconnue depuis longtemps en psycho évo, mais qu’en plus, comme je vous l’expliquais dans ma vidéo dédiée (), tous ces débats reposent sur un malentendu. Pour les psychologues évolutionnaires, « modulaire » veut simplement dire « spécialisé fonctionnellement », un concept pas controversé en sciences cognitives, même si on peut toujours discuter les détails. Par contre, pour les philosophes, et notamment les plus célèbres ayant travaillé sur la question comme Jerry Fodor, « modulaire » veut avant tout dire « encapsulé », le fait que nos programmes cognitifs ne pourraient pas communiquer les uns avec les autres. Mais c’est pas une position que défend la psycho évo.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Sans oublier que peu importe la vision de la modularité de l’esprit que vous avez, ça ne remet pas en cause le concept central de la psycho évo qui est de postuler des fonctions pour découvrir du design. Quand vous dites « si ce mécanisme psychologique a évolué pour telle raison, alors il devrait avoir telle caractéristique », vous n’avez à aucun moment parlé de modularité. Dans ma vidéo sur le dégoût, je ne fais appel à aucun moment au concept de modularité, et pourtant ça ne m’empêche pas de vous parler des découvertes.

Schéma d’illustration du texte précédant.

La section suivante est la plus importante en ce qui nous concerne, puisque c’est celle qui est censée nous apprendre pourquoi les philosophes des sciences ne sont pas convaincus par la psychologie évolutionnaire. Selon eux, ce programme de recherche serait « trop adaptationniste », « insoutenablement réductionniste », « fourvoyé sur la question des modules », ou accusé d’avoir une conception très lâche de la fitness. Je ne reviens pas sur la question du réductionnisme ou des modules qu’on vient d’aborder. Intéressons-nous aux deux autres accusations.

Sur l’adaptationnisme, nos amis philosophes font remarquer que le concept d’adaptation est un concept difficile. Ce qui est tout à fait vrai, il est pas mal débattu même en biologie de l’évolution. Je vous en avais parlé dans cette vidéo (). Il existe notamment des désaccords sur la façon de reconnaître une adaptation. Certains biologistes vont parler d’adaptation uniquement lorsqu’ils auront identifié un organe ou un comportement qui augmente les chances de survie ou de reproduction, quand d’autres en parleront lorsqu’ils observeront un design qui leur paraît très peu probable d’avoir évolué par hasard. Ya pas de bonne ou de mauvaise définition, ce sont deux façons d’aborder le problème. La psycho évo, elle, a décidé de se concentrer sur la définition en terme de design parce que son but premier c’est de découvrir des propriétés de notre psychologie, et pour ça ya rien de mieux qu’une analyse de correspondance design-fonction.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Les philosophes des sciences citent aussi Gould et Lewontin et leurs accusations de « just-so stories », leurs accusations que les hypothèses adaptationnistes ne seraient pas testables, qu’elles ne seraient que de la spéculation. C’est pourtant une des idées reçues les plus fausses sur le domaine. Dans ma vidéo Court-Circuit, j’ai essayé d’illustrer simplement comment on pouvait départager des hypothèses sur la fonction. Faire l’hypothèse que Court-Circuit est attiré par les bornes incendies ou par les objets rouges ne fait pas les mêmes prédictions sur la façon dont il se doit se comporter dans différents environnements. Et comme je vous en parlais dans cette autre vidéo (), en réalité, 90% du travail des psychologues évolutionnaires n’est pas de spéculer sur la fonction d’un trait, mais de tester les prédictions de leurs hypothèses. Le boulot des psychologues évolutionnaires est avant tout expérimental. C’est donc vraiment faire preuve d’un manque de connaissance du domaine ou d’une réelle mauvaise foi que de leur reprocher de faire de la spéculation. Et ce n’est donc pas très étonnant que ces reproches aient été proférés par Gould et Lewontin quand on connaît un peu les bonhommes, sur lesquels je vais revenir dans un petit instant.

Ensuite, nos amis philosophes reprochent à la psychologie évolutionnaire d’être trop adaptationniste et de ne pas assez considérer d’hypothèses alternatives aux hypothèses adaptatives. Ça je vous en ai parlé dans cette vidéo (). Cette critique fait partie de ce que j’appelle les critiques pertinentes mais non fatales. Déjà il faut commencer par définir ce que ça veut dire être « trop » ou « pas assez » adaptationniste. C’est quoi le « bon » niveau d’adaptationnisme ? Nos amis philosophes ne proposent pas de réponse. Et ensuite si en psycho évo on fait passer les hypothèses adaptatives en premier, c’est toujours pour la même raison : c’est parce que ces hypothèses permettent de découvrir du design, qu’elles ont un pouvoir heuristique important. Et comme elles finissent en général toujours par être testées, même si vous vous trompez en postulant une fonction, c’est pas très grave. À l’inverse, les hypothèses alternatives, qui pensent que les comportements ont évolué par hasard ou sont des sous-produits d’autres adaptations, sont elles extrêmement difficiles voire impossibles à tester. Pour prouver que Court-Circuit tourne autour d’une borne incendie par hasard, bon courage. Donc donner la priorité aux hypothèses adaptatives se justifie, mais c’est sûr que toujours les faire passer en premier aboutira parfois à ce qu’on postule de la fonction évoluée là où il n’y en a pas. Mais il ne s’agit que d’une limite, pas d’une critique fatale. Le programme adaptationniste n’a pas que des avantages mais reste extrêmement utile pour découvrir du design. Il n’y a aucune de raison de faire comme nos amis les philosophes qui ne mentionnent que les limites sans reconnaître les avantages en même temps, et nous poussent donc à supposer que ces limites sont fatales.

Critique suivante, nos amis philosophes reprochent de ne pas considérer la plasticité phénotypique comme une adaptation. La plasticité phénotypique, c’est un mot un peu compliqué qui désigne simplement le fait que les êtres vivants sont capables d’adapter leurs comportements à un certain environnement, une situation ou un contexte particulier. Quand on cherche à expliquer pourquoi le comportement d’un animal est adapté, on a l’habitude d’opposer deux hypothèses : soit ce comportement est codé en dur dans ses gènes, soit il a été produit de façon plastique en temps réel par notre animal en fonction des spécificités de la situation.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Sauf que, c’est une erreur de considérer que lorsque l’on parle de plasticité phénotypique, on n’a plus besoin de parler de gènes et d’évolution. La plasticité phénotypique reste toujours un produit de la sélection naturelle, et est codée d’une façon ou d’une autre par des gènes. C’est une erreur de considérer qu’un comportement évolué sera forcément rigide, fixe et invariant. La sélection naturelle peut très bien produire des comportement flexibles, plastiques et variables. Et les psychologues évolutionnaires n’ont donc aucun mal à considérer que certains comportements puissent s’expliquer par la plasticité. Ce qu’ils font remarquer par contre, c’est que ce concept est souvent utilisé à toutes les sauces, comme LA solution permettant d’expliquer les comportements humains sans avoir besoin de faire appel à l’évolution, alors que ce n’est pas du tout le cas comme je viens de vous l’expliquer. Qualifier de « plastique » un comportement qui varie n’explique rien en soi. Ce n’est qu’une redescription, du collage d’étiquette. C’est comme dire que Court-Circuit est attiré par les bornes incendies en France et les cabines téléphoniques en Angleterre parce que son comportement est plastique. Pourquoi pas, mais qu’est-ce qu’on a compris de plus en disant ça ? Il faut essayer d’aller un peu plus loin en se demandant d’où vient cette plasticité, pourquoi elle existe, par quoi elle est permise. Et pour répondre à ces questions, la théorie de l’évolution sera toujours utile. J’ai développé tout ça dans cette vidéo ().

Ha oui et puis remarquons que quand les philosophes reprochent aux psychologues évolutionnaires de ne pas considérer la plasticité comme une adaptation, ils leur reprochent en réalité de ne pas être assez adaptationnistes. Or, qu’est-ce qu’on a vu quelques lignes plus haut ? Qu’on leur reprochait aussi d’être trop adaptationnistes, de voir de la sélection naturelle partout. Donc on reproche à la psycho évo d’être à la fois trop et pas assez adaptationniste. Faudrait savoir les cocos. C’est là où on commence à se rendre compte qu’il y a une certaine mentalité du « tout est bon à prendre » pour critiquer la psycho évo, peu importe les contradictions et incohérences internes que ça entraîne. Je reviendrai sur cette mentalité plus loin.

Le paragraphe suivant réaffirme que c’est naïf de penser que nos adaptations ont cessé d’évoluer. Selon nos amis philosophes, « Il est faux de penser que les adaptations ne peuvent pas être sujettes à de la variation ». J’ai déjà répondu à ça, je ne reviens pas dessus. Négliger la variation est tout à fait justifié quand on s’intéresse au fonctionnement général d’une adaptation. Ça ne choque personne quand on étudie les organes du corps, ça ne devrait choquer personne lorsqu’on étudie les organes de l’esprit.

Juste après, on peut lire que les adaptations seraient des « produits de la sélection naturelle et pas des traits qui exhibent un certain design et sont universaux dans une espèce ». Rien de nouveau sur le fond ici, c’est toujours le difficile débat sur la définition d’une adaptation. Les philosophes des sciences semblent penser qu’il n’en existe qu’une seule, mais s’ils avaient ouvert un manuel de biologie de l’évolution comme celui-ci1717. Ridley, Mark. Evolution. (2004), ils auraient vu qu’il y en a plusieurs, et que celle utilisée par les psychologues évolutionnaires est parfaitement valide.

Dans le paragraphe suivant ce sont les études interculturelles qui sont critiquées. En psycho évo, on aime bien faire des expériences qui comparent les préférences psychologiques ou les comportements des gens dans différentes cultures. Ça permet d’éviter de ne toujours étudier que les populations occidentales, ce qui est évidemment important quand on a pour but de comprendre le fonctionnement général de la psychologie humaine. Ça permet aussi de mieux comprendre dans quelles conditions des mécanismes psychologiques universels peuvent produire des comportements variés, cette fameuse plasticité phénotypique. C’est l’équivalent d’étudier le comportement de Court-Circuit en France et en Angleterre. Et là, pourquoi nos amis philosophes râlent ? Parce que pour eux, lorsque l’on observe des similarités psychologiques entre différentes cultures, ça ne veut pas forcément dire qu’on a mis le doigt sur une adaptation commune à toute l’humanité. Et c’est parfaitement vrai, il y a d’autres explications que l’évolution qui peuvent expliquer pourquoi les mêmes comportements se retrouvent dans des cultures différentes. Mais à ma connaissance, personne ne remet ça en question. Les expériences interculturelles ne sont pas une preuve suffisante d’adaptation, c’est juste une pièce du puzzle en plus. De la même façon que si un biologiste voulait prouver que le coeur est une adaptation, il ferait bien de commencer par s’assurer qu’on ne connaît pas de populations humaines sans coeur, les psychologues évolutionnaires commencent par s’assurer qu’on ne trouve pas de populations humaines sans un certain mécanisme cognitif avant de commencer à parler d’adaptation. Il n’y a rien d’aberrant à ça.

Dans le paragraphe suivant, on apprend qu’il existe toujours des explications alternatives à celles de la psychologie évolutionnaire. Bon bah surprise, le monde est compliqué et différentes explications sont en compétition pour l’expliquer. On voit mal en quoi cette critique est spécifique à la psycho évo et en quoi elle serait fatale au champ de quelque manière que ce soit.

Et enfin, on en arrive au moment que vous attendez tous, puisque cet article va enfin nous expliquer pourquoi la psycho évo est supposément profondément défectueuse. Je cite l’auteur, ouvrez les guillemets : « J’ai dit en introduction qu’il existe un consensus général chez les philosophes des sciences pour dire que la psychologie évolutionnaire est une entreprise profondément défectueuse, et certains philosophes de la biologie continuent de nous rappeler pourquoi. ». Fermez les guillemets, et à cet endroit-là se trouve une seule référence d’un seul livre dont un des chapitres reproche à la psycho évo de ne pas bien connaître l’environnement passé et de négliger la plasticité, deux problèmes qui sont une nouvelle fois des faux problèmes, j’en parle dans cette vidéo (). Mais à part ça, c’est tout. L’article est quasiment terminé. Le reste de la section parle des philosophes des sciences qui ont défendu la psycho évo, on y reviendra. La section suivante présente un exemple de recherche sur la morale. La suivante discute de la notion de nature humaine sans faire de critiques particulières. Et la dernière parle des applications concrètes de la psychologie évolutionnaire et des contributions que pourraient faire les philosophes des sciences à ce champ dans le futur.

À part ça, c’est tout. Les arguments avancés pour conclure que la psychologie évolutionnaire est « profondément défectueuse » se résument à tout ce qu’on a vu auparavant, rien de plus, rien de moins.

1.3. Inattaquable car triviale ?

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Alors qu’est-ce qu’on peut dire de tout ça en prenant un peu de recul ? Je vous disais en introduction que pour se faire une idée de la qualité des critiques il fallait choisir un article représentatif. Celui que nous avons lu ensemble est à mon avis très représentatif, non seulement parce qu’il provient d’une encyclopédie à jour faisant un état de l’art de la littérature, mais également parce qu’il annonce d’entrée quelque chose de très fort – que la psycho évo serait « profondément défectueuse », sans ensuite apporter aucun argument à la hauteur de ces accusations. C’est un article qui vend du rêve sans service après-vente, et c’est quelque chose de très courant chez les critiques de la psycho évo. Cet article est donc bien représentatif de la faible qualité des débats.

Alors qu’est-ce qu’on peut dire de tout ça en prenant un peu de recul ? Je vous disais en introduction que pour se faire une idée de la qualité des critiques il fallait choisir un article représentatif. Celui que nous avons lu ensemble est à mon avis très représentatif, non seulement parce qu’il provient d’une encyclopédie à jour faisant un état de l’art de la littérature, mais également parce qu’il annonce d’entrée quelque chose de très fort – que la psycho évo serait « profondément défectueuse », sans ensuite apporter aucun argument à la hauteur de ces accusations. C’est un article qui vend du rêve sans service après-vente, et c’est quelque chose de très courant chez les critiques de la psycho évo. Cet article est donc bien représentatif de la faible qualité des débats.

Plus précisément, les arguments énoncés peuvent se classer dans trois catégories. D’abord, ceux basés sur des malentendus ou une méconnaissance de la psychologie évolutionnaire. Reprocher à la psycho évo de penser que le cerveau humain aurait cessé d’évoluer, ou qu’il n’existerait aucun mécanisme généraliste dans le cerveau, c’est tout simplement mal la connaître. C’est lui faire dire des choses qu’elle ne pense pas. Ensuite, il y a les arguments qui peuvent sembler pertinents, mais uniquement sous une définition bien particulière des termes. Dans cette catégorie on trouve les critiques sur le concept de modularité ou sur le réductionnisme. C’est uniquement en adoptant une définition bien particulière de ces mots que ces critiques sont pertinentes, une définition qui la plupart du temps n’est pas celle de la psycho évo. Et enfin, on trouve les critiques qui sont réellement pertinentes, qui mettent en évidence une limite réelle que peut avoir la psycho évo, mais qui ne sont pas dévastatrices. Ce sont simplement des critiques qui illustrent le fait qu’en science, aucune approche n’est jamais parfaite, chacune a toujours des points forts et des points faibles. Dans cette catégorie se trouvent par exemple les critiques sur le programme adaptationniste et à quel point il peut nous conduire à négliger des hypothèses non adaptatives.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Vous devez maintenant mieux comprendre pourquoi je vous disais tout à l’heure qu’il suffit de piger que la psychologie évolutionnaire c’est simplement se préoccuper de fonction pour découvrir du design pour comprendre pourquoi la plupart des critiques sont peu pertinentes. C’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo d’être un champ « spéculatif » qui produit des hypothèses qu’on ne peut pas tester, parce que le travail premier des chercheurs du champ c’est précisément de tester empiriquement les prédictions de leurs hypothèses. C’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo de ne pas assez bien connaître l’environnement passé de nos ancêtres parce qu’à partir du moment où les hypothèses sont testées, si on se trompe sur l’environnement passé ça va simplement conduire à ne pas pouvoir confirmer les prédictions. C’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo de ne pas avoir de machine à remonter le temps pour tester ses hypothèses, parce que son but c’est de faire des hypothèses sur la psychologie des humains d’aujourd’hui, pas sur celle des humains du passé. C’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo de ne pas connaître les gènes qui codent pour nos capacités cognitives, parce que la méconnaissance de leurs gènes n’empêche pas d’étudier leur fonctionnement général. Et c’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo d’être trop modulaire, parce que la notion de modularité n’intervient à aucun moment lorsque vous cherchez à tester des hypothèses fonctionnelles. Une fois de plus, je renvoie à ma dernière vidéo sur Court-Circuit au cas où tout ce que je viens de dire vous paraît nébuleux ().

Schéma d’illustration du texte précédant.

Et enfin, je pense qu’il sera aussi utile de rappeler que faire des hypothèses sur la fonction de notre psychologie pour découvrir du design c’est ce que font déjà tous les psychologues NON-évolutionnaires. Je prends un exemple au hasard, comme cette vidéo de psyko-couac, dans laquelle il présente la fonction supposée de la nostalgie en psychologie NON-évolutionnaire1818. PsykoCouac. Ca Sert à Quoi La Nostalgie? – Psykonnaissance #36. (2022). Comment croyez-vous que les psychologues NON-évolutionnaires ont fait pour proposer une fonction à la nostalgie ? Ils ont fait exactement la même chose que les psychologues évolutionnaires, ils ont fait une analyse de correspondance design/fonction. Simplement, ils ne l’ont pas basée sur des considérations évolutionnaires. L’analyse de correspondance design/fonction est bien une stratégie heuristique que l’on retrouve dans de nombreux domaines, en psychologie non-évolutionnaire, en philosophie, en biologie de l’évolution, et bien sûr en ingéniérie, robotique, programmation, et dans tous les domaines où on manipule des systèmes spécialisés fonctionnellement. La psycho évo, c’est simplement l’esprit ingénieur appliqué à la psychologie humaine.

Voilà pourquoi il est possible de dire dans un sens que son principe de base est inattaquable. Une fois que vous avez compris que la psycho évo ça n’est que postuler des fonctions pour découvrir du design, une fois que vous avez compris qu’elle fait la même chose que la psychologie non-évolutionnaire, vous avez compris que son programme de recherche est en fait trivial. Mais quand elle est enterrée sous une montagne de critiques, comme l’ont fait les philosophes des sciences, on a l’impression qu’elle se fourvoie, qu’elle est naïve, et effectivement profondément défectueuse. Mettez-vous à la place de quelqu’un qui va lire cet article de l’encyclopédie de Stanford pour la première fois, il va se dire, « ho la la, ça fait quand même beaucoup de critiques, c’est pas possible qu’elles soient toutes à côté de la plaque, dans le tas il doit forcément y en avoir une ou deux qui sont valides ». Je comprends que ça impressionne, cet empilement de critiques, et en fait, c’est précisément l’effet recherché, c’est ce qu’on appelle la stratégie du millefeuille argumentatif. Les philosophes empilent les critiques pour convaincre. Pourtant, quand on prend ces critiques une par une, on se rend compte qu’elle n’ont rien d’impressionnant, que certaines reposent sur des malentendus, d’autres sur une mauvaise connaissance du champ, d’autres sont pertinentes mais non fatales. Mais en aucun cas elles ne suffisent pour conclure à un champ « profondément défectueux ».

Je tiens à être clair que je trouve ça très normal que la psycho évo soit critiquée et il est certain que certaines critiques sont pertinentes, c’est pas ça le problème. Si la psycho évo est un champ scientifique comme un autre, alors elle aura des limites et des faiblesses comme un autre, ya aucun doute là-dessus. Ça serait même plutôt inquiétant de trouver un domaine scientifique qui ne soit pas critiqué. Il existe d’ailleurs différentes écoles de psychologie évolutionnaire pas complètement d’accord les unes avec les autres1616. Laland, Kevin N. & Brown, Gillian. Sense and Nonsense: Evolutionary Perspectives on Human Behaviour. (2011). Ce que je ne trouve pas normal par contre, et même profondément injuste, c’est qu’on fasse dire à ce champ des choses qu’il n’a jamais dites, qu’on fasse semblant que ses problèmes soient spécifiques quand en fait ils sont communs à de nombreuses autres disciplines, et qu’on fasse passer des critiques banales pour dévastatrices. Tout ça c’est profondément injuste.

C’est d’ailleurs cette injustice qui m’a poussé à me lancer dans cette série de vidéos. Aujourd’hui vous avez peut-être l’impression que ma chaîne ne parle que de psycho évo, parce que ça fait trois ans que je ne parle effectivement quasiment que de ça, mais à la base ma chaîne avait pour but de vulgariser les sciences cognitives en général. C’est seulement quand j’ai vu à quel point la psycho évo était maltraitée dans le domaine universitaire et dans certains milieux sceptiques que j’ai décidé de prendre sa défense. Et mon but premier c’est pas de vous convaincre de la pertinence du champ, c’est simplement de vous en donner une image non déformée. Après que vous soyiez convaincus ou pas par cette approche, je m’en moque éperdument. Si vous pensez qu’il existe de meilleures approches pour étudier l’humain, allez-y. Si vous pensez que la biologie de l’évolution est inutile pour comprendre le comportement humain, allez-y. Si vous pensez que l’analyse de correspondance design-fonction est inutile pour faire des progrès en psychologie, allez-y. Vous vous mettez ce que vous voulez dans le crâne. L’important pour moi c’est que vous ayez pris ces décisions sur la base d’informations non déformées, et c’est certainement pas en lisant l’article de l’encyclopédie de Stanford que vous y arriverez.

1.4. Et les résultats empiriques dans tout ça ?

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Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais dans cet article de l’encyclopédie de Stanford il y a un gros angle mort, un point qui n’est pas discuté et qui pourtant aurait été très utile pour se faire une idée du bien-fondé des méthodes de la psycho évo. Vous voyez lequel ? Qu’est-ce que les philosophes des sciences ont oublié de discuter ?

Ce qu’ils ont oublié de discuter, ce sont les découvertes empiriques. En tout et pour tout, sur l’ensemble de l’article, on n’a que deux paragraphes qui discutent chacun d’un résultat empirique. Et ces deux paragraphes servent juste à illustrer des points précis, ce ne sont pas des discussions globables de ce que la psychologie évolutionnaire a permis de découvrir ces trente dernières années. Et ça c’est bien dommage, parce que ça paraîtrait tout à fait sensé, pour décider de si un champ est vraiment défectueux ou non, de jeter un oeil à ce qu’il a produit. C’est même un critère de scientificité important pour certains philosophes des sciences comme Imre Lakatos, qu’une bonne indication du mérite d’un programme de recherche, c’est sa capacité à nous faire découvrir des choses1919. Lakatos, Imre. The Methodology of Scientific Research Programmes: Volume 1: Philosophical Papers. (1978). Et si c’est vrai qu’aux tout débuts de la psycho évo il y a 30 ans on pouvait se limiter à des débats théoriques, aujourd’hui il serait peut-être temps de commencer à regarder un peu ce que la discipline a produit. Or, comme je vous en ai déjà parlé (), depuis 30 ans ce sont des milliers de découvertes qui ont été publiées dans des dizaines de journaux, y compris les plus réputés dans le monde de la science2020. Buss, David M. The Handbook of Evolutionary Psychology. (2016), 2121. Buss, David M. The Handbook of Evolutionary Psychology Vol. 1. (2016). Alors je dis pas que ce sont forcément des découvertes révolutionnaires, avec le même effet « Waouh » qu’on peut retrouver en physique quantique par exemple. Mais pourquoi demander des découvertes révolutionnaires à la psycho évo quand on n’en demande pas au reste des sciences sociales ? Citez-moi une découverte incroyable des sciences sociales ces cinquante dernières années, dans le sens d’une prédiction à laquelle personne ne s’attendait et qui s’est révélée vraie, vous allez pas en trouver des masses. C’est très rare les effets waouh en sciences sociales, ça n’empêche pas les sciences sociales de faire plein de petites découvertes, tout comme l’a fait la psycho évo ces trentes dernières années.

Et quand on y réfléchit, c’est tout à fait normal que la psycho évo arrive à découvrir des choses malgré tous les défauts théoriques que lui trouvent les philosophes. Ça vient de ce dont on parlait à l’instant, le fait que la démarche de postuler des fonctions pour découvrir du design n’est pas affectée par ces prétendus défauts théoriques. Donc quand un psychologue évolutionnaire envoie un article à un journal en disant « hé regardez j’ai découvert cette propriété de la psychologie humaine », les éditeurs de ce journal ne pourront jamais lui répondre « alors oui ok vous avez découvert quelque chose mais par contre on n’aime pas le cadre théorique que vous avez utilisé pour faire cette découverte. On aime pas que vous ayez utilisé le mot module, et puis on trouve que vous avez été un peu trop adaptationniste, un peu trop ci, pas assez ça. » Non. À partir du moment où un psychologue évolutionnaire découvre quelque chose, c’est impossible de lui refuser de publier juste parce qu’on serait en désaccord avec ses partis-pris épistémologiques. Mais les philosophes des sciences, eux, semblent apparemment prêts à faire ça, puisqu’il continuent d’appeler cette discipline « profondément défectueuse » malgré son succès empirique. Il est certain que ça ne va pas arranger leur réputation d’être déconnectés de la réalité et perdus dans le monde des idées.

Certains philosophes capables d’auto-critique ont quand même pointé ce problème de ne jamais discuter des résultats empiriques des approches évolutionnaires. David Hull, considéré comme un des pères de la philosophie de la biologie, écrit par exemple en l’an 2000 que :

Image d’illustration de la citation : « Répéter des critiques trop familières de la psychologie évolutionnaire et de la sociobiologie est peu probable d’avoir beaucoup d’effets. Malgré toute leur grossièreté et leur manque de sophistication, les psychologues évolutionnaires continuent de produire livre après livre, article après article, à la fois populaires et techniques. ». Citation de 22. Hull, David L.. Genes, Free Will and Intracranial Musings. Nature (2000).

« Répéter des critiques trop familières de la psychologie évolutionnaire et de la sociobiologie est peu probable d’avoir beaucoup d’effets. Malgré toute leur grossièreté et leur manque de sophistication, les psychologues évolutionnaires continuent de produire livre après livre, article après article, à la fois populaires et techniques2222. Hull, David L.. Genes, Free Will and Intracranial Musings. Nature (2000). »

Le philosophe Peter Carruthers déclare quant à lui en 2006 que :

Image d’illustration de la citation : « Il existe maintenant un *immense* corps de travaux scientifiques dans la tradition de la psychologie évolutionnaire, que la plupart des philosophes critiques ignorent tout simplement. ». Citation de 23. Carruthers, Peter. The Architecture of the Mind.  (2006).

« Il existe maintenant un *immense* corps de travaux scientifiques dans la tradition de la psychologie évolutionnaire, que la plupart des philosophes critiques ignorent tout simplement.2323. Carruthers, Peter. The Architecture of the Mind. (2006) »

[son emphase sur immense]

Et cette non-prise en compte des résultats empiriques après plus de 30 années de recherches, je peux vous assurer que c’est exaspérant pour les chercheurs du domaine. Encore en 2020, une philosophe se permet de publier tranquillou un article intitulé « La psychologie évolutionnaire est-elle possible ? »2424. Smith, Subrena E.. Is Evolutionary Psychology Possible?. Biological Theory (2020). En 2020 ! Et tous les chercheurs qui publient depuis 30 ans, ils ont fait quoi jusqu’ici ? De la science impossible ? La réponse des psychologues évolutionnaires à cet article, dans un sentiment d’exaspération résignée, c’est de demander qui en 2020 fait encore de la psychologie non-évolutionnaire2525. Nettle, Daniel & Scott-Phillips, Thom. Is a Non-Evolutionary Psychology Possible?. (2021), dans le sens où comme je vous l’ai dit, toute la psychologie, qu’elle se revendique évolutionnaire ou non, fait en permanence des analyses de correspondance design / fonction. Et même si un psychologue ne se revendique pas forcément évolutionnaire, à partir du moment où il utilise le mot « fonction », il est obligé de sous-entendre sélection naturelle, parce que la sélection naturelle est le seul processus que l’on connaisse, et je dis bien le seul, qui soit capable de créer de la fonction dans le monde vivant. Tous les psychologues qui font appel à cette notion de fonction sont donc évolutionnaires ne serait-ce qu’implicitement, que ça leur plaise ou non.

Et dans un sens, c’est ballot pour les détracteurs de la psycho évo qu’ils n’aient jamais vraiment daigné s’intéresser à ses résultats empiriques, parce que c’est peut-être là que se trouve le point faible majeur de la psycho évo. Parce que parmi les milliers de découvertes empiriques depuis ces trente dernières années, il y en certainement une partie qui sont des faux positifs. La psycho évo emprunte en effet une grosse partie de ses méthodes à la psychologie non évolutionnaire, qui a été profondément ébranlée par la crise de réplicabilité ces dix dernières années2626. Klein, Richard A. et al. Investigating Variation in Replicability: A « Many Labs » Replication Project. Social Psychology (2014), 2727. Open Science Collaboration. Estimating the Reproducibility of Psychological Science. Science (2015), 2828. Camerer, Colin F. et al. Evaluating the Replicability of Social Science Experiments in Nature and Science between 2010 and 2015. Nature Human Behaviour (2018). Je vous en parlais dans cette vidéo (). Évidemment, cette crise n’est pas spécifique à la psycho évo, donc on ne peut pas s’en servir pour la décrédibiliser elle spécifiquement – c’est probablement pour ça que les détracteurs ne se serve pas de cet argument. Il n’empêche que, la raison principale pour laquelle une partie des articles de psycho évo pourrait être considérée comme du bullshit, c’est à cause de cette crise méthodologique.

1.5. Une injustice connue

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Toutes ces critiques injustes qu’on vient de voir, je ne suis pas le premier à les dénoncer. Dans les années 1990 déjà, les fondateurs de la psychologie évolutionnaire se plaignaient des injustices, et notamment de celles du paléoanthropologue Stephen Jay Gould :

Image d’illustration de la citation : « Sur notre manque de pluralisme, sur le neutralisme, sur notre focalisation sur les hypothèses sélectionnistes, sur notre oubli de considérer des hypothèses de sous-produit, sur le sélectionnisme génique, sur les explications post hoc, ... Gould est manifestement allé bien plus loin que la simple exagération [...] et est retourné à son stratagème favori - [...] l’inversion de vérité. ». Citation de 3. Tooby, John & Cosmides, Leda. Tooby and Cosmides' Response to Gould.  (1997).

« Sur notre manque de pluralisme, sur le neutralisme, sur notre focalisation sur les hypothèses sélectionnistes, sur notre oubli de considérer des hypothèses de sous-produit, sur le sélectionnisme génique, sur les explications post hoc, … Gould est manifestement allé bien plus loin que la simple exagération […] et est retourné à son stratagème favori – […] l’inversion de vérité33. Tooby, John & Cosmides, Leda. Tooby and Cosmides’ Response to Gould. (1997). »

Dans les années 2000, le psychologue évolutionnaire Robert Kurzban écrit encore que :

Image d’illustration de la citation : « Les contradictions entre ce que les psychologues évolutionnaires ont dit et ce que leurs critiques ont dit sont aussi claires qu’exaspérantes. Toutes les corrections que j’ai faites ici avaient été discutées avant, y compris dans les ouvrages cités par les critiques. [...] Ces préjugés contre la psychologie évolutionnaire empêchent les universitaires d’apprécier les idées potentielles que le champ a à offrir, et empêchent les pratiquants de ce champ d’avoir leurs idées évaluées et considérées justement. ». Citation de 29. Kurzban, Robert. Alas Poor Evolutionary Psychology: Unfairly Accused, Unjustly Condemned. Human nature review (2002).

« Les contradictions entre ce que les psychologues évolutionnaires ont dit et ce que leurs critiques ont dit sont aussi claires qu’exaspérantes. Toutes les corrections que j’ai faites ici avaient été discutées avant, y compris dans les ouvrages cités par les critiques. […] Ces préjugés contre la psychologie évolutionnaire empêchent les universitaires d’apprécier les idées potentielles que le champ a à offrir, et empêchent les pratiquants de ce champ d’avoir leurs idées évaluées et considérées justement2929. Kurzban, Robert. Alas Poor Evolutionary Psychology: Unfairly Accused, Unjustly Condemned. Human nature review (2002). »

Et en 2021 encore, les psychologues Daniel Nettle et Thom Scott-Philips écrivent que :

Image d’illustration de la citation : « La psychologie évolutionnaire est souvent vue comme opposée à, et peut-être réfutée par, le résultat basique des sciences sociales [que le contexte est ce qui détermine le comportement]. Bien que cette incompréhension ait été souvent clarifiée, notre impression est qu’elle continue à persister dans le champ. ». Citation de 25. Nettle, Daniel & Scott-Phillips, Thom. Is a Non-Evolutionary Psychology Possible?.  (2021).

« La psychologie évolutionnaire est souvent vue comme opposée à, et peut-être réfutée par, le résultat basique des sciences sociales [que le contexte est ce qui détermine le comportement]. Bien que cette incompréhension ait été souvent clarifiée, notre impression est qu’elle continue à persister dans le champ2525. Nettle, Daniel & Scott-Phillips, Thom. Is a Non-Evolutionary Psychology Possible?. (2021). »

En fait, ça fait trente ans que les psychologues évolutionnaires passent leur temps à publier des articles aux titres évocateurs :

« Pauvre psychologie évolutionnaire : injustement accusée, injustement condamnée2929. Kurzban, Robert. Alas Poor Evolutionary Psychology: Unfairly Accused, Unjustly Condemned. Human nature review (2002). »

« Ce n’est pas tout à fait vrai ce qu’on dit sur la psychologie évolutionnaire3030. Geher, Glenn. That’s Not Really True About Evolutionary Psychology | Psychology Today. (2016). »

« Sept malentendus-clés sur la psychologie évolutionnaire3131. Al-Shawaf, Laith. Seven Key Misconceptions about Evolutionary Psychology. (2019). »

Les philosophes les plus lucides ont même reconnu que les critiques dans leur camp étaient souvent mal informées. Je vous ai déjà parlé du philosophe Peter Carruthers qui affirmait que la plupart des critiques n’ont pas connaissance des derniers résultats empiriques. On pourrait aussi ajouter le philosophe Harmon Holcomb qui écrit en 1996 que :

« De mon expérience, les critiques des études évolutionnaires du comportement humain faites par des gens qui ne sont pas du domaine sont basées sur des incompréhensions 80% du temps. Les 20% de critiques restantes sont déjà prises en compte par les pratiquants du champ3232. Holcomb, Harmon R.. Just so Stories and Inference to the Best Explanation in Evolutionary Psychology. Minds and Machines (1996). »

M Holcomb écrivait ça en 1996, mais son analyse s’appliquerait très bien à l’article de l’encyclopédie de Stanford. En 1996 comme en 2020, les critiques reposent toujours sur des incompréhensions, des malentendus, du flou sémantique, des caricatures, et les quelques critiques qui subsistent après ça sont pertinentes mais déjà connues et certainement pas dévastatrices.

1.6. Échanges avec l’auteur

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Je dois vous avouer que la première fois que j’ai lu cet article de l’encyclopédie de Stanford, ça m’a passablement énervé. Ça s’est traduit chez moi par des manifestations de colère incontrôlées. Et ça m’a aussi poussé à envoyer un email à l’auteur de cet article, le philosophe Steven Downes, pour lui demander pourquoi il avait écrit un article de si mauvaise qualité – pardon, un article si profondément défectueux, comme on dit en philosophie des sciences. Et M. Downes a eu la gentillesse de me répondre. Sans dévoiler les détails de nos échanges je peux quand même vous faire part de sa réponse dans les grandes lignes.

Son explication de pourquoi son article est si négatif, c’est qu’il s’agit avant tout d’un article destiné à un public de philosophes. L’idée c’est donc de présenter les débats historiques ayant eu lieu en philosophie, sans forcément présenter une vision réaliste de ce qu’est vraiment la psycho évo. Autrement dit, c’est pas un article d’encyclopédie pour essayer de démêler le vrai du faux, c’est un article pour témoigner de qui a dit quoi. Et quand on a cet objectif en tête, effectivement, force est de constater que les philosophes ont historiquement été assez négatifs sur la psycho évo. M. Downes était par exemple d’accord avec moi pour dire que les débats sur la modularité sont très peu importants en pratique pour le travail des psychologues évolutionnaires. Mais il s’est senti obligé d’en parler et d’y consacrer une section entière simplement parce que ces débats ont tenu occupés les philosophes pendant longtemps.

Alors on comprend l’idée, c’est important que les philosophes aient quelque part une ressource présentant l’histoire des débats dans leur domaine. Mais on peut par contre s’interroger sur pourquoi cette dimension historique n’est avouée à aucun endroit, parce que ça va conduire tous ceux lisant cet article pour se faire une idée sur la psycho évo à en ressortir avec une vision très déformée et caricaturale du champ. Et bien sûr, si jamais les philosophes ont tort d’avoir été si négatifs, s’ils ont tort de qualifier ce champ de défectueux, adopter une perspective historique conduira à ce que cette injustice ne soit jamais réparée. Les mêmes mauvais arguments continueront à être présentés comme s’ils étaient bons alors que ce ne sont que des arguments historiques. Ce n’est donc malheureusement pas demain la veille que les étudiants en philosophie arriveront à se faire une image correcte du champ.

M. Downes a quand même reconnu que cet article méritait d’être mis à jour, et qu’il allait profiter de sa prochaine révision pour intégrer quelques-unes de mes remarques. Et puisque nos échanges datent d’il y a plus de trois ans – c’est l’avantage de produire des vidéos à un rythme de tortue – figurez-vous que cette mise à jour a maintenant été faite. Tout guilleret et rempli d’espoir, je suis donc allé voir ce qui avait changé.

Alors on a un paragraphe qui a été rajouté à la fin, sur un nouvel article de psycho évo publié en 2020, mais qui parle d’un sujet autre que ceux qu’on a discutés aujourd’hui. Et après… c’est tout. M. Downes a changé des virgules par-ci, des abréviations par là, et ça suffira pour constituer la soit-disant « révision substantielle » de cet article, ce qui montre bien que pour lui cet article n’a en réalité aucun problème. Ha non quand même. Si on remonte au printemps 2021, donc juste après que j’ai contacté M. Downes pour la première fois pour lui parler de ce fameux consensus, on peut détecter une modification dans le premier paragraphe. Au printemps 2021, on est passés de l’affirmation qu’« il existe un consensus large chez les philosophes des sciences pour dire que la psychologie évolutionnaire est une entreprise profondément défectueuse » à, « Bien qu’il existe un consensus large chez les philosophes de la biologie pour dire que la psychologie évolutionnaire est une entreprise profondément défectueuse, ça n’implique pas que ces philosophes rejettent complètement la pertinence de la théorie évolutionnaire pour la psychologie humaine. » Fermez les guillemets.

Alors dans un sens c’est un progrès, puisque ça atténue le propos initial, ça reconnait que les approches évolutionnaires ont du mérite. Mais d’un autre côté, je ne sais pas ce que vous en pensez, ça ressemble aussi à du gros foutage de gueule. D’une part ça ne corrige aucun des grossiers malentendus et caricatures qu’on trouve partout dans l’article, mais en plus ça ressemble à un soutien de façade, du lip-service comme on dit en anglais, c’est-à-dire une tentative des philosophes de passer pour des gens ouverts d’esprit qui ne rejettent pas les approches évolutionnaires en théorie tout en continuant à cracher derrière sur tous ceux qui essaient de mettre ce programme de recherche en pratique [mème].

Bref, passons à autre chose, on a encore beaucoup de trucs à discuter. Pour résumer, dans cette première partie je souhaitais discuter de ce que valent les innombrables critiques universitaires ayant été émises contre la psychologie évolutionnaire. Pourquoi faudrait-il croire le très partial et très biaisé Homo Fabulus plutôt que le consensus en philosophie des sciences ? La réponse à cette question tient en deux points. D’abord parce que ce n’est pas seulement mon avis que je vous présente, mais celui d’un grand nombre de psychologues évolutionnaires qui se plaignent depuis des dizaines d’années d’une injustice notoire. D’ailleurs, même si les philosophes des sciences parlent de consensus dans leur camp, il faut rappeler que les philosophes des sciences ne sont pas si nombreux que ça quand dans le même temps les approches évolutionnaires du comportement humain ont séduit des centaines de chercheurs de par le monde. Donc si la seule chose qui vous intéresse ce sont les effectifs dans chaque camp, l’existence d’un consensus en philosophie doit être relativisé. Mais surtout, même si les défenseurs de la psycho évo étaient vraiment minoritaires, j’ai essayé de vous montrer que les arguments de leurs détracteurs sont en grande partie basés sur des malentendus, des incompréhensions, des ignorances et des caricatures.

La question qu’on peut se poser maintenant, c’est pourquoi ? Pourquoi ces injustices ? Pourquoi les détracteurs de la psychologie évolutionnaire n’ont pas arrêté de déformer ce champ ? Pourquoi ils lui ont fait dire des choses qu’il ne disait pas ? Pourquoi ils lui ont fait à lui seul des reproches qu’ils pourraient tout aussi bien faire à d’autres disciplines ? Pourquoi ils refusent de discuter de son succès empirique ? Pourquoi ce traitement de faveur ? La partie suivante a pour but d’apporter des éléments de réponse à ces questions.

Cette vidéo vous est offerte par ces humains. Si après son visionnage vous pensez qu’ils ont bien fait, n’hésitez pas à les rejoindre.

2. Quand la politique s’en mêle

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Il existe plusieurs raisons pour lesquelles la psycho évo et la biologie du comportement en général sont injustement critiquées, mais dans cette section je vais me concentrer sur la principale d’entre elles, qui est, roulement de tambour, surprise, incroyable révélation, la politique.

Car en effet, les recherches en psycho évo ne s’effectuent pas dans le vide, elles s’inscrivent toujours dans un contexte, et un contexte politique en particulier.

2.1. Le contexte des années post-guerre

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Et ce contexte politique, c’est avant tout, pour ces recherches qui ont débuté dans les années 60-70, l’après seconde guerre mondiale. Alors dans les années 60-70 yavait pas encore la psycho évo, mais il y avait déjà son ancêtre la sociobiologie. Et même si ces disciplines ne sont pas exactement les mêmes d’un point de vue scientifique, je vous expliquais pourquoi dans cette vidéo (), les débats politiques qu’elles ont suscités sont exactement les mêmes, donc je vais faire ici comme si c’était la même chose.

Et donc, la sociobiologie voulait parler de gènes et de comportement humain dans les années 60-70, mais vouloir faire ça juste après la seconde guerre mondiale, c’est comme vouloir faire un barbecue sur les restes encore fumants d’un super-incendie : peu importe la dangerosité réelle de l’activité, il est certain que vous allez attirer l’attention.

Comme le raconte la sociologue Ullica Segerstrale :

Image d’illustration de la citation : « À cette époque, une explication environnementale ou culturelle du comportement humain était tenue pour évidente, ou était du moins la position officielle dans le monde universitaire. Dans un tel climat, n’importe quelle affirmation d’une nature humaine basée sur des gènes serait de façon compréhensible associée à de trop bien connues utilisations antérieures de la biologie à des fins politiques peu ragoûtantes : le darwinisme social, l’eugénisme, les lois sur la stérilisation, et, comme les critiques le clamaient, le génocide nazi. ». Citation de 33. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate.  (2000).

« À cette époque, une explication environnementale ou culturelle du comportement humain était tenue pour évidente, ou était du moins la position officielle dans le monde universitaire. Dans un tel climat, n’importe quelle affirmation d’une nature humaine basée sur des gènes serait de façon compréhensible associée à de trop bien connues utilisations antérieures de la biologie à des fins politiques peu ragoûtantes : le darwinisme social, l’eugénisme, les lois sur la stérilisation, et, comme les critiques le clamaient, le génocide nazi3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). »

L’historien Elazar Barkan partage le même avis :

Image d’illustration de la citation : « Toute explication héréditaire de capacités ou caractéristiques sociales ou culturelles était susceptible d’être taxée de raciste. Le naturalisme et le réductionnisme biologique étaient de façon générale vus avec suspicion [...]. ». Citation de 34. Barkan, Elazar. The Retreat of Scientific Racism: Changing Concepts of Race in Britain and the United States between the World Wars.  (1993).

« Toute explication héréditaire de capacités ou caractéristiques sociales ou culturelles était susceptible d’être taxée de raciste. Le naturalisme et le réductionnisme biologique étaient de façon générale vus avec suspicion […]3434. Barkan, Elazar. The Retreat of Scientific Racism: Changing Concepts of Race in Britain and the United States between the World Wars. (1993). »

Le psychologue Irving Gottesman écrit que ses premières recherches en génétique du comportement furent

Image d’illustration de la citation : « rejetées par les éditeurs comme une tentative anachronique de ressusciter les batailles défuntes sur la nature et la culture des années 20 et 30. ». Citation de 35. Benjamin, Jonathan et al. Molecular Genetics and the Human Personality.  (2002).

« rejetées par les éditeurs comme une tentative anachronique de ressusciter les batailles défuntes sur la nature et la culture des années 20 et 303535. Benjamin, Jonathan et al. Molecular Genetics and the Human Personality. (2002). »

La psychologue Sandra Scarr déclare que son

Image d’illustration de la citation : « intérêt pour la possibilité de différences comportementales d’origine génétique commença quand, à l’université, on lui apprit qu’il n’y en avait pas. ». Citation de 36. Scarr, Sandra. Three Cheers for Behavior Genetics: Winning the War and Losing Our Identity. Behavior Genetics (1987).

« intérêt pour la possibilité de différences comportementales d’origine génétique commença quand, à l’université, on lui apprit qu’il n’y en avait pas3636. Scarr, Sandra. Three Cheers for Behavior Genetics: Winning the War and Losing Our Identity. Behavior Genetics (1987). »

Enfin, comme le dit avec humour le biologiste Robert Sapolsky :

Image d’illustration de la citation : « Pendant ma jeunesse intellectuelle dans les années 70, coincée entre les périodes géologiques des pantalons à pattes d’éléphants et des costumes blancs à la John Travolta, se trouvait la période glaciaire du les-gènes-n’ont-rien-à-voir-avec-le-comportement. ». Citation de 37. Sapolsky, Robert M. Behave: The Biology of Humans at Our Best and Worst.  (2017).

« Pendant ma jeunesse intellectuelle dans les années 70, coincée entre les périodes géologiques des pantalons à pattes d’éléphants et des costumes blancs à la John Travolta, se trouvait la période glaciaire du les-gènes-n’ont-rien-à-voir-avec-le-comportement3737. Sapolsky, Robert M. Behave: The Biology of Humans at Our Best and Worst. (2017). »

Et au-delà de la seconde guerre mondiale, le contexte social de cette époque était aussi important. Les années 60-70 voient se développer de grands mouvements pour la justice sociale, comme le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, ou la 2e vague de féminisme. Or, comme on l’a vu dans cette vidéo () et comme je vous en parle dans mon dernier livre3838. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ?. (2024), certaines personnes pensent que les recherches en biologie du comportement menacent le progrès social. C’est pour ça que les explications qui font la part belle non pas aux gènes mais à la culture, à l’éducation ou aux environnements de façon générale, ce qu’on appelle l’« environnementalisme » ou le « socio-constructivisme », sont favorisées par beaucoup de progressistes.

Voilà le bébé !

Voilà le bébé !

Comme l’avait déjà remarqué le biologiste Theodosius Dobzhansky en 1962 :

Image d’illustration de la citation : « Si [...] vous pensez que les gens devraient être égaux, alors il est pratique d’avancer que les différences entre eux sont accidentelles et triviales. Une notion tentante est alors de penser que l’enfant est à la naissance une page blanche remplie plus tard par l’environnement, l’éducation, la chance ou la malchance. Les gens de gauche sont des environnementalistes de prédilection. ». Citation de 39. Dobzhansky, Theodosius. Genetics and Equality. Science (1962).

« Si […] vous pensez que les gens devraient être égaux, alors il est pratique d’avancer que les différences entre eux sont accidentelles et triviales. Une notion tentante est alors de penser que l’enfant est à la naissance une page blanche remplie plus tard par l’environnement, l’éducation, la chance ou la malchance. Les gens de gauche sont des environnementalistes de prédilection3939. Dobzhansky, Theodosius. Genetics and Equality. Science (1962). »

Sans oublier ce communiqué déjà mentionné que sont obligés de publier des chercheurs en 1972 pour dénoncer, je cite, la

Image d’illustration de la citation : « répression, censure, punition et diffamation dirigées envers des scientifiques qui insistent sur le rôle de l’hérédité dans le comportement humain. [...] À l’heure actuelle, dans le monde universitaire, c’est pratiquement une hérésie d’exprimer une vue héréditaire, ou de recommander de continuer à étudier les bases biologiques du comportement. ». Citation de 40. Page, Ellis B.. Behavior and Heredity. American Psychologist (1972).

« répression, censure, punition et diffamation dirigées envers des scientifiques qui insistent sur le rôle de l’hérédité dans le comportement humain. […] À l’heure actuelle, dans le monde universitaire, c’est pratiquement une hérésie d’exprimer une vue héréditaire, ou de recommander de continuer à étudier les bases biologiques du comportement4040. Page, Ellis B.. Behavior and Heredity. American Psychologist (1972). »

Et c’est dans ce contexte historique doublement sensible, à cause du souvenir récent de la guerre et du développement des mouvements pour la justice sociale, dans ce contexte marqué par la main-mise de l’environnementalisme sur les explications du comportement, que débarque dans le paysage scientifique la sociobiologie, pour donner lieu à une des plus grandes batailles politico-scientifiques du XXe siècle3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000).

2.2. Attaques sur la sociobiologie

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Quelques mois après la sortie du livre Sociobiologie écrit par Edward Wilson en 1975, un groupe d’universitaires publie dans les journaux une tribune l’accusant de, je cite,

Image d’illustration de la citation : « rejoindre la longue parade des déterministes biologiques dont le travail a servi à maintenir en place les institutions de la société en s’exonérant de responsabilité pour les problèmes sociaux. ». Citation de 41. Allen, Elizabeth et al. Against "Sociobiology". The New York Review (1975).

« rejoindre la longue parade des déterministes biologiques dont le travail a servi à maintenir en place les institutions de la société en s’exonérant de responsabilité pour les problèmes sociaux4141. Allen, Elizabeth et al. Against « Sociobiology ». The New York Review (1975). »

Le livre de Wilson est accusé de faire la promotion d’une science qui serait à relier aux

Image d’illustration de la citation : « lois anti-immigration », « campagnes de stérilisation » et « politiques eugénistes ayant conduit à l’établissement des chambres à gaz dans l’Allemagne nazie ».. Citation de 41. Allen, Elizabeth et al. Against "Sociobiology". The New York Review (1975).

« lois anti-immigration », « campagnes de stérilisation » et « politiques eugénistes ayant conduit à l’établissement des chambres à gaz dans l’Allemagne nazie »4141. Allen, Elizabeth et al. Against « Sociobiology ». The New York Review (1975).

Vous voyez qu’on ne fait pas dans la demi-mesure. Et encore, ça n’est que le début. Wilson se fera traiter de raciste et de sexiste pendant de nombreuses années, il se fera huer sur les campus, et un jour qu’il donne une conférence, plusieurs membres d’un auto-proclamé « Comité international contre le racisme » montent sur scène pour lui verser un pichet d’eau sur la tête3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000), 4242. Dreger, Alice. Galileo’s Middle Finger: Heretics, Activists, and One Scholar’s Search for Justice. (2015).

Ce qui est important de noter, outre la violence des attaques, c’est que les premières critiques de la sociobiologie ne sont pas scientifiques mais bien politiques. Ce qui dérange les détracteurs de la sociobiologie, tout comme les détracteurs de la psychologie évolutionnaire plus tard, ce sont en premier lieu les conséquences politiques présumées de ces recherches, comme ils l’avouent eux-mêmes en les reliant au nazisme. Ce n’est que plus tard que viendront les critiques scientifiques, parce qu’évidemment, quand vous souhaitez faire tomber une discipline qui vous dérange pour des raisons politiques, l’attaquer sur ses bases méthodologiques est une des stratégies possibles. Et pour mieux vous illustrer cette intrusion du politique dans le scientifique, je vais m’arrêter quelques instants sur deux personnages centraux dans ces polémiques, Steven Jay Gould et Richard Lewontin.

2.3. Les spandrels

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Gould et Lewontin sont en effet connus pour avoir écrit un des articles les plus cités en biologie de l’évolution, « Les spandrels de San Marco et le paradigme panglossien : critique du programme adaptationniste »88. Gould, S. J. & Lewontin, R. C.. The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm: A Critique of the Adaptationist Programme. Proceedings of the Royal Society of London. Series B. Biological Sciences (1979). Je vous ai déjà parlé de cet article dans cette vidéo (), et je vais revenir un peu dessus parce que c’est un article qui a pris une importance considérable dans tous ces débats.

Il s’agit donc d’une critique du programme de recherche adaptationniste, et en particulier de son caractère spéculatif. Quand vous entendez dire que les hypothèses adaptatives ne sont pas testables, que les biologistes de l’évolution passent leur temps à inventer des histoires à dormir debout, qu’ils ne font que de la spéculation, qu’ils pensent que dans la nature, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, c’est cet article qui est souvent cité en référence. En particulier en sciences sociales, dès que quelqu’un veut prouver que les approches évolutionnaires du comportement font fausse route, c’est cet article qui est cité.

Mais vous devez savoir que dans le milieu de la biologie de l’évolution, cet article est extrêmement, extrêmement controversé.

D’abord parce qu’il n’a rien apporté de nouveau par rapport à ce que les chercheurs de l’époque savaient déjà. Les biologistes de l’époque connaissaient déjà les limites du programme adaptationniste, et les dangers de voir des adaptations partout. En fait, treize ans plus tôt, un des plus grands biologistes de l’évolution du XXe siècle, George Williams, avait même publié un livre entier sur cette question, un livre qui abordait la question de façon bien plus rigoureuse que ne l’ont fait Gould et Lewontin4343. Williams, George C.. Adaptation and Natural Selection. (1966). Et non seulement Gould et Lewontin n’apportent rien de nouveau à la question, mais en plus à aucun moment ils ne prennent la peine de citer ces travaux antérieurs, ce qui est une pratique très anormale dans le milieu scientifique.

Ensuite, cet article est aussi controversé parce que le ton général est très énervé, une autre anomalie dans le monde scientifique. Énervé, mais aussi caricatural et à la limite du malhonnête, puisque Gould et Lewontin dépeignent les biologistes de l’évolution comme des personnes qui croient que « le nez a évolué pour porter des lunettes », d’où le titre de ma vidéo sur le sujet (). Ils les dépeignent aussi comme des gens qui croient que dans la nature, « tout est fait pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Ils n’hésitent pas non plus à sélectionner les pires travaux produits par le programme de recherche adaptationniste pour les présenter comme des exemples représentatifs. Gould lui-même reconnaîtra que cet article tire en grande partie sa force de sa rhétorique plus que de son contenu scientifique4444. Selzer, Jack. Understanding Scientific Prose. (1993). Rien que pour ce contenu bizarre, je vous recommande sa lecture, pour vous rendre compte d’à quel point ce n’est pas un article comme un autre, à quel point son contenu est différent de ce qu’on a l’habitude de produire dans le milieu scientifique.

Au final, parce que cet article n’hésite pas à caricaturer le camp d’en face, qu’il ne cite pas les travaux de recherche qui l’ont précédé, et qu’il est en grande partie basé sur de la rhétorique, vous comprenez pourquoi il n’a pas réellement bonne réputation dans la communauté scientifique. Vous pourrez trouver des biologistes qui considèrent qu’il a quand même eu des conséquences positives en servant d’électrochoc11. Maynard-Smith, John. Genes, Memes, & Minds. New York Review of Books (1995), 55. Hawks, John. Lewontin on Gould. (2015), 4545. Stewart-Williams, Steve. The Ape That Understood the Universe: How the Mind and Culture Evolve. (2018), c’est-à-dire en rappelant de manière forte les limites du programme adaptationniste, mais sinon l’avis de beaucoup de biologistes c’est qu’il s’agit d’un article non-original sur le fond et caricatural à la limite de la malhonnêteté sur la forme4646. Alexander, Richard D. The Biology of Moral Systems. Foundations of human behavior (1987), 4747. Charney, Davida. A Study in Rhetorical Reading: How Evolutionists Read The Spandrels of San Marco.. (1993), 4848. Pinker, Steven et al. Evolutionary Psychology: An Exchange. (1997), 22. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994), 3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000), 4949. Tooby, John & Cosmides, Leda. The Theoretical Foundations of Evolutionary Psychology. (2015), 5050. Dawkins, Richard. Foreword. (2018).

Le biologiste Richard Alexander écrit par exemple que :

Image d’illustration de la citation : « [Gould et Lewontin] mettent en avant les pires cas de l’adaptationnisme déjà critiqués et rejetés en biologie de l’évolution, [tout en] ignorant les meilleurs travaux. [Ils] utilisent les parties les plus faibles du programme adaptationniste pour le discréditer dans son ensemble. ». Citation de 46. Alexander, Richard D. The Biology of Moral Systems. Foundations of human behavior (1987).

« [Gould et Lewontin] mettent en avant les pires cas de l’adaptationnisme déjà critiqués et rejetés en biologie de l’évolution, [tout en] ignorant les meilleurs travaux. [Ils] utilisent les parties les plus faibles du programme adaptationniste pour le discréditer dans son ensemble4646. Alexander, Richard D. The Biology of Moral Systems. Foundations of human behavior (1987). »

Le biologiste David Queller fait lui remarquer que :

Image d’illustration de la citation : « Bien que ce papier ait été largement cité, une grande partie des citations viennent d’articles qui expliquent pourquoi les alternatives non-adaptationnistes offertes par Gould et Lewontin n’ont pas marché, et pourquoi ils ont dû revenir vers une explication adaptationniste. ». Citation de 51. Queller, David C.. The Spaniels of St. Marx and the Panglossian Paradox: A Critique of a Rhetorical Programme. The Quarterly Review of Biology (1995).

« Bien que ce papier ait été largement cité, une grande partie des citations viennent d’articles qui expliquent pourquoi les alternatives non-adaptationnistes offertes par Gould et Lewontin n’ont pas marché, et pourquoi ils ont dû revenir vers une explication adaptationniste5151. Queller, David C.. The Spaniels of St. Marx and the Panglossian Paradox: A Critique of a Rhetorical Programme. The Quarterly Review of Biology (1995). »

Quant au biologiste Gerald Borgia, il pointe les possibles motivations politiques derrière cet article :

Image d’illustration de la citation : « Le biais politique reste la seule explication possible pour les attaques de Gould sur l’adaptationnisme et la sociobiologie. Cette hypothèse permet d’expliquer le ton polémique de l’article et la mentalité « la-fin-justifie-les-moyens » qui autorise les distortions, mauvaises citations, auto-contradictions et hyperboles irrationnelles caractéristiques de l’article. ». Citation de 2. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994).

« Le biais politique reste la seule explication possible pour les attaques de Gould sur l’adaptationnisme et la sociobiologie. Cette hypothèse permet d’expliquer le ton polémique de l’article et la mentalité « la-fin-justifie-les-moyens » qui autorise les distortions, mauvaises citations, auto-contradictions et hyperboles irrationnelles caractéristiques de l’article22. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994). »

Et c’est ici qu’on retombe sur la politique. Mais vous vous demandez peut-être, quel est le rapport entre la critique de l’adaptationnisme et la politique ? Pourquoi dégommer les recherches insistant sur l’importance de la sélection naturelle pour expliquer les comportements pourrait servir une cause politique ?

L’explication, je vous en ai déjà parlé dans cette vidéo () ainsi que dans mon dernier livre3838. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ?. (2024), c’est que quand vous insistez sur l’importance de la sélection naturelle pour expliquer le vivant, vous insistez sur le fait que la nature est en quelque sorte « bien faite ». La sélection naturelle tend à produire des êtres vivants qui sont « bien faits » entre guillemets, dans le sens d’adaptés à leur environnement.

Vous ne le regretterez pas !

Vous ne le regretterez pas !

Or, quand vous commencez à penser que « la nature est bien faite », le danger c’est que vous commenciez aussi à penser qu’il ne faut pas y toucher, et qu’en particulier l’organisation sociale humaine ne devrait pas être changée. Penser que le vivant est le produit de la sélection naturelle et par extension qu’il est bien fait ferait donc le jeu des conservateurs.

Schéma d’illustration du texte précédant.

La sélection naturelle est aussi connectée à la politique à cause de l’idée de progrès. Comme la sélection naturelle tend à faire en sorte que les êtres vivants soient de plus en plus adaptés à leur environnement, il est courant de reformuler ça en disant qu’elle produit du progrès. Alors le terme de progrès n’est pas vraiment apprécié en biologie de l’évolution, notamment parce qu’on sait que l’évolution peut aller dans tous les sens, dans le sens de la complexification des traits comme dans le sens de leur simplification. Le « progrès » entre guillemets peut être détricôté quand il n’est plus utile. Néanmoins, c’est bien la sélecion naturelle qui nous permet d’expliquer des merveilles d’ingéniérie comme l’oeil ou le coeur, et c’est dans ce sens qu’on peut l’associer au progrès. Et le risque quand on se met à penser ça, c’est qu’on se mette en même temps à penser qu’il faudrait laisser la nature faire son travail pour permettre le progrès, ce qui mène à l’idéologie du spencérisme qui recommandait de laisser mourir les plus faibles, on a parlé de tout ça dans la dernière vidéo ().

Vous comprenez maintenant pourquoi c’est important pour certaines personnes de lutter contre les explications du comportement qui insistent sur la sélection naturelle. À chaque fois que vous faites reculer la sélection naturelle, vous faites reculer l’idée que la nature et l’humain en particulier sont bien faits. Et vous mettez donc un bâton dans les roues des conservateurs qui voudraient que rien ne change.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Allez on va se faire une petite pause de mi-parcours et j’en profite pour rappeler que vous pouvez soutenir mon travail sur homofabulus.com/soutien, soit en faisant un don directement, soit en achetant un de mes livres, soit simplement en vous abonnant à ma newsletter où je donne des news bi-annuelles et où je fais régulièrement gagner des livres. Allez rejoignez SéverineP, Emmanuel Militon et les autres qui me soutiennent déjà, et Achille Genet, regardez, il a pas l’air content d’être là Achille Genet à se balader comme ça ? Merci les loustics, et on y retourne.

2.4. Steven Jay Gould

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Ce qui est marrant, c’est que si on regarde les sujets sur lesquels Steven Jay Gould a travaillé pendant sa carrière, on s’aperçoit qu’ils ont tous un thème en commun. Je vais vous en énumérer quelques-uns, et vous allez me dire si vous arrivez à trouver ce thème.

Gould a par exemple été un ardent défenseur de l’idée de contingence évolutive, l’idée que des événements contingents, c’est-à-dire qui auraient tout aussi bien pu ne pas arriver, ont eu un rôle majeur au cours de l’évolution5252. Gould, Stephen Jay. Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History. (1989). Par exemple, un astéroïde percute la Terre par hasard il y a des millions d’années et paf, plus de dinosaures, et ça laisse la place aux mammifères. C’est donc le hasard qui expliquerait que les mammifères et par extension l’espèce humaine aient pu voir le jour et prospérer.

Gould est aussi connu pour le concept d’équilibres ponctués. Ça c’est l’idée que l’évolution fonctionnerait par succession de longues périodes pendant lesquelles les espèces changent très peu et de périodes beaucoup plus courtes pendant lesquelles elles changent beaucoup5353. Eldredge, Niles & Gould, Stephen Jay. Punctuated Equilibria: An Alternative to Phyletic Gradualism. (1972). Gould a beaucoup défendu cette idée que les espèces évolueraient de façon moins graduelle qu’on ne le pensait, qu’elles connaîtraient de longues périodes stables suivies de périodes plus courtes et chaotiques.

Gould a aussi ardemment défendu l’idée de contraintes évolutives, l’idée que la sélection naturelle n’est pas toute puissante et qu’elle a les mains liées par un certain nombre de contraintes historiques et développementales.

Alors, qu’est-ce que toutes ces idées ont en commun ? Qu’est-ce que la contingence évolutive, les équilibres ponctués et les contraintes évolutioves ont en commun ?

Ce qu’elles ont en commun, c’est qu’elles rabaissent toutes le rôle de la sélection naturelle dans nos explications du vivant4646. Alexander, Richard D. The Biology of Moral Systems. Foundations of human behavior (1987), 22. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994), 5151. Queller, David C.. The Spaniels of St. Marx and the Panglossian Paradox: A Critique of a Rhetorical Programme. The Quarterly Review of Biology (1995), 5454. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea – Evolution and the Meanings of Life. (1995), 3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). Dire que les êtres vivants sont le résultat d’événements aléatoires qui auraient tout aussi bien pu ne pas avoir lieu, dire que l’évolution est très rapide sur des périodes courtes plutôt que graduelle sur des périodes longues, et dire que la sélection naturelle a les mains liées par des contraintes évolutives, ça revient à dire que la sélection naturelle n’est pas si importante que ça au final pour nous permettre de comprendre le vivant.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Une fois de plus ce n’est pas moi qui le dis, plusieurs auteurs ont remarqué que l’oeuvre entière de Gould aura consisté à minimiser le rôle de la sélection naturelle et à exagérer le rôle du hasard, très probablement pour des raisons politiques5555. Wright, Robert. The Accidental Creationist. The New Yorker (1999). Comme l’écrit la sociologue Ullica Segerstrale :

Image d’illustration de la citation : « La quête continue de Gould pour chercher des alternatives théoriques au programme adaptationniste peut être vue comme un long argument pour la réforme et la justice sociale. ». Citation de 33. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate.  (2000).

« La quête continue de Gould pour chercher des alternatives théoriques au programme adaptationniste peut être vue comme un long argument pour la réforme et la justice sociale3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). »

Alors attention, toutes les idées défendues par Gould ne sont pas fausses. La contingence évolutive, ça existe. Les équilibres ponctués, ça existe. Les contraintes évolutives, ça existe. Le problème c’est plutôt qu’il ait en permanence exagéré l’importance de ces explications tout en minimisant à outrance l’importance de la sélection naturelle. Gould n’a eu de cesse de prendre des idées qui étaient intéressantes pour les exposer ensuite dans une forme radicale et non nuancée, n’hésitant pas à caricaturer au passage ceux qui s’opposaient à lui.

Et vous vous souvenez des citations ayant ouvert cette vidéo ? « Un homme aux idées si confuses que ce n’est pas vraiment la peine de s’embêter avec », « [un homme qui avec d’autres] déforme ostensiblement la synthèse moderne de l’évolution telle qu’envisagée par ses plus illustres représentants », etc ?

Hé bien non, ces critiques ne s’adressaient pas à un psychologue évolutionnaire ou un créationniste anonyme, mais à Steven Jay Gould en personne, pourtant chercheur en biologie à Harvard et vulgarisateur à succès. Et ces critiques ne proviennent pas que de personnes ayant pu être impliquées dans des conflits personnels avec Gould, certaines émanent de chercheurs relativement neutres et extrêmement respectés en biologie de l’évolution, comme le philosophe Ernst Mayr ou le biologiste John Maynard-Smith.

En fait, Lewontin lui-même, le compère de Gould et co-auteur de cet article de 1979 sur les spandrels, dira après la mort de Gould que, je cite :

Image d’illustration de la citation : « [...] Selon moi, Gould voulait être considéré comme un très grand et très original théoricien de l’évolution. Donc il exagérait et caricaturait certaines choses. [...] Il se bloquait sur un aspect intéressant particulier du processus évolutionnaire et le transformait en une sorte de règle rigide et presque vide de sens, parce que - et ça je dois ajouter que ce n’est que mon avis - il voulait absolument devenir un évolutionniste célèbre. ». Citation de 56. Wilson, David Sloan. The Spandrels Of San Marco Revisited: An Interview With Richard C. Lewontin.  (2015).

« […] Selon moi, Gould voulait être considéré comme un très grand et très original théoricien de l’évolution. Donc il exagérait et caricaturait certaines choses. […] Il se bloquait sur un aspect intéressant particulier du processus évolutionnaire et le transformait en une sorte de règle rigide et presque vide de sens, parce que – et ça je dois ajouter que ce n’est que mon avis – il voulait absolument devenir un évolutionniste célèbre5656. Wilson, David Sloan. The Spandrels Of San Marco Revisited: An Interview With Richard C. Lewontin. (2015). »

Ouch, ça fait mal. Cette citation de Lewontin permet d’identifier une deuxième raison pour laquelle Gould n’a pas cessé de caricaturer ses opposants : sa personnalité. Il n’y a pas que Lewontin qui a témoigné du fait que Gould avait une personnalité assez égocentrique, et qu’il aimait se donner le beau rôle, se poser comme l’homme raisonnable, celui qui ne sombre pas dans les explications adaptationnistes faciles, celui qui constitue le dernier rempart contre la mauvaise science faisant le jeu de l’extrême-droite5454. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea – Evolution and the Meanings of Life. (1995), 33. Tooby, John & Cosmides, Leda. Tooby and Cosmides’ Response to Gould. (1997). Or, il est toujours plus facile de passer pour un héro en caricaturant la pensée de ses opposants. Gould s’est construit un monde fictif en dépeignant les biologistes comme des gens qui croient que le nez a évolué pour porter des lunettes parce que c’est plus facile d’être un héro dans un monde fictif. La personnalité d’un chercheur, c’est quelque chose dont on ne parle généralement pas, parce que c’est censé ne pas avoir de pertinence pour juger du fond de ses arguments. Mais ça peut revêtir une certaine importance lorsqu’on s’aperçoit qu’un chercheur a systématiquement, tout au long de sa vie, tordu les idées des autres et véhiculé des idées marginales sur l’évolution, malgré les avertissements de nombre de ses collègues. Voilà pourquoi je vous disais en introduction qu’il est important que je vous parle un peu du contexte des critiques de la biologie du comportement, de qui étaient les personnes derrière ces critiques, même si ça a un côté un petit peu argument ad hominem.

La description de Gould par ceux qui l’ont connu me fait un peu penser à Didier Raoult d’ailleurs. Un type très égocentrique, qui en a rien à battre de l’avis de la communauté scientifique, qui parle toujours de lui, qui s’invente des ennemis, et qui a un avis sur tout, y compris hors de son domaine de compétence. Ha oui parce que Gould aimait bien aussi donner son avis sur des sujets qu’il ne maîtrisait pas du tout. Par exemple, en 1981 il écrit un livre intitulé « La mal-mesure de l’homme » pour critiquer les recherches génétiques sur l’intelligence. Or Gould il y connaît rien en intelligence. C’est un paléoanthropologue, il a aucune expertise sur ce sujet. Ça n’empêchera pas ce livre d’avoir un succès considérable dans les médias et le grand public, quand dans le même temps, il se faisait défoncer par tous les experts du sujet. Je vous donne juste un exemple, l’avis du psychologue Steve Blinkhorn publié dans la revue Nature. Blinkhorn qualifie le livre de Gould de

Image d’illustration de la citation : « chef d’oeuvre de propagande », « dont la discussion des théories de l’intelligence s’arrête là où elle en était il y a un demi-siècle », « n’ayant rien à dire qui soit à la fois juste et pertinent », et « au parfum familier de Radio Moscou. ». Citation de 57. Blinkhorn, Steve. What Skulduggery?. Nature (1982).

« chef d’oeuvre de propagande », « dont la discussion des théories de l’intelligence s’arrête là où elle en était il y a un demi-siècle », « n’ayant rien à dire qui soit à la fois juste et pertinent », et « au parfum familier de Radio Moscou5757. Blinkhorn, Steve. What Skulduggery?. Nature (1982). »

Bon on va s’arrêter là pour Gould. J’espère que ça ne ressemble pas trop à de l’acharnement, mais la longueur de mon intervention est proportionnelle au tort que je pense il a fait, non seulement en véhiculant des idées très marginales en biologie de l’évolution, mais surtout en faisant ça dans des livres destinés au grand public. Je pense qu’on peut distinguer différents niveaux de gravité dans ses agissements. Qu’on défende des idées marginales qui ne correspondent pas au consensus dans un champ n’est de façon générale pas trop dérangeant, c’est même quelque chose considéré de façon plutôt positive en science. Qu’on le fasse dans des livres à grand tirage sans mentionner que ces idées sont marginales est un peu plus embêtant5858. Kurzban, Robert. Why Everyone (Else) Is a Hypocrite. (None). Qu’on reprenne les idées des autres sans les citer est beaucoup plus problématique4848. Pinker, Steven et al. Evolutionary Psychology: An Exchange. (1997). Et qu’on fasse dire à ses opposants des choses qu’ils n’ont jamais dites juste pour faire passer sa propre position comme plus raisonnable est complètement inacceptable33. Tooby, John & Cosmides, Leda. Tooby and Cosmides’ Response to Gould. (1997)..

Schéma d’illustration du texte précédant.

Certains chercheurs font même carrément porter sur Gould la responsabilité de l’antipathie les approches évolutionnaires du comportement qui existe toujours aujourd’hui en sciences sociales. Les biologistes et anthropologues Robert Boyd et Peter Richerson écrivent par exemple en 2006 que :

Image d’illustration de la citation : « Beaucoup de nos collègues [évolutionnistes] s’indignent des polémiques mal-informées de leurs détracteurs. Ils sont en prise avec des chercheurs en sciences sociales qui ont appris leur biologie de l’évolution des écrits bien connus de Steven Jay Gould dénonçant les "excès" adaptationnistes en biologie, sans savoir que ses hypothèses alternatives ont rencontré un faible soutien empirique. ». Citation de 59. Richerson, Peter J & Boyd, Robert. Not By Genes Alone: How Culture Transformed Human Evolution. New Scientist (2006).

« Beaucoup de nos collègues [évolutionnistes] s’indignent des polémiques mal-informées de leurs détracteurs. Ils sont en prise avec des chercheurs en sciences sociales qui ont appris leur biologie de l’évolution des écrits bien connus de Steven Jay Gould dénonçant les « excès » adaptationnistes en biologie, sans savoir que ses hypothèses alternatives ont rencontré un faible soutien empirique5959. Richerson, Peter J & Boyd, Robert. Not By Genes Alone: How Culture Transformed Human Evolution. New Scientist (2006). »

Le biologiste Gerald Borgia déplore également que

Image d’illustration de la citation : « l’écran de fumée rhétorique déployé par Gould et Lewontin a empêché les avancées de la science et cause encore beaucoup de confusion. ». Citation de 2. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994).

« l’écran de fumée rhétorique déployé par Gould et Lewontin a empêché les avancées de la science et cause encore beaucoup de confusion22. Borgia, Gerald. The Scandals of San Marco. The Quarterly Review of Biology (1994). »

Et c’est vrai que très probablement, si parmi vous il y en a qui ont fait des études de sciences sociales et qu’on vous a un peu parlé d’évolution, on a dû tout de suite vous faire lire cet article de Gould et Lewontin en le présentant comme un grand classique, et peut-être même la « voix de la raison » contre les excès du champ. Alors qu’en fait c’est tout l’inverse, il s’agit plus de « la voix de la caricature » contre l’avis plus mesuré des autres biologistes de l’évolution. Chercheurs en sciences sociales, s’il vous plaît, cessez de citer Gould et Lewontin comme si c’était des références. Si ce sont des références d’une chose, c’est de la façon dont il ne faut pas se comporter en science. Citer Gould et Lewontin ne montre pas que vous avez fait vos devoirs et que vous avez connaissance des derniers travaux en biologie de l’évolution. Ça montre juste que vous avez pris le premier papier trouvé sans chercher à creuser un peu. Désolé à tous ceux qui sont fans de Gould et qui, comme le disent Boyd et Richerson, ont appris tout ce qu’ils savent en biologie de l’évolution de lui, mais si c’est le cas, vous pouvez quasiment repartir de zéro si vous souhaitez vous faire une image représentative des recherches en biologie de l’évolution.

2.5. Richard Lewontin

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Passons maintenant à Richard Lewontin, autre grand critique de la sociobiologie. Lewontin, c’est un oiseau un peu différent. Scientifique brillant, un des meilleurs généticiens des populations de sa génération. D’ailleurs, pour la petite histoire, c’est le fondateur de la sociobiologie Edward Wilson lui-même qui avait fait venir Richard Lewontin à Harvard, tout simplement parce que c’était le meilleur dans ce domaine. Lewontin devait déjà avoir une petite réputation à l’époque, au début des années 70, parce que Wilson avait pris soin de téléphoner à son employeur, l’université de Chicago, pour s’assurer qu’il saurait séparer la science et la politique dans son travail de chercheur. L’université de Chicago avait répondu « oui oui bien sûr », mais quelques mois plus tard, Lewontin accusait l’homme qui l’avait fait venir à Harvard de faire de la science nazie avec la sociobiologie. Dans une interview donnée plusieurs années plus tard, Wilson s’exclamera en rigolant « je me suis bien fait avoir ! », en supposant que l’université de Chicago devait avoir été contente de se débarrasser du bonhomme3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000).

Mais bref, fin de la petite parenthèse amusante. Revenons aux attaques de Lewontin sur la sociobiologie. Lewontin est coupable des mêmes méfaits que Gould, n’ayant par exemple pas de problème pour caricaturer de façon extrême ceux qui n’avaient pas les mêmes opinions que lui. Il aimait faire passer les pires productions de la sociobiologie pour des exemples représentatifs, et quand il mettait le doigt sur un véritable point faible du champ, plutôt que d’en conclure qu’il fallait améliorer ce point, il en concluait qu’il fallait tout mettre à la poubelle4646. Alexander, Richard D. The Biology of Moral Systems. Foundations of human behavior (1987). Ce manque de nuance dans l’analyse rappelle d’ailleurs nos philosophes des sciences tout à l’heure, qui n’hésitaient pas à conclure sur la base d’une critique très superficielle que la psychologie évolutionnaire était « profondément défectueuse ».

Mais Lewontin présente une particularité par rapport à Gould, c’est qu’il n’a jamais eu de problème pour reconnaître que sa science était guidée par ses opinions politiques. En général, les scientifiques sont pas très contents quand on les accuse de laisser leur idéologie déteindre sur leur travail scientifique – d’ailleurs, Gould lui-même s’en est défendu toute sa vie, et n’aimait pas qu’on lui dise que sa critique de la sociobiologie était politiquement motivée6060. Brockman, John. Third Culture: Beyond the Scientific Revolution. (1996), 3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). Mais Lewontin, lui, est au contraire célèbre pour avoir écrit des phrases comme :

Image d’illustration de la citation : « en tant que scientifique travaillant en génétique évolutionnaire et en écologie, j’ai essayé avec un certain succès de guider ma recherche par une application consciente de la philosophie marxiste. ». Citation de 61. Levins, Richard & Lewontin, Richard. The Dialectical Biologist.  (1985).

« en tant que scientifique travaillant en génétique évolutionnaire et en écologie, j’ai essayé avec un certain succès de guider ma recherche par une application consciente de la philosophie marxiste6161. Levins, Richard & Lewontin, Richard. The Dialectical Biologist. (1985). »

Non vous ne rêvez pas, cette phrase a bien été écrite dans un livre tout ce qu’il y a de plus sérieux. Si elle vous paraît hallucinante, c’est que vous n’avez pas encore bien cerné qui était le personnage. Alors il est certain qu’on pourrait être charitable et se dire qu’en fonction de ce qu’il a voulu dire exactement par « philosophie marxiste », cette affirmation peut être plus ou moins choquante. Comme je le raconte dans mon dernier livre3838. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ?. (2024), il serait même possible de défendre l’innocuité d’un programme de recherche de science marxiste tant que ça n’impliquerait que l’adoption d’un ensemble d’hypothèses pouvant être rejetées à n’importe quel moment, et simplement inspirées des travaux de Marx. Néanmoins, il est toujours plus difficile de rejeter des hypothèses lorsqu’elles s’enracinent dans des considérations politiques, et on peut a minima s’interroger sur la pertinence de ramener du vocabulaire politique dans un contexte scientifique, comme si on ne disposait pas d’assez de mots plus neutres pour exprimer les mêmes idées.

Allez, je retente encore une fois !

Allez, je retente encore une fois !

Je vous fournis une autre citation de Lewontin qui permet d’encore mieux appréhender sa pensée. Lewontin écrit avec deux collègues en 1984 que :

Image d’illustration de la citation : « Je crois que la fonction sociale de la plupart de la science d’aujourd’hui est de freiner la création [d’une société plus juste] en préservant les intérêts de la classe, du genre, et de la race dominante. ». Citation de 9. Lewontin, Richard C. et al. Not in Our Genes: Biology, Ideology and Human Nature.  (1984).

« Je crois que la fonction sociale de la plupart de la science d’aujourd’hui est de freiner la création [d’une société plus juste] en préservant les intérêts de la classe, du genre, et de la race dominante99. Lewontin, Richard C. et al. Not in Our Genes: Biology, Ideology and Human Nature. (1984). »

« La fonction sociale de la plupart de la science d’aujourd’hui est de freiner la création d’une société plus juste. »

Voilà une vision bien particulière de la science. Mais elle vous permet de mieux comprendre l’extrême hostilité du bonhomme pour des sciences comme la sociobiologie. Quand vous croyez que la science sert avant tout les intérêts du pouvoir en place et a pour fonction de freiner le progrès social, il est normal que les sciences qui font des affirmations sur ce qui est ou n’est pas dans la nature humaine soient accueillies avec le même enthousiasme qu’un email urgent un vendredi à 17h45. Vous remarquerez au passage la cocasserie de penser que la science puisse avoir une certaine fonction cachée, alors que Lewontin a passé sa vie à reprocher aux biologistes adaptationnistes de voir des fonctions spéculatives partout.

Je vais prendre un exemple concret pour illustrer un peu mieux à quel point Lewontin est imprégné de cette idée que la science est au service des puissants. Dans un de ses livres, Lewontin défend l’idée que la théorie de l’évolution telle qu’elle a été construite au XIXe siècle puis raffinée au XXe a été à chaque fois le reflet des préoccupations bourgeoises de son époque6161. Levins, Richard & Lewontin, Richard. The Dialectical Biologist. (1985). Selon lui, dans un premier temps les bourgeois du XVIIIe et du XIXe siècle avaient besoin d’une théorie basée sur le changement et le progrès graduel pour pouvoir justifier leur enrichissement et leur montée dans la société. Ça aurait conduit, toujours selon Lewontin, à la . L’idéologie bourgeoise du XIXe siècle aurait donc influencé le contenu même de la théorie de l’évolution. Je cite Lewontin :

Image d’illustration de la citation : « la théorie de Darwin de l’évolution de la vie organique était l’expression des mêmes éléments idéologiques. ». Citation de 61. Levins, Richard & Lewontin, Richard. The Dialectical Biologist.  (1985).

« la théorie de Darwin de l’évolution de la vie organique était l’expression des mêmes éléments idéologiques6161. Levins, Richard & Lewontin, Richard. The Dialectical Biologist. (1985). »

Mais dans un second temps, une fois le XXe siècle arrivé, les bourgeois se seraient rendu compte que le changement allait trop loin, parce que les masses ouvrières commençaient elles aussi à vouloir plus de droits et leur part du gâteau économique. L’idéologie bourgeoise serait donc passée de la glorification du changement graduel à la louange de l’équilibre et de la stabilité.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Or, vous savez ce qui s’est passé en biologie de l’évolution au XXe siècle ? On s’est aussi mis à insister sur les concepts de stabilité et d’équilibre, avec notamment le développement de la théorie des jeux et la recherche de ce qu’on appelle des stratégies évolutivement stables, des stratégies évolutives qui ne peuvent pas se faire envahir par des mutants. Pour Lewontin, c’était tout sauf une coïncidence. Comme il le dit lui-même :

Image d’illustration de la citation : « L’idéologie de l’équilibre et de la stabilité dynamique caractérise la théorie évolutionnaire moderne autant que l’économie bourgeoise et la théorie politique. ». Citation de 61. Levins, Richard & Lewontin, Richard. The Dialectical Biologist.  (1985).

« L’idéologie de l’équilibre et de la stabilité dynamique caractérise la théorie évolutionnaire moderne autant que l’économie bourgeoise et la théorie politique6161. Levins, Richard & Lewontin, Richard. The Dialectical Biologist. (1985). »

Donc vous voyez que dans son esprit, la collusion de la science et du politique va très loin.

Attention, de mon côté je suis pas en train de dire qu’il n’y a aucune connexion entre science et politique. Les scientifiques sont des humains, avec des idées politiques comme tout être humain, et il est probable que des considérations politiques influencent certains de leurs choix, ne serait-ce que les sujets qu’ils étudient. Je vous ai fait un rapide résumé de ces débats dans mon dernier livre3838. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ?. (2024). Mais avec Lewontin, on va bien au-delà de ces idées banales. Quand vous commencez à penser que les concepts d’équilibre et de stabilité en science sont le reflet de la quête bourgeoise pour plus de stabilité sociale, on n’est plus dans l’affirmation banale que science et politique ne peuvent jamais être complètement séparées. Dans le monde de Lewontin, la politique est absolument partout et influence profondément le contenu lui-même de la science, le contenu des théories scientifiques, pas seulement les choix des sujets d’étude. Pour vous donner un autre exemple, dans le même livre, il propose que si la science d’aujourd’hui est réductionniste, c’est-à-dire qu’elle a l’habitude de décomposer un système en ses différentes parties plutôt que de le considérer dans son ensemble, c’est parce que dans le mode de pensée bourgeois on analyse toujours la société comme un agrégat d’actions individuelles, l’individu étant toujours vu comme l’acteur central responsable de ses actions. Pour Lewontin, la science décompose, atomise et individualise parce que l’idéologie libérale décompose, atomise et individualise.

Je ne vous ai pas oublié !

Je ne vous ai pas oublié !

Schéma d’illustration du texte précédant.

Le 3 novembre 1975, Lewontin prononce dans une interview une phrase qui pour moi résume à merveille la pensée de beaucoup de détracteurs de la biologie du comportement :

Image d’illustration de la citation : « Pour l’instant, notre ignorance sur ces sujets est tellement grande, nos techniques d’investigation tellement primitives et fragiles, nos concepts théoriques si mal informés, qu’il est inimaginable pour moi que des vérités sérieuses et durables sur la nature humaine soient atteignables. D’un autre côté, le besoin pour les socialement puissants d’exonérer leurs institutions de responsabilité pour les problèmes qu’ils ont créés est extrêmement fort. Dans ces conditions, n’importe quelle recherche sur le contrôle génétique des comportements humains produira fatalement une pseudoscience qui sera inévitablement mal utilisée. ». Citation de 62. Lewontin, Richard C.. Interview. The Harvard Crimson (1975).

« Pour l’instant, notre ignorance sur ces sujets est tellement grande, nos techniques d’investigation tellement primitives et fragiles, nos concepts théoriques si mal informés, qu’il est inimaginable pour moi que des vérités sérieuses et durables sur la nature humaine soient atteignables. D’un autre côté, le besoin pour les socialement puissants d’exonérer leurs institutions de responsabilité pour les problèmes qu’ils ont créés est extrêmement fort. Dans ces conditions, n’importe quelle recherche sur le contrôle génétique des comportements humains produira fatalement une pseudoscience qui sera inévitablement mal utilisée6262. Lewontin, Richard C.. Interview. The Harvard Crimson (1975). »

Voilà le coeur du problème, voilà le raisonnement au cœur de la pensée des détracteurs de la biologie du comportement. Premièrement, nos sciences ne sont pas assez matures pour étudier ces sujets. Deuxièmement, les bourgeois ont besoin de se déresponsabiliser. Conclusion, si ces recherches existent c’est nécessairement qu’elles ont pour but de déresponsabiliser les bourgeois.

Vous devez maintenant un peu mieux comprendre pourquoi j’ose affirmer que les critiques de la psycho évo sont avant tout des critiques politiques, des critiques politiques qui font semblant d’être préoccupées par la rigueur scientifique. Ce n’est pas que je cherche à dénigrer ces critiques facilement, c’est parce que les détracteurs eux-mêmes de cette science reconnaissent qu’il est impossible de séparer l’évaluation de la rigueur d’une science et l’évaluation de sa dangerosité sociale. Selon eux, si une science est pratiquée alors qu’elle est de mauvaise qualité, c’est qu’elle est pratiquée pour des raisons politiques.

Pourtant, chacune des prémisses du raisonnement de Lewontin est évidemment très discutable. D’abord ça ne représente que son avis très personnel que nos sciences ne sont pas assez matures pour étudier ces sujets. Et puis c’est un argument bizarre parce que ça n’a jamais empêché de faire de la science de ne pas avoir tous les outils nécessaires pour étudier un sujet. La science fait avec les moyens de son époque, ses résultats sont raffinés au cours du temps, et il vaut mieux allumer une chandelle que de maudire l’obscurité. Ce que dit Lewontin c’est un peu comme si on avait reproché à Galilée d’essayer de comprendre l’univers alors qu’il n’avait pas de télescope suffisamment puissant. S’il fallait le suivre sur ce point, on n’aurait jamais commencé à faire de la science.

Ensuite, si Lewontin était réellement préoccupé par la maturité de nos sciences, il aurait dû altérer son jugement au fur et à mesure de leur perfectionnement au cours du XXe siècle, et en particulier au fur et à mesure de l’afflux de découvertes empiriques. Or, malgré le succès empirique de ces approches dont on parlait tout à l’heure, jusqu’à sa mort Lewontin refusera de se remettre en question et continuera à considérer ces sciences comme des pseudosciences. C’est ce genre de cécité aux données et d’incapacité à se remettre en question qui poussera le philosophe Harmon Holcomb à écrire en 1996 que :

Image d’illustration de la citation : « Aujourd’hui, les données sont bien plus nombreuses que dans les années 70, et pourtant les accusations de spéculation continuent, [...] ce qui suggère que l’accusation ne se préoccupe pas réellement de niveau de preuve. ». Citation de 32. Holcomb, Harmon R.. Just so Stories and Inference to the Best Explanation in Evolutionary Psychology. Minds and Machines (1996).

« Aujourd’hui, les données sont bien plus nombreuses que dans les années 70, et pourtant les accusations de spéculation continuent, […] ce qui suggère que l’accusation ne se préoccupe pas réellement de niveau de preuve3232. Holcomb, Harmon R.. Just so Stories and Inference to the Best Explanation in Evolutionary Psychology. Minds and Machines (1996). »

Ce qui est entièrement mon avis aussi. L’accusation ne se préoccupe pas réellement de niveau de preuve.

La deuxième prémisse de Lewontin, que la science ne sert que les intérêts des puissants ayant besoin de se déresponsabiliser, est évidemment tout aussi discutable. C’est une prémisse bien sûr tout droit tirée de l’idéologie marxiste, ou tout du moins d’une certaine branche de l’idéologie marxiste, mais même si on mettait cette origine de côté, si on se concentrait sur la question d’« À qui profitent ces recherches », on aurait énormément de mal à répondre. C’était tout le sujet de ma dernière vidéo () et de mon livre qui tire son titre précisément de cette pensée Lewontinienne3838. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ?. (2024). On est de nouveau confrontés à cette branche de la gauche qui est convaincue que certaines recherches sont intrinsèquement dangereuses pour le progrès social, alors que c’est extrêmement discutable.

Je vous ai dit que j’avais écrit un livre ?

Je vous ai dit que j’avais écrit un livre ?

Je vais revenir sur la difficulté d’évaluer les conséquences des recherches dans deux secondes, mais d’abord terminons en avec Lewontin. Je voudrais vous raconter encore une anecdote pour achever de vous faire comprendre le personnage, une anecdote sur laquelle vous pourrez vous faire votre propre avis, si vous avez lu Le gène égoïste, le best-seller de Richard Dawkins qui présente la vision de l’évolution centrée sur le gène6363. Dawkins, Richard. Le gène égoïste. (1976). Et si vous ne l’avez pas lu, qu’attendez-vous pour le faire, arrêtez tout de suite cette vidéo pourrie et rendez-vous sur mon site web pour l’acheter. Ma question pour ceux qui l’ont lu, c’est : qu’avez-vous pensé de ce livre ? En toute honnêteté ? Si vous n’aviez jamais entendu parler de ces sujets, votre avis doit se situer quelque part entre intéressant et absolument passionnant. On peut certes toujours trouver au livre quelques défauts, notamment d’avoir une vision un peu naïve de l’évolution culturelle, et on a bien sûr progressé depuis les années 70, mais de façon générale c’est un très bon livre, qui a toujours très bonne réputation chez les biologistes de l’évolution, même 50 ans après sa publication.

Mais pour Lewontin, la lecture de ce livre a été un calvaire. Selon les dires d’un de ses collègues, il se serait même arrêté au bout de quelques pages3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). Parce qu’évidemment, vous imaginez bien que pour quelqu’un qui pense que de la politique se cache partout dans les théories scientifiques, l’idée que nous pourrions être manipulés par des gènes égoïstes est extrêmement terrifiante. Vous imaginez bien que pour quelqu’un qui cherche à mettre en place des sociétés plus justes et solidaires, l’idée d’un gène égoïste est abjecte. Vous imaginez bien que pour quelqu’un qui pense que la science est au service des bourgeois, l’idée du gène égoïste, qui semble aller dans le sens de l’individualisme et de la maximisation des profits, est très problématique. Lewontin ne manquera donc pas de faire savoir ce qu’il pense de ce livre en écrivant en 1977 dans Nature une revue dévastatrice où il qualifie Le gène égoïste de « caricature du darwinisme », affirmant au passage que pour lui, .

Image d’illustration de la citation : « ce n’était pas clair s’il relevait de la science ou du badinage intellectuel. ». Citation de 64. Lewontin, R. C.. Caricature of Darwinism. Nature (1977).

« ce n’était pas clair s’il relevait de la science ou du badinage intellectuel6464. Lewontin, R. C.. Caricature of Darwinism. Nature (1977). »

Rigolotes les insultes de scientifiques, non ? Mais attention l’histoire ne s’arrête pas là. Ces propos de Lewontin sont jugés comme tellement à côté de la plaque par d’autres biologistes que le renommé William Hamilton décide de prendre la plume pour défendre Dawkins. Dans le numéro suivant de Nature, Hamilton qualifie la revue de Lewontin de « honte » (« disgrace »), et je cite,

Image d’illustration de la citation : « ne faisant preuve d’aucun des standards en matière de valeur informative, d’objectivité et de justice pour les idées des autres qui font partie des codes de la science. Il s’agit d’une revue très biaisée [qui fera penser au lecteur peu informé] que le livre ne vaut pas la peine d’être lu. Ce serait bien dommage, puisqu’en réalité ce livre est non seulement la meilleure introduction à un nouveau paradigme pour le grand public, mais également une contribution significative à ce champ. Pour sa valeur intellectuelle et ses motivations, ce résumé du livre par Lewontin est du même niveau que la célèbre attaque de l’évêque Wilberforce sur Darwin et Huxley. ». Citation de 65. Hamilton, William D.. ‘The Selfish Gene’. Nature (1977).

« ne faisant preuve d’aucun des standards en matière de valeur informative, d’objectivité et de justice pour les idées des autres qui font partie des codes de la science. Il s’agit d’une revue très biaisée [qui fera penser au lecteur peu informé] que le livre ne vaut pas la peine d’être lu. Ce serait bien dommage, puisqu’en réalité ce livre est non seulement la meilleure introduction à un nouveau paradigme pour le grand public, mais également une contribution significative à ce champ. Pour sa valeur intellectuelle et ses motivations, ce résumé du livre par Lewontin est du même niveau que la célèbre attaque de l’évêque Wilberforce sur Darwin et Huxley6565. Hamilton, William D.. ‘The Selfish Gene’. Nature (1977). »

L’évêque Wilberforce, c’est celui qui n’avait rien trouvé de mieux que de demander à Huxley, qui défendait la théorie de Darwin, s’il descendait du singe plutôt du côté de son grand-père ou de sa grand-mère6666. Lucas, J. R.. Wilberforce and Huxley: A Legendary Encounter. The Historical Journal (1979), 6767. England, Richard. Censoring Huxley and Wilberforce: A New Source for the Meeting That the Athenaeum ‘Wisely Softened Down’. Notes and Records: the Royal Society Journal of the History of Science (2017). Autant vous dire que traiter quelqu’un d’évêque Wilberforce, c’est pas une petite insulte dans le monde de la biologie de l’évolution. C’est au même niveau que traiter quelqu’un de géologue.

Donc voilà à nouveau une anecdote pour mieux vous permettre de cerner le personnage Lewontin. Pour la plupart des gens, Le gène égoïste est un ouvrage majeur tant du point de vue du contenu scientifique que du point de vue de la qualité de la vulgarisation. Mais pour Lewontin, il s’agit d’une vulgaire caricature du darwinisme et de badinage intellectuel.

Cette haine du concept de gène égoïste est d’ailleurs partagée par la plupart des détracteurs de la sociobiologie. Steven Rose, un co-auteur de Lewontin, écrira en 1981 :

Image d’illustration de la citation : « Je mets quiconque au défi de lire Le gène égoïste et d’en ressortir sans une vision claire des vues de Dawkins sur ce que la biologie dit de l’État-providence, des moeurs sexuels, ou de la microéconomie. ». Citation de 68. Rose, Steven. Genes and Free Will. Nature (1981).

« Je mets quiconque au défi de lire Le gène égoïste et d’en ressortir sans une vision claire des vues de Dawkins sur ce que la biologie dit de l’État-providence, des moeurs sexuels, ou de la microéconomie6868. Rose, Steven. Genes and Free Will. Nature (1981). »

Voilà le niveau. Si vous avez lu le Gène égoïste, je vous laisse décider par vous-même d’à quel point on en sait vraiment plus sur les moeurs sexuels désirés par Dawkins après avoir terminé la lecture de son livre. Et là on ne parle pas d’un anonyme qui s’exprime sur Twitter. Richard Lewontin et Steven Rose sont des scientifiques réputés dans leur domaine qui s’expriment dans la revue Science, une des plus prestigieuses qui soit. Mais c’est bien ça le niveau des critiques de la sociobiologie et de la psychologie évolutionnaire. Des détracteurs qui voient de la politique partout, à en friser la paranoïa.

Je vais m’arrêter ici pour Lewontin. Je pense que vous comprenez maintenant un peu mieux à qui vous avez affaire, et pourquoi je vous disais que pour comprendre les critiques de la psycho évo, vous avez besoin de connaître leur contexte de production. Vous avez besoin de connaître le contexte politique général mais aussi le contexte plus personnel des humains qui se cachent derrière ces critiques. Parce que pour vous, j’imagine que Gould et Lewontin sont des universitaires comme des autres, dont la parole n’a pas à être remise particulièrement en question. Ça représente peut-être même pour vous des universitaires mieux que les autres, parce qu’ils sont diplômés de biologie, et qu’on ne peut donc pas les accuser d’être des chercheurs en sciences sociales qui connaissent mal les sujets. D’ailleurs au passage, Gould et Lewontin montrent bien que les débats sur la psycho évo ne sont pas réductibles à un débat entre sciences naturelles et sciences sociales, comme on le pense parfois. Psycho évo et sciences sociales ont des hypothèses et paradigmes différents qui les mettent parfois en opposition, j’en reparlerai dans la dernière vidéo de ma série, mais ce serait extrêmement réducteur de ramener tous ces débats à un débat entre disciplines. Dernière raison pour laquelle vous pourriez avoir confiance en Gould et Lewontin, c’est qu’ils étaient professeurs à l’université de Harvard, et qu’ils ont écrit des articles cités des milliers de fois. Si on s’arrête à leur CV, ils semblent représenter le top du top. Et quand on met l’avis de ces deux grands chercheurs face à celui du petit Homo Fabulus, ce dernier n’a plus l’air de peser grand-chose.

Sauf que, une nouvelle fois ce n’est pas mon simple avis que je transmets mais celui de centaines de chercheurs en biologie du comportement, mais surtout moi je possède un super-pouvoir, qui est que je sais lire. Et j’ai donc pu lire non seulement les textes de Gould et de Lewontin mais également les travaux de ceux qu’ils critiquent, et j’ai pu me rendre compte par moi-même de qui faisait dire aux autres des choses qu’ils n’avaient pas dites, de qui exprimait une vision marginale en biologie de l’évolution, de qui essayait de tenir la politique à l’écart de la science et qui voulait au contraire faire de la science marxiste. En bref, malgré leur CV, Gould et Lewontin sont des scientifiques peu représentatifs des biologistes de l’évolution, tant du point de vue du contenu de leurs théories scientifiques que de la tenue à l’écart des théories politiques.

En fait, il y a quelques années j’étais encore comme vous mes abonnés, et par là je ne veux pas dire perdu dans la vie, je veux dire, étranger à tous ces débats. Je ne savais pas qui croire, je voyais que la psycho évo était qualifiée de géniale par certains et de pseudoscience par d’autres. Pour me faire un avis je suis donc allé lire tout ce que je pouvais sur le sujet. Ce que je suis en train de faire aujourd’hui ce n’est rien d’autre qu’un compte-rendu de ce que j’ai appris. Évidemment, j’ai pu passer à côté de certaines choses, et dans des débats aussi compliqués il est possible que je n’aie pas bien saisi la pensée des différentes parties. Mais toutes les citations que je vous ai présentées aujourd’hui, je ne les ai pas inventées. Je ne suis pas le seul à dire que les critiques de Gould et Lewontin sont exagérées, caricaturales, peu représentatives, manipulatrices, idéologisées, etc. Vous avez toutes les références à votre disposition pour vous en assurer.

Et maintenant que vous en savez un peu plus sur qui sont les détracteurs principaux de la psycho évo, vous devez ressentir toujours mieux l’injustice dont se plaignent les psychologues évolutionnaires. Non mais vous vous rendez compte un peu ? C’est la psychologie évolutionnaire qu’on accuse de faire de la mauvaise science, d’avoir une vision marginale de la biologie de l’évolution, et d’avoir un agenda politique caché, quand en fait ces accusations sont proférées par des gens qui trouvent ça normal de faire de la science marxiste, qui ont régulièrement été pris en flagrant délit de caricature des idées des autres, et qui sont connus pour véhiculer des idées scientifiques marginales. Ça me donne envie de reprendre à mon compte la citation de JC dans dikkenek :

« Je sais que je plais pas à tout le monde, mais quand je vois à qui je plais pas, je me demande si ça me dérange vraiment. »

Voilà ce que je voulais vous présenter sur l’envers du décor de la recherche, sur ce dont on ne vous parle jamais. Et en réalité, ces informations ne sont pas seulement méconnues du grand public. Il y a beaucoup d’universitaires, notamment en sciences sociales on l’a vu, pour qui Gould et Lewontin représentent toujours le top du top, et ça me paraît important que cette vision change. Personnellement, je vous avoue que suis bien content de ne pas avoir découvert les méthodes de ces deux chercheurs avant d’avoir commencé à faire de la recherche, parce qu’il est possible que ça m’aurait dégoûté du métier.

2.6. Lucidité ou paranoïa ?

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Je voudrais revenir un instant sur cette manie de voir de la politique partout. J’en ai déjà un peu parlé dans ma dernière vidéo (), j’en reparle dans mon livre3838. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ?. (2024), mais je voudrais réinsister un peu dessus ici parce que c’est un aspect crucial.

Voilà le bébé !

Voilà le bébé !

Prenons cette affirmation de Lewontin dans une interview de 1975 :

Image d’illustration de la citation : « Les experts sont des serviteurs du pouvoir, dans l’ensemble, et doivent toujours être vus comme des serviteurs du pouvoir. On devrait toujours se poser la question, devant des faits solennellement avancés par un expert : à qui cela profite ? Quels intérêts sont servis ? ». Citation de 69. Lewontin, Richard C.. Transcript of Nova Program, WGBH Boston, #211..  (1975).

« Les experts sont des serviteurs du pouvoir, dans l’ensemble, et doivent toujours être vus comme des serviteurs du pouvoir. On devrait toujours se poser la question, devant des faits solennellement avancés par un expert : à qui cela profite ? Quels intérêts sont servis6969. Lewontin, Richard C.. Transcript of Nova Program, WGBH Boston, #211.. (1975) ? »

Normalement, quand vous entendez cette phrase « On devrait toujours se poser la question: à qui ça profite ? », votre première réaction devrait être de trouver ça bien. Ça doit vous rappeler l’aphorisme de Rabelais, « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Ça doit vous rappeler que dans les années 60, des scientifiques payés par l’industrie du tabac mentaient sur les dangers réels de la cigarette, et que si on s’était posé plus tôt la question d’ « à qui ça profite », on les aurait découvert plus tôt. Poser la question d’« à qui ça profite ? » semble témoigner de la possession d’une certaine conscience politique, que vous ne vous laissez pas berner par les experts, que vous avez de l’esprit critique.

Mais imaginez une autre situation maintenant. Imaginez qu’un expert explique à la télé qu’il est important de se vacciner pour sortir de la crise du Covid19. Mais puisqu’il faut se méfier des experts, posons-nous donc la question de savoir à qui profite cette affirmation. Et la réponse la plus évidente, c’est qu’elle profite à ceux qui vendent les vaccins, c’est-à-dire à Big Pharma. Ouf, heureusement qu’on a eu de l’esprit critique et qu’on ne s’est pas laissés berner par les experts, on était à deux doigts de se faire vacciner.

Ce que cet exemple montre, c’est que se poser la question « d’à qui ça profite » conduit tout autant à dénoncer l’industrie du tabac qu’à rejeter les vaccins. Se poser la question « d’à qui ça profite » n’est pas bénéfique en soi : tout dépend de la lucidité avec laquelle vous allez répondre à cette question. Et force est de constater qu’en ce qui concerne les sciences du comportement, il est extrêmement difficile de pouvoir y répondre.

Lewontin, lui, semble convaincu que la sociobiologie ne peut faire que le jeu des racistes et des sexistes. Mais c’est uniquement parce qu’il se focalise sur les recherches qui étudient les différences entre humains. S’il élargissait un peu sa lorgnette, il se rendrait compte que la sociobiologie a aussi fait de nombreuses recherches sur l’altruisme ou l’importance des femelles dans le monde animal, à tel point qu’on pourrait tout aussi bien l’accuser de faire le jeu du communisme et du féminisme. Comme le dit avec humour le biologiste David Queller :

Image d’illustration de la citation : « Mon propre travail en sociobiologie sur les insectes sociaux insiste sur le comportement altruiste, se concentre sur les femelles plutôt que les mâles, et suggère que les intérêts des ouvriers sont des déterminants cruciaux des sociétés avancées d’insectes. Cela veut-il dire que je suis un bon type, un féministe attentionné, et un allié de la classe ouvrière ? ». Citation de 51. Queller, David C.. The Spaniels of St. Marx and the Panglossian Paradox: A Critique of a Rhetorical Programme. The Quarterly Review of Biology (1995).

« Mon propre travail en sociobiologie sur les insectes sociaux insiste sur le comportement altruiste, se concentre sur les femelles plutôt que les mâles, et suggère que les intérêts des ouvriers sont des déterminants cruciaux des sociétés avancées d’insectes. Cela veut-il dire que je suis un bon type, un féministe attentionné, et un allié de la classe ouvrière5151. Queller, David C.. The Spaniels of St. Marx and the Panglossian Paradox: A Critique of a Rhetorical Programme. The Quarterly Review of Biology (1995) ? »

Et c’est aussi bien sûr ce que voulaient dire les féministes darwiniennes que je vous ai présentées dans ma dernière vidéo (). Rappelez-vous, ces féministes disaient, « bah déjà nous on est féministes depuis plus longtemps que vous M. Lewontin, et pourtant nos recherches ont montré qu’il existait bien des différences comportementales hommes-femmes d’origine biologique, donc vos accusations d’avoir un agenda caché d’extrême-droite vous pouvez vous les garder. Et ensuite, nous on pense pas du tout que ces recherches auront comme conséquence le retour du nazisme et la fin du féminisme. Au contraire, on pense que ces recherches auront pour conséquence de construire un féminisme plus robuste et qui prend mieux en compte les aspirations de chacun. ».

Comme toutes ces recherches touchent à des sujets sociaux extrêmement complexes, leurs conséquences sont très difficiles à juger, et chacun fait des estimations au doigt mouillé, en sélectionnant les exemples qui vont dans son sens, et en arrosant le tout de la sauce idéologique à la mode du moment, qui pour Lewontin était l’idéologie marxiste.

Au final, s’il peut sembler positif de se poser la question d’à qui ça profite, la limite entre le politiquement conscient et le politiquement parano est extrêmement ténue. Etre un peu suspicieux, c’est bien, mais les esprits suspicieux ont tendance à voir des fantômes dans le noir. Et on est en droit de faire le parallèle entre Lewontin qui pense que le concept de stabilité ne sert que les intérêts de la bourgeoisie et le complotiste qui pense que les vaccins ne servent que les intérêts de Big Pharma. Les suspicions de Lewontin ne seraient-elles pas une forme de complotisme, simplement plus intellectuel ? Lewontin ressemble-t-il plus aux lanceurs d’alerte dénonçant l’industrie du tabac, ou aux complotistes dénonçant l’industrie pharmaceutique ?

Cette difficulté de calculer les conséquences sociales de ces recherches se remarque aussi au fait que les deux camps s’accusent mutuellement « d’oublier les leçons de l’histoire ». Les détracteurs de ces recherches aiment dire que faire de la génétique du comportement humain, c’est oublier les leçons du nazisme et de l’eugénisme. Mais en face, les défenseurs de ces recherches rappellent que vouloir les interdire, c’est oublier les leçons de Galilée et Vavilov – ce généticien condamné à mort parce que ses théories sur l’hérédité ne collaient pas avec l’idéologie de l’URSS. En fait, interdire la biologie du comportement serait aussi oublier les leçons du nazisme, puisque celui-ci a censuré certaines théories élaborées par des physiciens juifs. Donc en fait, tout le monde peut accuser l’autre d’oublier les leçons de l’histoire et d’être un nazi en puissance. Ce qui n’est pas très étonnant parce qu’on peut trouver de tout dans l’histoire, des exemples où il aurait été bienvenu de se préoccuper un peu plus de politique, et des exemples où ça a au contraire été une très mauvaise chose.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Ce que ça montre, c’est que ces débats n’ont pas lieu entre un camp politiquement conscient et un camp politiquement naïf, mais entre deux camps qui ne calculent pas les conséquences de la même façon. Vous avez d’un côté ceux pour qui les recherches en biologie du comportement signent la fin du progrès social, et ceux pour qui ces craintes sont exagérées et pensent que ces recherches peuvent même permettre de construire des sociétés plus équitables. Les premiers accusent les seconds de naïveté, les seconds accusent les premiers de paranoïa. Les premiers reprochent aux seconds de faire la danse de la pluie alors qu’on se trouve tous sur une pente sociale glissante, et les seconds rétorquent qu’on ne sait pas dans quelle direction va la pente.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Arrivera-t-on un jour à mieux calculer les conséquences sociales de ces recherches ? Je n’en sais rien. Mais ce qu’on fait en général quand on est confrontés à des problèmes très compliqués comme celui-ci, c’est qu’on décide collectivement quoi en faire. Autrement dit, on vote. Et personnellement, je suis tout à fait disposé à ce qu’on discute de tous ces sujets publiquement, et même qu’on instaure un moratoire sur ces recherches, si la société décidait qu’elles sont effectivement dangereuses. Ça poserait plein de problèmes en pratique et une grosse partie des sciences sociales serait concernée par ces interdictions, mais je suis prêt à accepter l’idée en théorie.

Par contre, ce que je ne suis pas prêt à accepter c’est qu’on laisse un petit groupe de chercheurs auto-proclamés représentants du peuple, comme Gould, Lewontin et un paquet de philosophes des sciences, décider de quelles recherches sont dangereuses et lesquelles ne le sont pas. Ces chercheurs sont peut-être plus compétents que le quidam moyen sur des aspects scientifiques, mais ils n’ont aucune compétence particulière lorsqu’il s’agit d’évaluer des conséquences sociales. Ils ne sont pas plus compétents que monsieur Moutardié que vous croiserez dans la rue ce soir en allant sortir le chien, et j’irais même jusqu’à dire qu’ils sont peut-être moins compétents car fortement imprégnés d’idéologies qu’on trouve surtout dans les universités. Et personnellement, je ne considère pas du tout ces chercheurs qui se préoccupent de politique de façon positive, comme des personnes à la conscience politique acérée. Pour moi ce sont au contraire des chercheurs qui outrepassent la mission qui leur a été confiée, qui est de comprendre le monde, et qui abusent de leur position d’experts pour s’exprimer sur des sujets sur lesquels ils n’ont aucune compétence particulière.

Ce n’est tout simplement pas leur boulot ! Les chercheurs sont payés, rappelons-le, avec nos impôts, pour faire des découvertes sur le monde, ils ne sont pas payés pour estimer au doigt mouillé les conséquences sociales de leurs recherches. Et s’il y a certains chercheurs qui ne sont pas capables de comprendre ça, je leur suggère d’envisager une reconversion en politique. Ce n’est pas parce que M. Lewontin est incapable de laisser son idéologie au vestiaire lorsqu’il fait de la science qu’il doit supposer que tous ses collègues en sont autant incapables. Alors qu’il laisse la place à d’autres. Et je suggèrerais aussi à tous ces chercheurs que l’engagement politique, c’est comme la confiture. Ceux qui en ont beaucoup ne ressentent généralement pas le besoin de l’étaler. C’est bon, les chercheurs, on le sait que vous êtes de gauche, est-ce que maintenant on peut retourner à notre boulot d’essayer de comprendre le monde ?

Bien sûr, pour certains de ces chercheurs, la solution démocratique ne paraîtra pas appropriée. Rappelez-vous que pour eux, la société est au service des puissants. Et donc dans une telle société, pas de réel débat démocratique possible. Ou plus exactement, un tel débat ne serait jamais à l’avantage du peuple. Le peuple a besoin de représentants pour le défendre, c’est pour ça que le groupe d’universitaires qui avait attaqué la sociobiologie dans les années 70 s’était auto-appelé le « groupe d’étude de la sociobiologie pour la science et pour le peuple ». Est-ce que cette appellation résulte d’une préoccupation sincère pour les intérêts du peuple ou d’un melon énorme, on est en droit de se poser la question. S’auto-proclamer « représentant du peuple » suggère en effet que le peuple n’est pas capable de se faire un avis par lui-même. Et je ne sais pas si vous vous rappelez, mais dans la dernière vidéo je vous avais parlé d’un détracteur de la sociobiologie qui avait avoué que si un jour on obtenait la preuve irréfutable qu’il existe des différences génétiques entre populations humaines, il « devrait évidemment devenir raciste, parce qu’il devrait croire les faits »3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). C’est hallucinant d’entendre ça, mais ça montre bien à quel point ces personnes ont peu confiance en l’humanité. Elles sont convaincues qu’on deviendra tous racistes du jour au lendemain si un jour on apprend que des différences génétiques peuvent expliquer des différences de capacités mentales. Dans ces conditions de double méfiance envers les institutions et le peuple, il est très peu probable que la solution démocratique leur paraîtra une solution satisfaisante.

2.7. Libre ou chargée de valeurs ?

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Puisqu’on a parlé de la difficulté d’estimer les conséquences de ces recherches, je voudrais mentionner le débat sur la place des valeurs et l’importance de l’objectivité en science. J’aurais sûrement déjà dû vous en parler dans la dernière vidéo mais c’est pas grave, je vais le faire ici.

En philosophie des sciences, il y a un gros débat sur à quel point la science est, ou devrait être, libre de toute valeur et objective. On sent bien intuitivement que l’objectivité en science est importante, et peut-être même la raison principale de son succès et de la confiance qu’on lui accorde. Pour résoudre des controverses par exemple, il est important que l’on puisse se mettre d’accord sur des faits objectifs qui ne dépendent pas des opinions personnelles de chacun. Et mettre le moins de valeurs possible dans la science semble être le meilleur moyen d’éviter les errements que l’on vient d’évoquer, la censure de la génétique par l’URSS et la censure de la physique juive par le 3e Reich.

Cette tension est généralement présentée comme le débat entre une science « value-free » et une science « value-laden »7070. Reiss, Julian & Sprenger, Jan. Scientific Objectivity. (2020). Loin de moi l’idée de vouloir trancher ce débat. Ce que je veux faire remarquer, c’est que peu importe votre avis sur la question, peu importe à quel point vous pensez que la science est ou devrait être libre de valeurs, ça ne change rien aux réflexions sur la difficulté de calculer certaines conséquences. Même si vous pensez que la science est chargée de valeurs, et qu’il faut toujours se poser la question d’« à qui elle profite », ça ne vous aidera pas à répondre à la question « quelles sont ces valeurs transportées ? ». Ce sont deux choses différentes de se demander si la science est chargée de valeurs et de quelles valeurs elle est chargée.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Or, il me semble que souvent les philosophes des sciences ayant discuté de la biologie du comportement ont trop rapidement évacué cette question. Dès que la biologie du comportement a été récupérée par l’extrême-droite, ils en ont conclu que ces recherches étaient dangereuses. Pourtant, comme on l’a vu dans la dernière vidéo, s’arrêter à ces récupérations est extrêmement réducteur, et nie complétement la complexité du sujet et les multiples répercussions que ces recherches peuvent avoir dans nos sociétés.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Et donc, quand par exemple le philosophe des science Kevin Elliott affirme que :

Image d’illustration de la citation : « La poursuite des théories anthropologiques féministes est relativement facile à défendre [...]. ». Citation de 71. Elliott, Kevin C.. A Tapestry of Values: An Introduction to Values in Science.  (2017).

« La poursuite des théories anthropologiques féministes est relativement facile à défendre […]7171. Elliott, Kevin C.. A Tapestry of Values: An Introduction to Values in Science. (2017). »

il affirme que pour lui, l’égalité homme-femme est une valeur suffisamment importante pour qu’on la laisse guider la recherche scientifique. Mais même si on était d’accord avec lui sur ce point, ça ne nous avancerait en rien pour déterminer quelles théories anthropologiques font le jeu du féminisme et lesquelles ne le font pas. Le débat science libre de valeurs / science chargée de valeurs est orthogonal avec le débat sur l’identification de ces mêmes valeurs.

Je vais m’arrêter là pour cette petite digression de philosophie des sciences. Je terminerai juste en notant la connexion entre ces débats et ceux auxquels vous assistez sur les réseaux sociaux entre deux conceptions de l’esprit critique. Si vous traînez un peu sur les réseaux sociaux, vous avez dû remarquer qu’il existe deux traditions de l’esprit critique qui se bouffent la gueule. D’un côté celle pour qui faire preuve d’esprit critique veut dire ne pas se faire avoir sur la véracité des informations. Et de l’autre celle pour qui faire preuve d’esprit critique veut dire ne pas se faire avoir sur les intentions de celui qui diffuse des informations. La première tradition essaie généralement de tenir le plus possible la politique à l’écart de la science, tandis que la deuxième revendique explicitement ses affiliations politiques. La première accuse la seconde d’être idéologisée, la seconde accuse la première d’être politiquement naïve. Ce sont exactement les mêmes débats qu’avec Lewontin. Tous ces débats sur l’esprit critique aujourd’hui sont connectés à ces débats sur la sociobiologie des années 70. Et ils sont évidemment aussi connectés aux débats sur le post-modernisme, sur les théories critiques, sur les science wars des années 90, sur la critique de la science élitiste de Feyerabend, etc. Je ne développe pas plus ces sujets, mais si vous aimez la philo des sciences et les questions épistémologiques, vous pouvez considérer les débats sur la sociobiologie comme des précurseurs de ces débats ultérieurs.

[Je profite de cette petite pause pour vous rappeler que le contenu que vous êtes en train de regarder n’est possible que parce que des gens me soutiennent financièrement à longueur d’année. « le crime ne paie pas » dit le dicton, mais YouTube non plus, donc si vous avez les moyens de jeter quelques piécettes dans mon écuelle numérique, ne vous en privez pas. Vous pouvez aussi acheter un de mes livres pour me soutenir. Toutes les façons de me soutenir sont maintenant regroupées sur homofabulus.com /soutien. Merci d’avance à ceux qui pourront donner, et bonne suite de vidéo.]

Schéma d’illustration du texte précédant.

2.8. Et la psycho évo dans tout ça ?

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Revenons pour terminer cette grande partie à la psychologie évolutionnaire spécifiquement. Edward Wilson, le fondateur de la sociobiologie, a dit un jour qu’

Image d’illustration de la citation : « il n’y avait pas de pire moment que les années 1970 pour l’inauguration de la sociobiologie humaine. ». Citation de 72. Wilson, Edward O.. On Human Nature.  (1978).

« il n’y avait pas de pire moment que les années 1970 pour l’inauguration de la sociobiologie humaine7272. Wilson, Edward O.. On Human Nature. (1978). »

Ce qui lui faisait dire ça, c’était les souvenirs récents de la seconde guerre mondiale, la guerre du Vietnam et les mouvements pour la justice sociale des années 70.

La psychologie évolutionnaire elle est née fin des années 80 début des années 90, donc les souvenirs de la seconde guerre mondiale et de la guerre du Vietnam commençaient à s’estomper. Par contre, les mouvements pour la justice sociale n’avaient pas disparus et certains se sont encore renforcés ces dernières années, puisque vous le savez, la décennie 2010 est déjà appelée par certains la 4e vague de féminisme. L’accueil très mitigé parfois réservé à la psycho évo sur les réseaux sociaux est en grande partie dû à cette nouvelle vague de féminisme, puisque comme nous l’avons vu dans la dernière vidéo (), beaucoup de féminismes se sont construits sur l’idée que les différences comportementales entre hommes et femmes avaient une origine uniquement culturelle. La psycho évo, pas d’accord avec cette idée, est donc malheureusement vue comme l’ennemi à abattre dans beaucoup de milieux féministes.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Ce contexte accentue encore la difficulté de faire le tri entre les critiques de la psycho évo qui sont purement scientifiques et celles qui sont en réalité motivées politiquement. Un certain nombre de féministes universitaires ne se sont en effet pas cachées de vouloir faire passer leurs combats politiques en premier chaque fois que ce serait nécessaire. La biologiste et féministe Anne Fausto-Sterling a par exemple avoué avec une certaine honnêteté la difficulté qu’elle éprouvait, selon ses propres mots,

Image d’illustration de la citation : « [difficulté] à distinguer clairement la science bien faite de la science féministe. ».. Citation de 73. Fausto-Sterling, Anne. Myths Of Gender: Biological Theories About Women And Men, Revised Edition.  (1992).

« [difficulté] à distinguer clairement la science bien faite de la science féministe7373. Fausto-Sterling, Anne. Myths Of Gender: Biological Theories About Women And Men, Revised Edition. (1992). ».

Elle a aussi affirmé que le niveau de preuve jugé acceptable par un scientifique devait être « dicté par ses croyances politiques », et qu’elle-même :

Image d’illustration de la citation : « impose le plus haut niveau de preuve, par exemple, aux affirmations sur l’inégalité biologique, mes exigences élevées relevant directement de mes croyances politiques et philosophiques en l’égalité. ». Citation de 73. Fausto-Sterling, Anne. Myths Of Gender: Biological Theories About Women And Men, Revised Edition.  (1992).

« impose le plus haut niveau de preuve, par exemple, aux affirmations sur l’inégalité biologique, mes exigences élevées relevant directement de mes croyances politiques et philosophiques en l’égalité7373. Fausto-Sterling, Anne. Myths Of Gender: Biological Theories About Women And Men, Revised Edition. (1992). »

On retrouve là la marque du double standard dont je vous parlais dans cette vidéo (), quand je vous disais que « vous ne verrez jamais une personne qui critique la psycho évo accompagner sa critique d’une évaluation aussi sévère des niveaux de preuves en sciences sociales traditionnelles ». Ce double standard doit vous permettre d’éprouver encore un peu mieux l’injustice ressentie par par les psychologues évolutionnaires, qui voient leur discipline être taxée de méthodologiquement défectueuse uniquement parce qu’on lui a appliqué des niveaux d’exigence bien plus élevés.

Cette subordination du niveau de preuve aux conséquences politiques supposées d’une recherche se retrouve aussi chez certains philosophes des sciences. Le philosophe des sciences Philip Kitcher écrit en 1987 que :

Image d’illustration de la citation : « La question de ce qui compte comme preuve suffisante n’est pas indépendante des conséquences politiques. Si les coûts de se tromper sont suffisamment élevés, il est alors raisonnable et responsable de demander plus de preuves que dans les situations où les erreurs sont relativement inoffensives. ». Citation de 74. Kitcher, Philip. Vaulting Ambition: Sociobiology and the Quest for Human Nature.  (1987).

« La question de ce qui compte comme preuve suffisante n’est pas indépendante des conséquences politiques. Si les coûts de se tromper sont suffisamment élevés, il est alors raisonnable et responsable de demander plus de preuves que dans les situations où les erreurs sont relativement inoffensives7474. Kitcher, Philip. Vaulting Ambition: Sociobiology and the Quest for Human Nature. (1987). »

Ça c’est une idée qui mérite qu’on s’arrête dessus deux secondes, parce qu’elle est à la fois très sensée et complètement absurde. Subordonner le niveau de preuve d’une affirmation à ses conséquences sociales est très sensé dans certains cas, par exemple pour décider si on doit retirer un médicament du marché alors qu’il permet déjà d’améliorer la qualité de vie de nombreux patients.

Mais d’un autre côté, vous imaginez le bordel que ça serait la science si chacun commençait à demander un niveau de preuve différent en fonction des dangers d’une recherche estimés au doigt mouillé ? Vous imaginez s’il fallait réévaluer la véracité d’une affirmation lorsqu’on apprend quelque chose de nouveau sur ses conséquences possibles ? Proposer de juger de la véracité d’une affirmation sur la base de ses conséquences, c’est un peu la même chose que de la juger sur la base de son origine. Dire « cette affirmation n’est pas prouvée parce qu’elle a des conséquences sociales indésirables », c’est un peu la même chose que de dire « cette affirmation n’est pas prouvée parce qu’elle a été prononcée par Hitler ».

Et regardez un peu ce que ça donne en pratique de demander un niveau de preuves plus important aux hypothèses qui nous semblent socialement dangereuses. Imaginons que vous pensiez que l’hypothèse que les cerveaux des hommes et des femmes sont différents est socialement dangereuse, que ça fait le jeu des masculinistes. Qu’est-ce que ça va vous conduire à faire ? Hé bien la première fois que vous allez lire une étude qui soutient l’existence de différences, vous allez la mettre de côté sous prétexte que le niveau de preuve atteint n’est pas suffisant pour vous faire changer d’avis. Mais à la 2e étude vous pourrez encore faire la même chose. Ainsi qu’à la 3e. Et à la 4e. En fait, comme il n’existe aucune façon objective de décider de ce qu’est un niveau de preuve suffisant et d’à quel point une hypothèse est réellement socialement dangereuse, vous pouvez indéfiniment rejeter toutes les données qui ne vont pas dans votre sens. Et donc, quand on met en pratique cette idée de conditionner le niveau de preuve à la dangerosité d’une hypothèse, on se retrouve à faire ce que l’écrasante majorité des philosophes des sciences s’accorde pour dire qu’il ne faut surtout pas faire, c’est-à-dire rejeter une proposition simplement parce qu’elle ne nous plait pas. On se met à faire ce qu’on appelle en anglais du « wishful thinking ». Subordonner le niveau de preuve à la dangerosité des hypothèses, c’est peut-être une idée jolie en théorie, mais c’est très difficile à implémenter de façon raisonnable, en particulier quand on parle de sciences théoriques comme la psycho évo et pas de cas appliqués comme l’interdiction d’un médicament.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Tout ça pour dire qu’on trouve des choses vraiment bizarres chez les philosophes des sciences. Une petite dernière pour la route, voilà ce que raconte la philosophe des sciences Helen Longino en 1990 :

Image d’illustration de la citation : « Quand nous sommes face à un conflit entre des engagements politiques et un modèle particulier des relations cerveau-comportement, nous autorisons les engagements politiques à guider notre choix. ». Citation de 75. Longino, Helen E.. Science as Social Knowledge: Values and Objectivity in Scientific Inquiry.  (1990).

« Quand nous sommes face à un conflit entre des engagements politiques et un modèle particulier des relations cerveau-comportement, nous autorisons les engagements politiques à guider notre choix7575. Longino, Helen E.. Science as Social Knowledge: Values and Objectivity in Scientific Inquiry. (1990). »

Il s’agit d’une affirmation vraiment, vraiment pas anodine, je pense qu’on sera tous d’accord sur ce qualificatif, et vous êtes bien sûr en droit de la trouver un peu plus que pas anodine, c’est-à-dire grave. Je ne suggère pas qu’elle soit représentative de la position de tous les philosophes, mais en tout cas elle n’est pas rare chez les détracteurs de la psycho évo, et une fois de plus, il me paraît important que vous soyez informés de cette épistémologie particulière pour vous faire une idée de la qualité générale de leurs critiques.

Et puisqu’on en est revenus à évoquer les philosophes, nous allons pouvoir boucler la boucle en reparlant de notre article de l’encyclopédie de Stanford. Dans cet article, pas de traces de revendications politiques. On pourrait avoir l’impression que la psycho évo a pour une fois été évaluée objectivement, en laissant les considérations politiques de côté. Mais ce serait oublier qu’un grand nombre d’universitaires cités dans cet article n’ont pas hésité à reconnaître être préoccupés de politique par ailleurs. On retrouve M. Kitcher dont on vient de parler, qui aimerait bien que le niveau de preuves soit subordonné aux conséquences politiques.

1111. Rose, Hilary & Rose, Steve. Alas Poor Darwin: Arguments Against Evolutionary Psychology. (2000)

On retrouve évidemment Gould et Lewontin, qui ne sont cités directement que deux fois, mais qui ont énormément inspiré tous les autres philosophes cités. Gould et Lewontin ont exercé une vraie fascination sur les philosophes des sciences du XXe siècle, probablement parce qu’ils avaient des opinions politiques proches des leurs tout en maîtrisant mieux les sujets dont ils traitaient de par leur formation en biologie. Les philosophes des sciences se sont donc énormément appuyés sur Gould et Lewontin dans leur travaux, ignorant – ou oubliant de mentionner – que les avis de ces deux énergumènes étaient loin d’être représentatifs de ceux des biologistes de l’évolution.

Et enfin, vous vous rappelez que j’avais contacté l’auteur de cet article, M. Downes, pour lui faire part de mon mécontentement. M. Downes m’avait répondu que son article servait avant tout à donner un aperçu historique des débats, sans vouloir trancher sur le fond. Mais bien qu’il semblait être surtout préoccupé par des questions épistémologiques, il ne put s’empêcher de mentionner, en terminant son email, « l’énorme quantité de propos misogynes, racistes et suprémacistes qui se basent sur la biologie de l’évolution ».

Pour moi, il ne fait donc aucun doute que cet article reprenant les avis de philosophes des sciences, que l’on aurait envie de considérer comme « apolitique » en premier abord, ne l’est en fait pas du tout.

Sans compter que la plupart de ces philosophes ont été formés dans des facs de sciences sociales, qui étaient les bastions de l’environnementalisme dans les années 60-70. Le psychologue et philosophe des sciences Paul Meehl qui a beaucoup côtoyés ces philosophes dans les années 60 écrit même que

Image d’illustration de la citation : « [si j’ai] insisté sur les facteurs génétiques [dans mes travaux], c’est pour combattre le brainwashing environnementaliste que la plupart de mes lecteurs philosophes auront reçu de leurs cours en sciences sociales. ». Citation de 76. Meehl, Paul E.. Nuisance Variables and the Ex Post Facto Design.  (1970).

« [si j’ai] insisté sur les facteurs génétiques [dans mes travaux], c’est pour combattre le brainwashing environnementaliste que la plupart de mes lecteurs philosophes auront reçu de leurs cours en sciences sociales7676. Meehl, Paul E.. Nuisance Variables and the Ex Post Facto Design. (1970). »

Image d’illustration de la citation : « ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire. ». Citation de 77. Bourdieu, Pierre. La misère du monde.  (1993).

« ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire7777. Bourdieu, Pierre. La misère du monde. (1993). »

vous comprenez pourquoi selon moi, il est très difficile de considérer qu’un texte écrit même par les philosophes des sciences les plus réputés soit réellement objectif.

Un truc « rigolo » entre guillemets que vous pouvez faire pour vous rendre compte de l’opposition avant tout politique des philosophes des sciences à toutes ces recherches, c’est d’aller consulter leurs avis sur des sujets connexes, qui ne sont pas de la psycho évo à proprement parler mais traitent toujours de génétique et de comportement au sens large. Par exemple, l’encyclopédie de Stanford a tout un article sur le concept d’héritabilité. L’héritabilité, c’est un concept très important et très utilisé en génétique du comportement. Ça désigne la part de variance phénotypique qui peut être expliquée par la variance génétique. Peu importe les détails, l’important c’est juste de savoir que c’est un concept central en génétique du comportement. Et devinez quelle est la position des philosophes sur ce concept central ? Elle est résumée en ces termes : « le consensus actuel parmi les philosophes de la biologie est que les analyses d’héritabilité sont trompeuses sur les causes génétiques des traits humains », et que « les mesures d’héritabilité générale sont peu ou pas informatives, même s’il y a quelques voix discordantes »7878. Downes, Stephen M. & Matthews, Lucas. Heritability. (2020).

Ça ne vous rappelle rien cet avis, ce « consensus » que ces mesures sont « non informatives » ? C’est évidemment très semblable à l’avis sur la psycho évo. Or, ce qui est fou, c’est que la psycho évo et la génétique comportementale n’ont absolument rien en commun d’un point de vue méthodologique. Ce sont deux traditions de recherche complètement différentes, qui n’ont pas du tout les mêmes origines, les mêmes objectifs et les mêmes méthodes. La psycho évo fait principalement des expériences de psychologie pour découvrir des choses sur le fonctionnement de notre psychologie, et la génétique comportementale fait des études de jumeaux et des études statistiques pour essayer de démêler les influences de la génétique et de l’environnement sur nos comportements. Ces deux traditions de recherche n’ont rien en commun, si ce n’est bien sûr… qu’elles suggèrent que l’origine de nos comportements puisse se trouver en partie dans nos gènes… Coincidence je ne crois pas, si je voulais être mauvaise langue, je dirais que si vous voulez savoir ce que les philosophes des sciences pensent de la scientificité d’une discipline, commencez par déterminer si cette discipline est récupérée par la droite, ça vous fournira une première bonne approximation.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Je ne vais pas m’étendre sur le sujet de la génétique comportementale, j’ai déjà suffisamment à faire avec la sociobiologie et la psychologie évolutionnaire, mais sachez que quasiment tout ce que je dis aujourd’hui s’applique de la même façon à ce champ. La génétique comportementale subit exactement les mêmes critiques injustes, et cette injustice s’explique en grande partie par des préoccupations politiques. Comme le dit le généticien du comportement Thomas Bouchard :

Image d’illustration de la citation : « Les critiques de l’héritabilité sont largement rhétoriques, et reflètent très souvent simplement l’hostilité à l’idée sous-jacente que des facteurs génétiques influencent le comportement humain. ». Citation de 79. Bouchard, Thomas J. Jr.. Genes and Human Psychological Traits.  (2008).

« Les critiques de l’héritabilité sont largement rhétoriques, et reflètent très souvent simplement l’hostilité à l’idée sous-jacente que des facteurs génétiques influencent le comportement humain7979. Bouchard, Thomas J. Jr.. Genes and Human Psychological Traits. (2008). »

Personnellement, depuis que j’ai vu le traitement que les philosophes des sciences avaient réservé à la psychologie évolutionnaire et à la génétique comportementale, j’ai complètement perdu confiance dans leurs travaux sur ces sujets. Je pense que les philosophes des sciences du XXe siècle n’ont dans leur très grande majorité pas étés à la hauteur du débat, incapable de mettre deux secondes leurs idées politiques de côté pour évaluer justement le fond scientifique de ces disciplines. La situation peut changer dans le futur, et il y a clairement un biais de représentativité dans les philosophes qui s’expriment, je vais vous reparler de tout ça dans deux secondes, mais en tout cas, je vous le dis franchement, le traitement de ces sujets par la majorité des philosophes des sciences jusqu’ici a été tout bonnement calamiteux.

Avant de conclure cette partie, je vous mets deux derniers exemples un peu plus récents et issus du monde francophone pour vous montrer que la psycho évo continue aujourd’hui d’être critiquée principalement pour des raisons politiques. Le premier provient du livre de Pascal Picq « Et l’évolution créa la femme » publié en 20208080. Picq, Pascal. Et l’Évolution créa la femme. (2020). Dans ce livre, Pascal Picq écrit que, je cite,

Image d’illustration de la citation : [La psychologie évolutionnaire] dans sa version naïve s’apparente à une pseudoscience, [et] il faudrait une machine à remonter le temps pour réfuter ses tautologies pseudoscientifiques.. Citation de 80. Picq, Pascal. Et l'Évolution créa la femme.  (2020).

[La psychologie évolutionnaire] dans sa version naïve s’apparente à une pseudoscience, [et] il faudrait une machine à remonter le temps pour réfuter ses tautologies pseudoscientifiques8080. Picq, Pascal. Et l’Évolution créa la femme. (2020).

Pour lui, elle s’assimile à un

Image d’illustration de la citation : délire machiste qui encourage trop d’hommes à penser qu’ils auraient [le statut de mâle dominant], les autorisant à violer les femmes pour leur donner leurs si bons gènes.. Citation de 80. Picq, Pascal. Et l'Évolution créa la femme.  (2020).

délire machiste qui encourage trop d’hommes à penser qu’ils auraient [le statut de mâle dominant], les autorisant à violer les femmes pour leur donner leurs si bons gènes8080. Picq, Pascal. Et l’Évolution créa la femme. (2020).

Vous avez là une nouvelle fois l’exemple parfait de ce à quoi ressemblent les critiques de la psycho évo. Une critique qui commence par une accusation très forte, l’accusation de pseudoscience – dans l’encyclopédie de Stanford c’était l’accusation de défaillance profonde. Ensuite, cette accusation grave est justifiée par rien du tout, en l’ocurrence une histoire de machines à remonter le temps qui montre que Pascal Picq n’a rien compris à ce qu’était la psychologie évolutionnaire. Je le redis, la psycho évo n’a pas besoin de machines à remonter le temps pour tester ses hypothèses, parce que ses hypothèses concernent la psychologie des humains d’aujourd’hui, pas celle des humains du passé, voir toutes mes vidéos précédentes sur le sujet. Et enfin, on se rend compte que ce qui dérange vraiment M. Picq au fond, ce ne sont pas tant les aspects méthodologiques de la psycho évo, mais ses conséquences politiques, la possibilité qu’elle puisse « justifier des délires machistes » selon ses propres mots. M. Picq, comme les philosophes, est à la base surtout préoccupé politiquement, et cette préoccupation vient complètement contaminer la qualité de ses arguments fournis pour évaluer le champ.

C’est une nouvelle fois très désolant de lire ce genre de propos. C’est un nouveau rappel que ce n’est pas parce qu’un chercheur est spécialisé en biologie de l’évolution comme M Picq, M. Gould ou M. Lewontin que son avis a forcément plus de valeur. Non seulement l’expertise d’un chercheur peut se limiter à une seule branche de la biologie de l’évolution, mais en plus être diplômé en biologie de l’évolution ne signifie pas être capable de tenir la politique à l’écart de sa science. Et en plus, là on ne parle pas d’erreurs grossières qui auraient été faites en 1970 ! Le livre de M. Picq a été publié en 2020, donc si son auteur l’avait vraiment voulu, il aurait largement eu le temps de s’informer sur ce qu’est vraiment la psychologie évolutionnaire. Mesdames et messieurs les chercheurs, si vous avez la flemme de vous renseigner sur ce qu’est vraiment ce champ, envoyez-moi vos manuscrits, je me ferai un plaisir de les relire. Si ça peut éviter que de nouvelles générations d’étudiants soient malinformées, je le ferai de bon coeur.

Le deuxième exemple dont je voulais vous parler sera plus rapide, il nous est fourni par Priscille Touraille, anthropologue au CNRS. Elle était dernièrement interviewée sur France Culture, et pour appuyer une théorie qu’elle défendait, voilà ce qu’elle disait :

Image d’illustration de la citation : « Ça a été prouvé par des études diverses notamment en psychologie de l’évolution, qui fait des choses atroces, mais a produit quelques études intéressantes à ce sujet [...]. ». Citation de 81. France Culture. Iel était une fois le genre.  (2022).

« Ça a été prouvé par des études diverses notamment en psychologie de l’évolution, qui fait des choses atroces, mais a produit quelques études intéressantes à ce sujet […]8181. France Culture. Iel était une fois le genre. (2022). »

Mme Touraille aime donc bien la psychologie évolutionnaire, sauf quand elle produit des choses « atroces ». Le mot « atroce » n’est bien sûr pas anodin, vous aurez remarqué que c’est un mot à connotation morale et pas scientifique. Ce que reproche Mme Touraille à la psycho évo, ce n’est pas d’être méthodologiquement défectueuse, puisqu’elle se sert de certaines de ses études pour appuyer ses théories, c’est d’être parfois « atroce », c’est-à-dire de produire des études qui lui déplaisent politiquement. Donc en gros, la psychologie évolutionnaire, c’est très bien, sauf quand ses résultats vous déplaisent. Vous savez, il y a sur internet des mèmes qui circulent pour décrédibiliser les mouvements féministes, comme celui-ci par exemple :

J’aimerais pouvoir vous dire que ces mèmes sont des exagérations, mais quand on est confrontés à ce genre de déclarations, on se rend compte qu’ils sont très, très proches de la réalité. Et c’est ainsi que les mouvements progressistes se retrouvent discrédités, à cause de personnes qui ne savent pas faire la distinction entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’elles aimeraient qu’il soit.

Et je recommande donc une nouvelle fois le visionnage de cette vidéo (), qui explique pourquoi la psychologie évolutionnaire est loin de faire le jeu des masculinistes, pourquoi il est urgent que les mouvements progressistes se réapproprient ces recherches plutôt que de les discréditer à longueur de journée, et comment des femmes courageuses que l’on pourrait qualifier de féministes darwinistes ont déjà commencé à le faire depuis de nombreuses années.

Je voulais aussi signaler que j’ai publié un sommaire complet de ma série sur la psycho évo sur mon site web, pour ceux qui préfèrent le texte ou qui cherchent à retrouver une information rapidement ça peut vous être utile. Le lien est en description. D’ailleurs j’en profite pour rappeler que je publie chacune de mes vidéos en format texte sur mon site web, et que je m’embête à chaque fois à vous faire un petit sommaire cliquable, à ajouter les schémas, des références interactives, des liens vers les anciennes vidéos, etc, donc n’hésitez pas à vous en servir ! Homo Fabulus n’existe pas que sur Youtube.

Et tant que vous êtes sur mon site, vous pouvez vous abonner à ma newsletter sur laquelle je fais régulièrement gagner des livres. Ce mois-ci, je vous propose de gagner « Notre cerveau à tous les niveaux » de Bruno Dubuc. C’est une très bonne introduction aux sciences cognitives, inspirée du site web du même nom, sur lequel j’allais parfois m’informer quand j’étais étudiant. Ce qui est sympa avec ce livre, c’est que comme son nom l’indique, il aborde les explications du comportement à différents niveaux, du cellulaire au culturel, et qu’il adopte le format du dialogue entre deux personnes, l’une naïve et l’autre experte, pour vulgariser ce sujet. Ça le rend vivant et très facile à lire. Autre particularité mais qui ne plaira peut-être pas à tout le monde, il parle pas mal de politique. En fait, je pense qu’on peut même le résumer comme la discussion autour d’une bière de deux gauchistes fans d’Henri Laborit. Et même si je n’adhérerais pas à tout ce qui se dit sur ces aspects politiques, j’aime bien faire de la pub à cette gauche qui n’a pas peur de la biologie du comportement et qui, contrairement à celle qu’on vient de voir, pense qu’il est important de regarder l’humain dans les yeux, même si ce qu’on y voit ne nous plaît pas toujours. Je précise que je ne suis pas payé pour parler de ce livre, c’est juste que parfois des maisons d’édition me contactent pour m’envoyer un ouvrage, et je leur dis de plutôt m’envoyer un pdf, et d’envoyer plus tard un exemplaire papier à un de mes abonnés quand le livre me plaît. C’est le cas pour celui-ci, donc voilà, ca s’appelle « Notre cerveau à tous les niveaux », et c’est à gagner par tirage au sort en vous inscrivant à ma newsletter. Lien en description. Allez, retour à nos moutons, et concluons cette vidéo.

2.9. Conclusion de la partie

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On en arrive à la fin de ma deuxième partie. Faisons un résumé de tout ce qu’on a vu jusqu’ici.

Le but de ma première partie était d’aller voir ce que raconte un article critiquant la psycho évo, article qu’on pourrait considérer au premier abord de bonne qualité. Nous avons vu qu’il contenait de nombreuses incompréhensions, des flous, des exagérations et un manque de connaissance général sur ce qu’est réellement le champ. Ces défauts expliquent le sentiment d’injustice que dénoncent les psychologues évolutionnaires depuis de nombreuses années. On s’est ensuite demandés d’où pouvaient venir ces défauts. La politique est l’explication la plus évidente. C’est la politique qui explique pourquoi on fait dire aux psychologues évolutionnaires des choses qu’ils n’ont jamais dites. C’est la politique qui explique pourquoi des problèmes méthodologiques présents dans toutes les sciences sont présentés comme spécifiques à la psycho évo. C’est la politique qui explique pourquoi on exige de ce champ des niveaux de preuve bien plus importants que pour n’importe quelle autre discipline. C’est la politique qui explique la mentalité « anything goes », le « tout est bon à prendre », c’est-à-dire pourquoi on reproche à ce champ tout et son contraire. C’est la politique qui explique pourquoi les corrections apportées par les psychologues évolutionnaires depuis de nombreuses années n’ont jamais été prises en compte, l’important n’étant pas de trouver la vérité mais de mener un combat. C’est la politique qui explique pourquoi les philosophes des sciences continuent à attaquer ce champ sur ses fondements théoriques sans jamais prendre en compte son succès empirique. C’est la politique qui explique pourquoi, selon les mots des psychologues Martin Daly et Margo Wilson,

Image d’illustration de la citation : [Les critiques de la psycho évo ne sont] pas seulement sceptiques mais aussi en colère.. Citation de 82. Daly, Martin & Wilson, Margo. Is the “Cinderella Effect” Controversial?: A Case Study of Evolution-Minded Research and Critiques Thereof: Martin Daly and Margo Wilson.  (2008).

Tout ça, de nombreux observateurs l’ont déjà dit avant moi, j’insiste que je ne suis pas en train de vous présenter mon avis isolé. Voilà ce que racontait déjà le philosophe des sciences Daniel Dennett dans les années 2000 :

Image d’illustration de la citation : « Si je rencontrais des gens portant un message selon moi si dangereux que je ne pourrais prendre le risque de lui faire un procès équitable, je serais fortement tenté de le déformer, de le caricaturer pour le bien public. Je fabriquerais des bons épithètes, comme "déterministe génétique" ou "réductionniste" ou "fondamentaliste darwinien", et j’agiterais ces hommes de paille aussi fort que possible. Comme le dit l’expression, c’est un sale boulot, mais il faut bien que quelqu’un le fasse. ». Citation de 83. Dennett, Daniel C.. Freedom Evolves.  (2004).

« Si je rencontrais des gens portant un message selon moi si dangereux que je ne pourrais prendre le risque de lui faire un procès équitable, je serais fortement tenté de le déformer, de le caricaturer pour le bien public. Je fabriquerais des bons épithètes, comme « déterministe génétique » ou « réductionniste » ou « fondamentaliste darwinien », et j’agiterais ces hommes de paille aussi fort que possible. Comme le dit l’expression, c’est un sale boulot, mais il faut bien que quelqu’un le fasse8383. Dennett, Daniel C.. Freedom Evolves. (2004). »

Ces travers étaient aussi déjà dénoncés dans la tribune des chercheurs des années 70 :

Image d’illustration de la citation : « Les opinions exprimées sont souvent mal citées et déformées; les appels à l’émotion remplacent le raisonnement scientifique, les arguments sont dirigés vers l’homme plutôt que la preuve (c’est à dire, un scientifique est qualifié de "fasciste", et ses arguments sont ignorés). ». Citation de 40. Page, Ellis B.. Behavior and Heredity. American Psychologist (1972).

« Les opinions exprimées sont souvent mal citées et déformées; les appels à l’émotion remplacent le raisonnement scientifique, les arguments sont dirigés vers l’homme plutôt que la preuve (c’est à dire, un scientifique est qualifié de « fasciste », et ses arguments sont ignorés)4040. Page, Ellis B.. Behavior and Heredity. American Psychologist (1972). »

L’anthropologue Dan Sperber, un des premiers à importer les approches évolutionnaires en France et à reconnaître leur pertinence pour les sciences sociales, témoigne dans une interview que :

Image d’illustration de la citation : « les discussions anthropologiques, j’en ai eu beaucoup, je continue à en avoir, mais la part des malentendus, la part des polémiques est très grande. On est dans un domaine très idéologisé. Et la part du travail proprement dit, c’est-à-dire d’essayer d’aller de l’avant, d’essayer de mieux comprendre ce dont il s’agit est relativement faible. ». Citation de 84. ESCoM. 7 Heures Avec Dan Sperber : La Vie, Le Parcours et Les Anecdotes d'un Intellectuel..  (2002).

« les discussions anthropologiques, j’en ai eu beaucoup, je continue à en avoir, mais la part des malentendus, la part des polémiques est très grande. On est dans un domaine très idéologisé. Et la part du travail proprement dit, c’est-à-dire d’essayer d’aller de l’avant, d’essayer de mieux comprendre ce dont il s’agit est relativement faible8484. ESCoM. 7 Heures Avec Dan Sperber : La Vie, Le Parcours et Les Anecdotes d’un Intellectuel.. (2002). »

Donc oui, après tout ce qu’on vient de voir, après tous ces témoignages, après toutes ces citations, je n’ai aucun problème à affirmer que la psychologie évolutionnaire est un champ qui se fait lyncher, et je n’emploie pas ce mot à la légère, lyncher, depuis trente ans, pour des raisons principalement politiques, parce qu’une poignée d’intellectuels et de militants l’a identifiée comme socialement dangereuse. Les critiques de la psycho évo sont dans leur écrasante majorité des critiques politiques déguisées en critiques scientifiques, et c’est ce qui explique que ces critiques soient si injustes.

Bien sûr, il est toujours possible de produire de bonnes critiques tout en étant politiquement motivé . C’est bien pour ça que dans cette vidéo et dans toutes celles qui ont précédé, j’ai commencé par évaluer le fond des critiques avant de vous parler des aspects politiques. Qu’on ne vienne donc pas me reprocher de balayer d’un revers de la main les critiques sous prétexte qu’elles seraient politiques. Le problème principal ce n’est pas qu’elles soient politiques, le problème c’est qu’elles soient de faible qualité. Et elles sont de faible qualité parce qu’elles sont en majorité politique, que ceux qui les ont émises ont une mentalité du « la fin justifie les moyens ». Comme on l’a vu, beaucoup de détracteurs n’hésitent pas à reconnaitre eux-mêmes leurs motivations politiques. Pour la plupart d’entre eux, ce n’est pas quelque chose de honteux de mélanger science et politique, mais au contraire quelque chose de désirable, dont on peut se vanter publiquement.

3. Autres origines des réticences

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Mais le tableau ne serait pas complet si je m’arrêtais là. Outre la politique, un certain nombre de blocages épistémiques, épistémologiques et culturels à la psycho évo existent aussi, que je vais vous présenter maintenant. Non mais ho, vous croyez tout de même que j’allais vous faire une série de moins de deux heures et demi ?

3.1. Méconnaissance de la biologie de l’évolution

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La première raison, c’est la méconnaissance de la biologie de l’évolution. Alors vous allez me dire, comment ça méconnaissance de la biologie de l’évolution, on a tous appris ce qu’était la théorie de l’évolution au lycée, et en France on n’a pas un taux de créationnisme de 40% comme aux Etats-Unis.

Sauf que, ya comprendre la théorie de l’évolution et comprendre la théorie de l’évolution. D’une part, je suis persuadé que si on interrogeait les gens sur ce qu’ils croient vraiment, on se rendrait compte que beaucoup ont une vision lamarckienne de la théorie de l’évolution, ou qu’ils pensent que l’important c’est la survie de l’espèce, deux visions complètement dépassées. Mais même si vous ne succombez pas à ces travers-là, ça ne veut pas dire que vous maîtrisez suffisamment le sujet pour comprendre ce que racontent les psychologue évolutionnaires.

Prenons par exemple la distinction entre explications ultimes et proximales. C’est une distinction hyper importante et c’est pour ça que je n’arrête pas de vous saouler avec, et que je vais le faire encore une fois. Quand vous vous demandez « pourquoi les gens mangent beaucoup d’aliments sucrés », vous pouvez répondre soit en disant « parce qu’ils aiment ça », soit en disant « parce que les aliments sucrés sont ceux qui contiennent le plus d’énergie ». La première explication est ce qu’on appelle une explication proximale, ou psychologique, qui décrit ce qui se passe dans notre tête. La deuxième explication est ce qu’on appelle une explication ultime, ou évolutionnaire, qui décrit la raison pour laquelle on aime les aliments sucrés, pourquoi l’évolution a conduit à ce qu’on ait un truc dans notre tête qui nous fait être attiré par les aliments sucrés. Et le plus important, c’est de se rendre compte que ces deux explications ne sont pas mutuellement incompatibles. Au contraire, elles sont complémentaires. On mange des aliments sucrés à la fois parce qu’on aime ça et que ça a aidé nos ancêtres à survivre. Mais, et c’est là que la méconnaissance de la biologie de l’évolution intervient, comme beaucoup de gens ne connaissent pas cette distinction entre explications ultimes et proximales, ils s’étonnent, quand un psychologue évolutionnaire dit que les gens mangent des aliments sucrés parce que ça les aide à survivre, que ce psychologue n’ait pas pensé à l’explication plus simple que les gens mangent des aliments sucrés simplement parce que ça leur plaît. Pour la plupart des gens, cette deuxième explication est beaucoup plus intuitive parce qu’eux-mêmes, lorsqu’ils mangent un aliment sucré, ils ne le font pas en pensant à toute l’énergie que ça va leur apporter. Ils le font simplement parce qu’ils aiment ça. Et donc, beaucoup de gens vont en conclure que les psychologues évolutionnaires racontent des conneries, simplement parce qu’ils ne font pas cette distinction entre le niveau ultime et le niveau proximal.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Schéma d’illustration du texte précédant.

C’est encore plus flagrant dans le domaine de la morale. Moi quand je présente mes travaux par exemple, et que je prononce des phrases comme « la morale a évolué parce que ça permettait de se faire plus souvent choisir comme partenaire de coopération »(), ça ne convainc personne, parce que ça ne correspond pas du tout à ce que les gens ressentent quand ils se comportent de façon morale. On aime se comporter de façon morale parce que ça nous apporte du plaisir, ça nous fait nous sentir bien, on ne le fait pas de façon cynique en pensant à ce que ça pourrait nous apporter comme bénéfices sur le long terme. Et donc, une fois de plus, les gens vont avoir tendance à conclure que la psychologie évolutionnaire se trompe, qu’elle se trompe forcément. Et pourtant, comme je vous l’explique dans mon livre8585. Debove, Stephane. Pourquoi notre cerveau a inventé le bien et le mal. (2021), l’existence d’une morale intéressée au niveau évolutionnaire est tout à fait compatible avec l’existence d’une morale désintéressée au niveau psychologique. C’est même un des points forts de la psychologie évolutionnaire que de pouvoir expliquer comment une morale désintéressée au niveau psychologique peut être compatible avec une morale intéressée au niveau évolutionnaire. C’est même un problème qui avait tenu en échec les philosophes pendant des siècles, et la psycho évo vient enfin apporter une solution satisfaisante à ce problème. Mais au lieu de la célébrer, on en conclut qu’elle est à côté de la plaque.

Voilà le bébé

Voilà le bébé

Schéma d’illustration du texte précédant.

Une autre incompréhension majeure véritable épine dans le pied de la psycho évo, c’est la très célèbre et très malheureuse opposition entre inné et acquis, entre biologique et culturel, entre génétique et environnemental. Pour beaucoup de gens, ces concepts sont mutuellement incompatibles, et donc dès que les gens sont en présence d’un comportement qui est en partie appris, ou qui n’existait pas à la naissance, ils en concluent que les explications génétiques ou évolutionnaires ne sont plus pertinentes. Et si la psychologie évolutionnaire vient dire le contraire, elle sera immédiatement qualifiée de naïve, simplement parce que les gens ont cette idée que l’inné et l’acquis sont mutuellement exclusifs. Je renvoie à cette vidéo pour ceux qui ne se rappellent pas de pourquoi ce n’est pas le cas().

Schéma d’illustration du texte précédant.

On a aussi souvent tendance à sous-estimer à quel point la sélection naturelle peut façonner les êtres vivants en profondeur. Par exemple, si un psychologue évolutionnaire étudie l’hypothèse que la sélection naturelle aurait pu optimiser notre sens du dégoût pour être plus activé dans certaines situations, on va avoir tendance à trouver ça ridicule, parce qu’on voit mal comment un si petit changement aurait pu avoir un impact sur nos chances de survie et de reproduction. On va avoir tendance à crier à l’ultra-adaptationnisme comme le faisaient Gould et Lewontin.

Sauf que, tout biologiste vous dira que quand vous commencez à étudier un peu sérieusement le vivant, vous vous rendez compte que la sélection naturelle a souvent optimisé les êtres vivants jusque dans leurs moindres recoins – « optimisé » pas dans le sens qu’on ne peut pas faire mieux, mais dans le sens qu’on aurait pu faire bien pire, je vous renvoie à cette vidéo sur cette question de l’optimisation (). Je vous avais par exemple parlé des corbeaux qui lâchent des coquillages en plein vol pour qu’ils se cassent par terre et qu’ils puissent manger le mollusque à l’intérieur. On pourrait se dire que le fait de lacher le coquillage à une hauteur de 5m ou de 7m ne va pas drastiquement changer les chances de survie de ces corbeaux, et donc que la sélection naturelle ne va pas agir sur ce trait. Et pourtant, quand on fait des expériences, on se rend compte que les coquillages sont lachés précisément à une hauteur de 5m, qui est la hauteur permettant au corbeau d’optimiser ses dépenses d’énergie8686. Zach, Reto. Shell Dropping: Decision-Making and Optimal Foraging in Northwestern Crows. Behaviour (1979).

Ou pensez à votre corps. Quand vous marchez pied nus, au bout d’un moment vous allez avoir la peau qui s’épaissit sous vos pieds dégueulasses, ce qu’on appelle des cals. Ce qui est en soi un petit miracle, je ne sais pas si vous vous en rendez compte. En général, les lois de notre univers font que plus on se sert d’un objet, plus il a tendance à s’user. Mais là, c’est le contraire, plus on se sert de notre peau, plus elle se renforce. Ce genre de petit miracle, de superpouvoir qui semble aller à l’encontre des lois de l’univers vous est gracieusement offert par madame la sélection naturelle. Et pourtant, on aurait tout aussi bien pu penser que l’apparition de cals sous les pieds n’a pas impacté fortement les chances de survie et de reproduction de nos ancêtres, et que la sélection naturelle n’aurait donc jamais dû optimiser cet aspect. On sous-estime en permanence l’étendue de l’action de la sélection naturelle.

Notre sens commun n’est pas non plus très bon pour appréhender à quel point nos comportements ont été optimisés par la sélection naturelle parce qu’on est très mauvais pour imaginer ce que peut donner un processus d’optimisation qui travaille en silence mais sans relâche pendant des milliards d’années sur des milliards d’êtres vivants. Ce sont des échelles de temps et des processus qui ne sont pas facilement appréhendables.

Si vous vous rappelez un peu de vos cours de biologie du lycée vous devez vous rappeler qu’à tous les niveaux d’organisation du corps humain on trouve de la fonctionnalité et de la spécialisation. Quand vous disséquez un corps humain, vous vous rendez compte qu’il est composé d’organes spécialisés, eux-mêmes composés de tissus spécialisés, eux-même composés de cellules spécialisées, elles-mêmes composées de voies métaboliques spécialisées, etc. Toute cette organisation et cette spécialisation est due à la sélection naturelle. Et si notre corps a été ainsi façonné en profondeur, il n’y a pas de raison que ce soit différent pour notre psychologie. En tout cas, ça devrait être l’hypothèse par défaut. L’hypothèse par défaut devrait être que notre psychologie est aussi profondément spécialisée et organisée par la sélection naturelle que ne l’est notre corps. Et que cette hypothèse soit vraie ou pas, on ne le saura pas sans chercher des traces de cette spécialisation, et c’est précisément à cette tâche que se sont attelés les psychologues évolutionnaires depuis 30 ans. La psychologie évolutionnaire, c’est tout simplement ça, c’est prendre au sérieux la théorie de l’évolution en ce qui concerne la psychologie, et chercher des traces d’une spécialisation de notre psychologie qui pourrait être tout aussi importante que celle de notre corps.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Au final, toute cette méconnaissance de la biologie de l’évolution contribue au rejet de la psycho évo. Et n’allez pas croire que cette méconnaissance soit l’apanage du grand public ! Comme je vous l’ai déjà dit, de nombreux universitaires ne pigent rien à la biologie de l’évolution.

Regardez un peu ce qu’écrivait l’anthropologue Marshall Sahlins en 19768787. Sahlins, Marshall. The Use and Abuse of Biology. (1976). Marshall Sahlins, c’est une pointure en anthropologie, et dans un de ses livres il discute de ce qu’on appelle la sélection de parentèle. La sélection de parentèle, c’est le mécanisme qui nous permet d’expliquer un grand nombre de comportements altruistes dans la nature. À la question, « pourquoi retrouve-t-on des individus qui s’aident les uns les autres dans la nature », la sélection de parentèle répond que c’est parce que ces individus sont fortement apparentés les uns avec les autres, qu’ils partagent de nombreux gènes. Et on est capable de calculer à quel point deux individus doivent être apparentés pour s’attendre à voir des comportements d’entraide entre eux. On calcule ce qu’on appelle un coefficient d’apparentement que l’on appelle r. Et voilà ce que déclare Marshall Sahlins sur ce r dans un de ses livres :

Image d’illustration de la citation : « Quant à savoir comment des animaux s'y prennent pour déterminer que r = 1/8, je pense que tout commentaire sera superflu. ». Citation de 87. Sahlins, Marshall. The Use and Abuse of Biology.  (1976).

« Quant à savoir comment des animaux s’y prennent pour déterminer que r = 1/8, je pense que tout commentaire sera superflu8787. Sahlins, Marshall. The Use and Abuse of Biology. (1976). »

En gros, Sahlins dit qu’on voit mal comment les abeilles ou les fourmis pourraient avoir les capacités cognitives nécessaires pour calculer à quel point elles sont apparentées les unes avec les autres. C’est un exemple flagrant d’incompréhension profonde de la théorie évolutionnaire dans le monde universitaire, puisque bien sûr les êtres vivants n’ont pas besoin de savoir à quel point ils sont apparentés les uns aux autres pour commencer à se comporter comme s’ils étaient apparentés. C’est un nouvel exemple de confusion entre explications ultimes et proximales. Mais c’est sur la base d’une telle incompréhension que Marshall Sahlins conclut qu’il existe, je cite, une « carence grave dans la théorie de la sélection de parentèle » et que les sociobiologistes ont, je cite toujours, « chargé leur théorie d’une part considérable de mysticisme ». Les carences et le mysticisme ne sont peut-être pas du côté qu’il croit.

Ça c’est un exemple des années 70, et vous pourriez penser que les universitaires ont sûrement eu le temps de s’éduquer depuis. Certains, oui, mais d’autres non. On l’a déjà vu tout à l’heure avec Pascal Picq qui pense que la psychologie évolutionnaire a besoin d’une machine à remonter le temps pour tester ses hypothèses, mais je peux vous trouver d’autres exemples, comme cette professeure d’épistémologie et d’histoire de la psychologie qui raconte, dans un débat qui date de 2018 :

Image d’illustration de la citation : « vouloir isoler, comme le fait la biologie, pour des raisons qui sont biologiques, l’esprit de son environnement, c’est précisément ça qui fait que ce n’est pas de la psychologie. Parce qu’on n’est pas jaloux quand on vit tout seul sur une île déserte, qu’on a personne autour. Pour être jaloux, faut d’abord être marié, ou avoir un petit ami, ou avoir plusieurs frères et soeurs enfin faut qu’il y ait du monde on n’est pas jaloux tout seul.. ». Citation de 88. Le Blob. Nos Comportements Trop Humains : La Faute à Darwin ?.  (2018).

« vouloir isoler, comme le fait la biologie, pour des raisons qui sont biologiques, l’esprit de son environnement, c’est précisément ça qui fait que ce n’est pas de la psychologie. Parce qu’on n’est pas jaloux quand on vit tout seul sur une île déserte, qu’on a personne autour. Pour être jaloux, faut d’abord être marié, ou avoir un petit ami, ou avoir plusieurs frères et soeurs enfin faut qu’il y ait du monde on n’est pas jaloux tout seul.8888. Le Blob. Nos Comportements Trop Humains : La Faute à Darwin ?. (2018). »

Une professeure d’université qui pense qu’en biologie on voudrait isoler l’esprit de son environnement, c’est une professeure qui est dans l’ignorance totale des paradigmes dominants en biologie, où les êtres vivants sont toujours considérés comme dépendants de leur environnement, et où ce qu’on appelle le cadre interactionniste règne depuis des dizaines d’années. L’environnement n’a jamais été ignoré en biologie. Je vous renvoie à cette vidéo si vous voulez plus de précisions ().

Cette méconnaissance de la biologie de l’évolution dans le milieu universitaire a été remarquée par d’autres bien avant moi. Georges Barlow, un biologiste ayant baigné dans les débats sur la sociobiologie, écrit en 1991 que :

Image d’illustration de la citation : « Pendant et après le tumulte lié à la sociobiologie, je suis allé à un certain nombre de meetings et d’universités. Des vieux collègues, qui ne lisaient pas la littérature primaire et ne travaillaient pas dans le champ du comportement, réagissaient à l’évocation de la sociobiologie comme si c’était un anathème. Quand on leur demandait des détails sur le fonctionnement du champ, ils n’y comprenaient rien. Ils savaient que ça avait un lien avec le comportement animal et que c’était mal, que c’était sexiste et raciste ou quelque chose comme ça, mais pas grand-chose de plus. ». Citation de 89. Barlow, GEORGE W.. Nature-Nurture and the Debates Surrounding Ethology and Sociobiology. American Zoologist (1991).

« Pendant et après le tumulte lié à la sociobiologie, je suis allé à un certain nombre de meetings et d’universités. Des vieux collègues, qui ne lisaient pas la littérature primaire et ne travaillaient pas dans le champ du comportement, réagissaient à l’évocation de la sociobiologie comme si c’était un anathème. Quand on leur demandait des détails sur le fonctionnement du champ, ils n’y comprenaient rien. Ils savaient que ça avait un lien avec le comportement animal et que c’était mal, que c’était sexiste et raciste ou quelque chose comme ça, mais pas grand-chose de plus8989. Barlow, GEORGE W.. Nature-Nurture and the Debates Surrounding Ethology and Sociobiology. American Zoologist (1991). »

Le philosophe Daniel Dennett parle lui du

Image d’illustration de la citation : « niveau d’hostilité et d’ignorance sur l’évolution qui était exprimé sans la moindre hésitation par d’éminents chercheurs en sciences cognitives ». Citation de 54. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea - Evolution and the Meanings of Life.  (1995).

« niveau d’hostilité et d’ignorance sur l’évolution qui était exprimé sans la moindre hésitation par d’éminents chercheurs en sciences cognitives5454. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea – Evolution and the Meanings of Life. (1995) »

dans les années 90.

Le biologiste John Maynard-Smith avoue avec humour

Image d’illustration de la citation : « qu’en tant que biologiste de l’évolution, j’ai l’habitude d’être mal compris par les philosophes. ». Citation de 90. Maynard Smith, J & Szathmary, Eors. The Major Transitions in Evolution. Synergistic Selection (1995).

« qu’en tant que biologiste de l’évolution, j’ai l’habitude d’être mal compris par les philosophes9090. Maynard Smith, J & Szathmary, Eors. The Major Transitions in Evolution. Synergistic Selection (1995). »

Donc surtout, n’allez pas penser que les universitaires qui s’expriment sur la psycho évo sont calés en biologie de l’évolution. Leur niveau est souvent aussi mauvais que celui du grand public. En fait, la biologie de l’évolution ne s’enseigne souvent qu’au niveau master, et encore, dans des masters spécialisés. Faire un master de biologie généraliste ne suffit souvent pas à l’étudier. Yen a sûrement certains d’entre vous qui ont fait des masters de biologie dans lesquels on ne vous aura jamais parlé des concepts d’explication ultime et proximale, de sélection de parentèle ou d’investissement parental, toutes ces théories qui sont pourtant nécessaires pour comprendre ce que les psychologues évolutionnaires racontent. J’en profite pour rappeler à ceux qui sont intéressés par des études de psycho évo que j’ai publié une vidéo entière sur ce sujet().

Et je vais vous dire un truc, il arrive même parfois que des chercheurs en biologie de l’évolution aient une mauvaise connaissance de la biologie de l’évolution. Comment c’est possible ? Tout simplement parce que la biologie de l’évolution est très vaste, qu’elle recouvre un ensemble de démarches, de théories et de méthodes qui n’ont parfois rien en commun. Par exemple, si vous avez fait des études de paléoanthropologie, vous pouvez vous revendiquer biologiste de l’évolution. Mais votre boulot de trouver des fossiles et d’établir des liens de parenté entre espèces sera bien différent du boulot du biologiste de l’évolution qui fait des modèles de théorie des jeux ou des expériences d’écologie comportementale sur des trucs vivants. Et c’est en partie pour cette raison qu’on se retrouve avec des paléoanthropologues comme Steven Jay Gould ou Pascal Picq qui reprochent à la psycho évo de ne pas avoir de machine à remonter le temps pour tester leurs hypothèses. Les paléoanthropologues ont l’habitude de travailler avec des fossiles et donc ils pensent que tout le monde devrait travailler avec des fossiles, et comme la psychologie ne se fossilise pas, ils en concluent qu’il est impossible de faire des études évolutionnaires sur la psychologie humaine. Mais c’est oublier que les psychologues évolutionnaires n’ont pas les mêmes intérêts que les paléoanthropologues et donc pas les mêmes méthodes. Je le répète encore une fois, les psychologues évolutionnaires ne cherchent pas à établir des liens de parenté entre espèces ni à retracer l’histoire de l’évolution de notre psychologie. Ils cherchent simplement à découvrir le design de la psychologie des humains d’aujourd’hui.

Bref, la biologie de l’évolution est si vaste et les chercheurs si spécialisés que le simple fait d’être universitaire, biologiste ou même biologiste de l’évolution ne vous rend pas forcément compétent pour juger de toutes les recherches faites dans ce domaine.

Et enfin, de façon presque banale, la biologie de l’évolution est un champ beaucoup moins facile à comprendre qu’il n’en a l’air.

La théorie de l’évolution, tout le monde a l’impression de la maîtriser, les êtres vivants évoluent, les plus adaptés survivent, ça a l’air simple, mais déjà il faut arriver à se débarrasser de la conception Lamarckiste de l’évolution, et même une fois que c’est fait, il reste encore tout un tas de subtilités à comprendre pour réellement maîtriser le domaine. Et c’est pour ça que les chercheurs de ces champs sont régulièrement obligés de publier des articles à destination de leurs collègues pour corriger des malentendus, comme Richard Dawkins qui écrit en 1979 un article intitulé « douze malentendus sur la sélection de parentèle »9191. Dawkins, Richard. Twelve Misunderstandings of Kin Selection. Zeitschrift für Tierpsychologie (1979), ou Stuart West qui écrit en 2011 « Seize malentendus sur l’évolution de la coopération humaine »9292. West, SA et al. Sixteen Common Misconceptions about the Evolution of Cooperation in Humans. Evolution and Human Behavior (2011).

La biologie de l’évolution, c’est pas facile à comprendre, que ce soit pour le grand public ou les universitaires, et il est clair que ça constitue une épine dans le pied de la psychologie évolutionnaire.

3.2. Méconnaissance des sciences cognitives

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Mais la psychologie évolutionnaire, ce n’est pas que de la biologie de l’évolution. C’est aussi des sciences cognitives. C’est en fait le mariage de la biologie de l’évolution et des sciences cognitives. Ce qui est dans un sens ballot, parce que les sciences cognitives ne sont pas beaucoup mieux connues du grand public.

Par exemple, on en a parlé à de nombreuses reprises, les psychologues évolutionnaires insistent sur le concept de spécialisation fonctionnelle. Ils travaillent par exemple sur l’hypothèse qu’on aurait plusieurs mémoires, chacune adaptée pour enregistrer des informations particulières, ou plusieurs raisonnements, chacun spécialisés pour produire des inférences sur des domaines particuliers(). Or cette idée de spécialisation est contre-intuitive, parce que quand on s’introspecte, on n’a pas l’impression d’avoir plusieurs mémoires ni plusieurs capacités de raisonnement. On a l’impression que notre mémoire et notre raisonnement sont généralistes. Et puis on voit bien que dans la vie de tous les jours, on est capables de faire plein de choses différentes. Dans la même journée, on est capables de jouer au foot comme de faire du théâtre, de construire des fusées comme de faire des avions en papier. Cette diversité d’activités fait penser que le cerveau n’a pas évolué pour faire un nombre restreint de choses.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Et pourtant, c’est en cours de L1 de sciences cognitives que l’on apprend que l’humain possède bien plusieurs types de mémoire et qu’il ne raisonne pas aussi bien dans tous les domaines. L’étendue de la spécialisation fonctionnelle est discutée en sciences cognitives, mais le concept de base de spécialisation n’est pas remis en question. De même, c’est un avis largement partagé qu’on ne peut pas se fier à notre introspection pour savoir comment un cerveau fonctionne, ne serait-ce que parce qu’une grande partie de son activité est inconsciente. Et enfin, ce n’est pas parce qu’on est capables de poursuivre plein d’activités différentes dans la même journée que notre psychologie n’a pas évolué à la base pour réaliser un nombre restreint d’activités ayant chacune un but bien particulier. Si vous donnez une boite à outils limitée à un bon bricoleur, il pourra l’utiliser pour créer une infinité de meubles différents. C’est pareil avec notre psychologie. On peut très bien, à partir d’un nombre limité d’outils cognitifs, produire une infinité de comportements.

La psycho évo souffre aussi qu’on la résume souvent à « la discipline qui essaie d’expliquer les comportements en terme d’augmentation des chances de survie ». La pertinence d’une telle discipline est alors très dure à cerner, parce qu’on ne voit pas comment ce qu’on fait dans la vie de tous les jours, comme aller au cinéma, sauter en parachute ou fumer par exemple, pourrait augmenter les chances de survie. On ne comprend juste pas le rapport, ce qui conduit parfois à déclarer la psycho évo absurde. Pourtant, comme je vous l’expliquais dans cette vidéo(), il est tout à fait possible d’expliquer l’existence de comportements qui ne maximisent pas les chances de survie une fois qu’on a compris que les humains sont des exécuteurs d’adaptation avant d’être des maximisateurs de fitness. Exactement comme Court-Circuit le robot est un exécuteur de programme informatique avant d’être un minimisateur de chances d’être déchargé (). Par exemple, même si nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ne connaissaient pas le foot, on peut expliquer un comportement aussi bizarre que supporter une équipe de foot en supposant que celui-ci résulte de l’exécution de programmes cognitifs évolués pour nous faire défendre les intérêts de notre groupe. Tous ces comportements bizarres de notre vie de tous les jours, qui ont l’air de n’avoir aucun rapport avec la survie et l’évolution, peuvent être expliqués en faisant la distinction entre les comportements observés et les programmes cognitifs sous-jacents qui ont causé ces comportements. Cette façon de penser est très banale en sciences cognitives, mais elle est malheureusement assez peu connue du grand public, ce qui est une nouvelle épine dans le pied de la psycho évo.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Une autre énorme épine dans le pied de la psycho évo, tellement grosse qu’elle pourrait conduire à interrompre un combat de MMA, c’est la variabilité culturelle des comportements, ou plus exactement, la croyance que cette variabilité ne peut s’expliquer que par le culturel ou le social. Pour beaucoup de gens, dès qu’un comportement varie entre les époques ou les cultures, ça veut dire qu’il a une origine culturelle et que l’évolution n’a plus son mot à dire pour l’expliquer.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Mais penser ça, c’est une nouvelle fois faire preuve d’une méconnaissance non seulement des sciences cognitives, mais aussi de la biologie de l’évolution. On a vu tout à l’heure qu’en biologie, il est tout à fait attendu que les êtres vivants soient capables de se comporter différemment dans des environnements différents, c’est la fameuse plasticité phénotypique. Du côté des sciences cognitives, c’est la notion de traitement de l’information qui rend extrêmement banale l’idée que nos programmes cognitifs puissent être affectés par des stimuli extérieurs. Ces deux disciplines n’ont donc aucun problème avec la variabilité des comportements. Il est vraiment temps que les accusations de naïveté changent de camp. La naïveté ne se trouve pas du côté des approches évolutionnaires qui seraient incapables d’expliquer la variabilité des comportements, mais du côté de ceux qui pensent qu’une perspective évolutionnaire ne permet pas l’explication d’une telle variabilité. Je vous renvoie à cette vidéo () et celle-là () sur ces sujets.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Et enfin, vous avez un paquet d’autres incompréhensions plus basiques, comme les gens qui s’offusquent qu’on utilise le mot « algorithme » ou « programme » pour parler de ce qui se passe dans notre cerveau. Pour certaines personnes, ces mots devraient être réservés aux ordinateurs, mais ce sont des mots très banals et utilisés depuis longtemps en sciences cognitives, un exemple parmi des milliers d’autres dans cette conférence :

Image d’illustration de la citation : « On s’appuie sur les sciences cognitives qui comme vous le savez sont des sciences multidisciplinaires qui concernent en premier chef le comportement, on travaille beaucoup sur les méthodes de comportement pour comprendre le fonctionnement des algorithmes qui constituent la pensée [...] ». Citation de 93. Collège de France. Agir Pour l'éducation (11) - Stanislas Dehaene.  (2023).

« On s’appuie sur les sciences cognitives qui comme vous le savez sont des sciences multidisciplinaires qui concernent en premier chef le comportement, on travaille beaucoup sur les méthodes de comportement pour comprendre le fonctionnement des algorithmes qui constituent la pensée […]9393. Collège de France. Agir Pour l’éducation (11) – Stanislas Dehaene. (2023) »

Et si la biologie de l’évolution est un peu enseignée au collège et au lycée, pour les sciences cognitives c’est quasiment quedalle. Ce qui au passage est assez fou. C’est fou qu’on réunisse des humains dans un même lieu pendant des années pour leur faire ingurgiter une quantité incroyable de connaissances, sans leur expliquer à aucun moment comment fonctionne l’organe qui va leur servir à ingérer ces connaissances. Comprendre comment leur psychologie fonctionne est probablement une des choses les plus utiles qu’on pourrait enseigner à des élèves, parce que ça leur permettrait de se méfier de leurs biais, de se rendre compte que leur cerveau reconstruit le monde plutôt que de le reproduire fidèlement, et ça leur permettrait aussi tout simplement de faciliter leurs apprentissages, comme je vous en parlais dans cette vidéo (), mais non, on préfère leur apprendre que tangente(x) = sinus(x) / cosinus(x), que Napoléon a fait son coup d’état le 18 brumaire, et le peu de psychologie qu’ils savent ils peuvent le mettre à la poubelle parce qu’ils l’ont appris de Freud. Tout ça c’est profondément aberrant. Mais bref je m’égare, ce que je voulais dire c’est que les sciences cognitives sont peut-être encore moins bien comprises que la biologie de l’évolution, et que ça ne fait toujours pas les affaires de la psychologie évolutionnaire.

Et le pire, c’est que cette méconnaissance nourrit les accusations d’agenda politique caché. Parce que quand vous ne voyez pas comment des avantages de survie peuvent expliquer pourquoi vous êtes allés voir la Traviata à Bastille hier soir, quand vous êtes convaincu que la psychologie évolutionnaire dit des choses absurdes simplement parce que vous n’avez jamais eu de cours de biologie de l’évolution ou de sciences cognitives, vous allez commencer à vous demander comment c’est possible qu’une science soit aussi déconnectée de la réalité. Et une des premières réponses qui va vous venir à l’esprit, c’est que les pratiquants de cette science ne sont pas motivés par la recherche de la vérité. Et s’ils ne sont pas motivés par ça, c’est qu’ils sont motivés par la politique. Et quand vous commencez à être convaincu que la psycho évo a des visées politiques, vous allez avoir tendance à lui trouver des défauts tout le temps. C’est le cercle vicieux qui s’enclenche : « cette science est politiquement motivée car elle raconte n’importe quoi. » « Cette science raconte n’importe quoi car elle est politiquement motivée. » La psycho évo devient une « mauvaise science » dans les deux sens du terme : mauvaise méthodologiquement, et mauvaise politiquement.

Schéma d’illustration du texte précédant.

3.3. Confusion psychologie évolutionnaire et sociobiologie

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Une autre raison qui explique pourquoi la psycho évo est si décriée c’est que les gens la confondent souvent avec la sociobiologie. Et même si on a aussi fait dire à la sociobiologie beaucoup de choses qu’elle ne pensait pas, elle était un peu plus naïve que la psycho évo sur certains points, en tout cas, personnellement je pense que la psycho évo constitue un progrès. Voilà pourquoi je vous disais dans une vidéo précédente que « la psycho évo ce n’est pas de la sociobiologie qui a changé de nom, mais des chercheurs qui ont trouvé le programme de recherche de la sociobiologie insuffisant, parce qu’il ne donnait pas assez d’importance à ce qui se passe dans le cerveau. ». Je vous renvoie à cette vidéo pour les détails ().

3.4. Notre environnement a trop changé

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Si les explications insistant sur les chances de survie ne convainquent pas, c’est aussi parce qu’aujourd’hui on vit dans des environnements qui sont bien différents de ceux dans lesquels nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont longtemps évolué. Par exemple, la grande majorité d’entre nous n’a plus à se préoccuper de sa sécurité alimentaire. On sait que quoi qu’il arrive, on ne mourra pas de faim ce soir.

Et alors que je réfléchissais à ces sujets je suis tombé sur une vidéo de la chaîne Youtube Fearless & Far où le vidéaste va poser des questions existentielles à des chasseurs-cueilleurs qui vivent encore de façon assez traditionnelle, même si bien sûr rien que le fait qu’ils aient reçu un Youtubeur chez eux doit nous faire tempérer cette affirmation. Ce Youtubeur leur a entre autres demandé ce qui était pour eux la chose la plus importante dans la vie. Que pensez-vous qu’ils aient répondu ? La justice ? La liberté ? Le savoir ? Voilà l’extrait vidéo correspondant :

Image d’illustration de la citation : « Quelle est la chose la plus importante dans la vie ?

- La viande. Le miel. La bouillie de maïs. ». Citation de 94. Fearless & Far. Asking Hunter-Gatherers Life's Toughest Questions.  (2021).

« Quelle est la chose la plus importante dans la vie ?

– La viande. Le miel. La bouillie de maïs9494. Fearless & Far. Asking Hunter-Gatherers Life’s Toughest Questions. (2021). »

Bon alors bien sûr, c’est une anecdote, ça n’a pas la valeur du travail d’un anthropologue. Mais vous comprenez l’idée. Les hypothèses des psychologues évolutionnaires sur ce qui a pu impacter profondément notre psychologie peuvent nous paraître absurdes à nous qui allons bruncher à Belleville quand le frigo est vide, mais sembleraient peut-être beaucoup moins excentriques à un chasseur-cueilleur qui se lève le matin sans savoir si il va manger le soir. Allez vous perdre dans la forêt pendant quelques jours en essayant de survivre par vous-mêmes, et on en reparle ensuite de si la recherche d’abris, la détection de prédateurs, la recherche de nourriture et plein d’autres aspects psychologiques qui paraissent absurdes aux occidentaux ne sont pas en fait des éléments importants de notre psychologie. On est aujourd’hui complètement déconnectés de l’environnement dans lequel on a longtemps évolué, et c’est une nouvelle épine dans le pied de la psycho évo.

3.5. Vision naïve de la science

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Un des reproches majeurs faits à la psycho évo, on l’a encore vu aujourd’hui, c’est qu’elle serait spéculative et que ses hypothèses seraient non falsifiables. Mais ces reproches sont basés sur une vision naïve de ce qu’est la science.

D’abord, « spéculer », ça ne veut rien dire d’autre que « générer des hypothèses ». Et la génération d’hypothèses, c’est la base de tout travail scientifique, il n’y a donc aucun problème à spéculer. Ce qui est embêtant, c’est quand les hypothèses ne peuvent pas être testées, mais on a vu que celles de la psycho évo le sont, le test d’hypothèses c’est 90% des papiers publiés dans ce domaine(). Je rappelle aussi que cette accusation de spéculation est à relier à une volonté politique de ne pas reconnaître que la nature est bien faite, et qu’elle a été mise en avant par Gould et Lewontin, deux chercheurs bien particuliers().

Ensuite, sur la question de la falsifiabilité plus précisément, est-ce vrai que la psychologie évolutionnaire est parfois non falsifiable ? La réponse est… oui. Beaucoup d’expériences faites en psycho évo cherchent à corroborer plus qu’à falsifier. C’est toujours la conséquence de son parti-pris méthodologique de faire de l’analyse de correspondance design-fonction, de faire du « Si… alors ». Quand on utilise le raisonnement « Si cette faculté psychologique a telle fonction, alors elle devrait avoir telle spécificité », on est plus dans la corroboration que la falsification. Mais est-ce que c’est grave ? La réponse est… non. Tout simplement parce que le critère de falsifiabilité n’est pas l’alpha et l’oméga pour décider de si une discipline est scientifiquement intéressante ou pas.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Karl Popper est d’ailleurs célèbre pour avoir dit que la théorie de l’évolution n’était pas une théorie scientifique, même s’il changera d’avis par la suite. Son critère de démarcation catégorise en effet comme non-scientifiques des disciplines pourtant clairement scientifiques comme… la biologie de l’évolution, et d’autres disciplines étudiant le passé, comme la cosmologie ou l’archéologie. Si on suivait Popper, c’est toute la cosmologie, toute l’archéologie et toute la biologie de l’évolution qui partiraient à la poubelle, pas simplement la psycho évo. Je vous mets un petit extrait du cours de philosophie des sciences de Florian Cova qui parle de tout ça :

Image d’illustration de la citation : « Le critère de Popper semble exclure des cas assez clairs de science. [...] Par exemple Popper est très connu pour avoir dit "bah en fait la théorie de l’évolution c’est pas une théorie scientifique, c’est un programme de recherche métaphysique." [...] C’est important de noter que pour lui ça ne veut pas dire que c’était faux, et ça ne veut pas dire que c’était mal. Il était tout à fait d’accord pour dire que c’était un cadre supérieur par exemple au créationnisme. C’était même quelque chose de très puissant et d’admirable la théorie de l’évolution, il voulait juste pas dire que c’était scientifique. ». Citation de 95. Cova, Florian. Qu'est-Ce Qu'une Pseudo-Science ? (Séance 2).  (2021).

« Le critère de Popper semble exclure des cas assez clairs de science. […] Par exemple Popper est très connu pour avoir dit « bah en fait la théorie de l’évolution c’est pas une théorie scientifique, c’est un programme de recherche métaphysique. » […] C’est important de noter que pour lui ça ne veut pas dire que c’était faux, et ça ne veut pas dire que c’était mal. Il était tout à fait d’accord pour dire que c’était un cadre supérieur par exemple au créationnisme. C’était même quelque chose de très puissant et d’admirable la théorie de l’évolution, il voulait juste pas dire que c’était scientifique9595. Cova, Florian. Qu’est-Ce Qu’une Pseudo-Science ? (Séance 2). (2021). »

Donc la falsifiabilité n’est pas l’alpha et l’oméga en sciences. Si vous adoptez une vision de la science un peu moins naïve, ou en tout cas un peu moins falsifiabilo-centrée, la biologie de l’évolution et la psychologie évolutionnaire respectent tous les critères d’une science normale, notamment ceux identifiés par Lakatos9696. Ketelaar, Timothy & Ellis, Bruce J.. Are Evolutionary Explanations Unfalsifiable? Evolutionary Psychology and the Lakatosian Philosophy of Science. Psychological Inquiry (2000).

On demande aussi souvent à la psycho évo d’établir des certitudes, de faire des expériences qui peuvent prouver à 100% qu’une certaine hypothèse évolutive est vraie, mais c’est oublier que les certitudes sont extrêmement rares en science. Les données sont rarement suffisantes à elles seules pour trancher en faveur d’une théorie, il y a toujours un certain fossé que les chercheurs doivent combler avec du « bon sens »9797. Duhem, Pierre Maurice Marie. La théorie physique: son objet, et sa structure. (1906). C’est ce qu’on appelle la sous-détermination des théories en philosophie des sciences.

Il y a aussi des gens qui ne comprennent pas l’utilité des modèles, qu’ils assimilent très souvent à de la spéculation. Je me suis rendu compte pendant la crise du Covid que certains de mes collègues, pourtant docteurs en biologie, n’avaient aucune idée de comment fonctionnait ou à quoi servait un modèle. Et ça c’est un gros problème pour comprendre la psycho évo, puisque comme toute la biologie de l’évolution, elle se sert souvent de modèles pour faire ses prédictions.

Enfin bref, l’accusation de pseudoscience proférée à l’encontre de la psycho évo en dit généralement plus sur la vision naïve de la science de l’accusateur que sur la scientificité réelle de ce programme de recherche.

3.6. Mentalité de groupe

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Différents facteurs psychologiques expliquent aussi le traitement reçu par la psycho évo. On a tendance à les oublier, mais ils jouent un rôle important. Un de ces facteurs c’est la mentalité de groupe.

Se moquer de la psycho évo est en effet devenu dans certains milieux un marqueur d’identité. Faire une blague sur ce champ dans certains milieux progressistes, c’est comme faire une blague sur les végans à la foire du saucisson, vous êtes certains de votre petit effet. Et c’est également un moyen très facile de montrer aux gens que vous êtes dans le « bon » camp. C’est ce qu’on appelle du « virtue signalling » en anglais, de l’affichage ostentatoire de vertu. Certaines personnes critiquent la psycho évo simplement parce que ça permet de passer pour quelqu’un de vertueux.

Image d’illustration de : Hi hi hi la psycho évo que c’est drôle.

Hi hi hi la psycho évo que c’est drôle

La sociologue Ullica Segerstrale avait déjà remarqué cette quête de crédit moral dans les débats sur la sociobiologie :

Image d’illustration de la citation : La recherche de crédit moral peut aider à expliquer des caractéristiques bizarres du débat sur la sociobiologie. Elle permet de comprendre plus facilement pourquoi les critiques continuaient à accuser les sociobiologistes de "déterminisme génétique", quand ceux-ci partageaient en fait la vision classique d’interaction gène-environnement.. Citation de 33. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate.  (2000).

La recherche de crédit moral peut aider à expliquer des caractéristiques bizarres du débat sur la sociobiologie. Elle permet de comprendre plus facilement pourquoi les critiques continuaient à accuser les sociobiologistes de « déterminisme génétique », quand ceux-ci partageaient en fait la vision classique d’interaction gène-environnement3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000).

Cette quête de crédit moral explique aussi pourquoi les détracteurs de la psycho évo et de la sociobiologie ne semblent pas intéressés pour faire de la vulgarisation. Parce qu’en effet, si le problème de ces disciplines c’est avant tout leur supposé déterminisme génétique, leur croyance que « ce qui est génétique ne peut être changé », alors il suffirait d’éduquer les gens sur le fait que cette croyance est fausse. Mais comme le dit Ullica Segerstrale :

Image d’illustration de la citation : « Si leur but n’était pas d’éduquer le grand public innocent mais de collecter des "bons points de morale" pour avoir démasqué les "déterministes génétiques", alors il n’y avait évidemment rien à gagner à diffuser de l’information correcte qui aurait diminué leurs chances de profit. ». Citation de 33. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate.  (2000).

« Si leur but n’était pas d’éduquer le grand public innocent mais de collecter des « bons points de morale » pour avoir démasqué les « déterministes génétiques », alors il n’y avait évidemment rien à gagner à diffuser de l’information correcte qui aurait diminué leurs chances de profit3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). »

Ces effets de groupe sont très importants pour comprendre les réactions d’hostilité que vous voyez sur les réseaux sociaux. Et le comble, c’est que cette mentalité de groupe et cet affichage ostentatoire de vertu sont des sujets étudiés depuis longtemps par la psycho évo. Dans un sens, les détracteurs de la psycho évo, par leurs comportements, confirment les théories de la psycho évo.

3.7. Pénurie d’avocats de la défense

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La psycho évo souffre aussi d’une pénurie d’avocats de la défense. Et ce pour plusieurs raisons.

D’abord parce qu’il y a assez peu de chercheurs qui bossent sur ces sujets, contrairement à la masse de psychologues non-évolutionnaires et de chercheurs en sciences sociales en général. Et en France c’est encore pire qu’à l’étranger, les sciences évolutionnaires ont vraiment des tout petits effectifs dans l’hexagone.

Ensuite parce les rares chercheurs qui travaillent sur ces sujets sont des humains comme les autres, c’est-à-dire qu’ils n’aiment pas les conflits. En particulier quand ces conflits ont lieu avec des gens qui sont leurs collègues à l’université. 99% du temps, même s’ils voient qu’un de leurs collègues raconte n’importe quoi, ils passeront leur tour et ne chercheront même pas à le reprendre. Pour voir des chercheurs s’opposer frontalement à leurs collègues, il faut vraiment que certaines bornes soient dépassées. Comme le dit le psychologue Franck Ramus :

Image d’illustration de la citation : « Il est vrai qu’il est rare qu’un chercheur prenne la plume pour dénoncer publiquement le discours d’un autre chercheur (en dehors des revues scientifiques, où le débat est normal) [...]. Pour que ça se produise, il faut qu’un certain nombre de facteurs soient réunis et de bornes dépassées. ». Citation de 98. Ramus, Franck. A propos de l'article "La méthode Vidal".  (2014).

« Il est vrai qu’il est rare qu’un chercheur prenne la plume pour dénoncer publiquement le discours d’un autre chercheur (en dehors des revues scientifiques, où le débat est normal) […]. Pour que ça se produise, il faut qu’un certain nombre de facteurs soient réunis et de bornes dépassées9898. Ramus, Franck. A propos de l’article « La méthode Vidal ». (2014). »

Tout ceci est bien compréhensible, les chercheurs n’aiment pas les conflits, les chercheurs ont mieux à faire. Mais le résultat c’est que c’est vous le grand public qui trinquez, parce que vous devenez informés non pas par ceux qui s’y connaissent le mieux mais par ceux qui ont la plus grande gueule dans les médias. Pour ma part, si j’ose m’exprimer un peu sur ces sujets, c’est pas que je sois particulièrement courageux – ce matin, j’ai encore sursauté quand ma tartine a sauté du grille pain. Ma spécificité, c’est d’être plus ou moins sorti du système universitaire. J’ai donc beaucoup moins la pression que mes collègues de ne pas froisser bidule ou machin que je pourrais recroiser dans un couloir plus tard, ou qui sera dans un jury pour décider de mon avenir professionnel. Même si en tant qu’humain je n’aime pas non plus les conflits, j’ai beaucoup moins à y perdre. Bon et puis je considère aussi qu’à un moment il faut se faire violence et renoncer à l’envie d’être copain avec la terre entière quand il existe des enjeux plus importants. Comme disait Clémenceau,

Image d’illustration de la citation : Ceux qui n’ont pas d’ennemis sont ceux qui n’ont rien fait.. Citation de  Clémenceau (peut-être).

Ceux qui n’ont pas d’ennemis sont ceux qui n’ont rien fait.

La pénurie d’avocats de la défense s’explique aussi par le fait que ces débats durent maintenant depuis plus de trente ans, voire 50 si on inclut ceux sur la sociobiologie. Or, comme on l’a vu aujourd’hui, peu importe le nombre de corrections apportées aux malentendus et caricatures, ceux-ci n’ont jamais disparu. Donc beaucoup de psychologues évolutionnaires ont fini par se lasser, et dire, « vous voulez pas nous écouter, vous continuez à nous caricaturer, hé bien tant pis, nous on retourne faire de la recherche dans notre coin, et on fait confiance à l’histoire et à la science pour établir si notre discipline est réellement « profondément défectueuse » ».

Image d’illustration de : La lassitude des évolutionnistes.

La lassitude des évolutionnistes

Comme le dit le philosophe Harmon Holcomb :

Image d’illustration de la citation : « Vous pouvez essayer de persuader les gens, ou vous pouvez essayer de faire de la bonne science, mais vous ne pouvez pas faire les deux à la fois. ». Citation de 32. Holcomb, Harmon R.. Just so Stories and Inference to the Best Explanation in Evolutionary Psychology. Minds and Machines (1996).

« Vous pouvez essayer de persuader les gens, ou vous pouvez essayer de faire de la bonne science, mais vous ne pouvez pas faire les deux à la fois3232. Holcomb, Harmon R.. Just so Stories and Inference to the Best Explanation in Evolutionary Psychology. Minds and Machines (1996). »

Et pour la petite histoire, c’est exactement pour cette raison que mes vidéos dernièrement sont si longues – certains d’entre vous diront sûrement trop longues. Cette longueur est due au fait que j’essaie de traiter le sujet de la façon la plus exhaustive possible pour ne plus avoir à revenir dessus. Parce que je sais très bien que dans 5 ans, 10 ans, 20 ans, les mêmes critiques vont refaire surface, et personnellement je ne souhaite pas passer ma vie à les corriger, je considère avoir mieux à faire du peu de temps que je vais passer sur Terre. Je traite donc le sujet une bonne fois pour toutes et ensuite je passerai à autre chose. C’est pour la même raison que beaucoup de chercheurs n’interviennent plus sur ces sujets : ils sont fatigués de tout le temps répéter les mêmes choses.

Image d’illustration de : RDV en 2050 les ami·e·s.

RDV en 2050 les ami·e·s

Et une nouvelle fois, ce choix est très compréhensible. Les chercheurs ont choisi leur métier avant tout pour faire progresser la connaissance, pas pour corriger bidule et machin qui veulent faire de la science marxiste et pensent que le concept de stabilité est un concept bourgeois. Mais une fois de plus, la conséquence de ce retrait du débat publique, c’est que les critiques ne sont plus contredites, et que vous grand public vous êtes exposés à une vision complètement déformée de ces domaines de recherche. C’est dans ces moments-là qu’on se dit que peut-être, l’extraordinaire chance d’être payé pour faire progresser la connaissance devrait s’accompagner d’un devoir de communiquer, et d’un devoir de s’opposer un peu plus souvent aux collègues qui racontent n’importe quoi, même si l’ambiance autour de la machine à café s’en trouvera dégradée.

Et la dernière raison pour laquelle il y a pénurie d’avocats de la défense, c’est à cause des accusations très graves qui peuvent résulter d’une prise de parole sur ces sujets. On a évoqué tout à l’heure Edward Wilson, le fondateur de la sociobiologie, qui en plus de se faire accuser de racisme et de fascisme dans les journaux, ça c’est la base, en plus des manifestations contre lui sur les campus, ça aussi c’est normal, s’est fait attaquer physiquement pendant une conférence. Les attaques sur les chercheurs qui étudient ces sujets peuvent rapidement devenir très violentes.

Dans les années 2000, y’a même des sociobiologistes qui se sont fait accuser d’avoir mené une expérience eugéniste à grande échelle, en infectant délibérément de la variole des indiens d’Amazonie pour voir lesquels allaient survivre4242. Dreger, Alice. Galileo’s Middle Finger: Heretics, Activists, and One Scholar’s Search for Justice. (2015). Des enquêtes ultérieures montreront que ces accusations étaient complètement fausses, malhonnêtes et comme d’habitude politiquement motivées, mais le mal était fait, puisque ces chercheurs furent tout de suite excommuniés par l’association américaine d’anthropologie qui chercha à sauver la réputation de sa discipline.

Le pire, c’est que quand vous vous retrouvez dans cette situation, quand vous commencez à vous faire accuser publiquement de certaines choses très graves, très peu de gens viendront à votre défense. Tout simplement parce qu’essayer de défendre quelqu’un accusé de racisme expose au risque d’être soi-même suspecté de racisme. C’est exactement ce qui s’est passé avec Edward Wilson. Comme le raconte la sociologue Ullica Segerstrale :

Image d’illustration de la citation : « Peu de collègues de Wilson aux États-Unis vinrent à sa défense. Évidemment, ils n’avaient pas à défendre la sociobiologie en elle-même, mais simplement le droit de Wilson de faire ce qu’il avait fait en tant que biologiste de l’évolution. Mais Wilson avait été accusé du pire des crimes : il avait été relié au racisme et au génocide. Non seulement les scientifiques n’aiment pas la controverse en général, mais il y avait ici en plus le danger de se faire dépeindre de la même manière. ». Citation de 33. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate.  (2000).

« Peu de collègues de Wilson aux États-Unis vinrent à sa défense. Évidemment, ils n’avaient pas à défendre la sociobiologie en elle-même, mais simplement le droit de Wilson de faire ce qu’il avait fait en tant que biologiste de l’évolution. Mais Wilson avait été accusé du pire des crimes : il avait été relié au racisme et au génocide. Non seulement les scientifiques n’aiment pas la controverse en général, mais il y avait ici en plus le danger de se faire dépeindre de la même manière3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). »

Et dans la lettre de protestation contre l’environnementalisme exacerbé des années 70, on pouvait déjà lire :

Image d’illustration de la citation : « Un grand nombre de scientifiques, ayant étudié les preuves et étant persuadés du grand rôle joué par l’hérédité dans le comportement humain, restent silencieux, n’exprimant pas clairement leur opinion en public, et ne prenant pas non plus la défense de leurs collègues plus téméraires. ». Citation de 40. Page, Ellis B.. Behavior and Heredity. American Psychologist (1972).

« Un grand nombre de scientifiques, ayant étudié les preuves et étant persuadés du grand rôle joué par l’hérédité dans le comportement humain, restent silencieux, n’exprimant pas clairement leur opinion en public, et ne prenant pas non plus la défense de leurs collègues plus téméraires4040. Page, Ellis B.. Behavior and Heredity. American Psychologist (1972). »

Tout ça, je peux le confirmer par mon expérience personnelle. Pour avoir commis le crime de vous présenter la psychologie évolutionnaire sur cette chaîne, je me fais régulièrement traiter sur les réseaux sociaux d’eugéniste, de raciste ou d’antiféministe. Et j’ai également observé que certains de mes collègues vidéastes qui appréciaient mon travail il y a quelques années ont commencé à prendre leurs distances avec moi quand ils ont vu que je me mettais à aborder des sujets sensibles. Des projets de collaboration sont bizarrement tombés à l’eau, et mes demandes d’explications sont restées sans réponse.

Tout ça me fait parfois regretter de ne pas vulgariser des sujets moins sensibles. Parfois j’aimerais être Science Étonnante pour pouvoir vulgariser des sujets sulfureux et controversés en physique :

Image d’illustration de la citation : « Bonjour à tous, aujourd’hui on va parler de deux sujets sulfureux et controversés : d’un côté l’énergie du vide quantique, et de l’autre la fameuse somme 1+2+3+4+5 etc jusqu’à l’infini égal -1/12e. ». Citation de 99. Science Etonnante. L'énergie Du Vide Quantique, -1/12 et l'effet Casimir.  (2021).

« Bonjour à tous, aujourd’hui on va parler de deux sujets sulfureux et controversés : d’un côté l’énergie du vide quantique, et de l’autre la fameuse somme 1+2+3+4+5 etc jusqu’à l’infini égal -1/12e9999. Science Etonnante. L’énergie Du Vide Quantique, -1/12 et l’effet Casimir. (2021). »

Parfois, j’en viens même à regretter de ne pas vulgariser la géologie, c’est vous dire à quel point je peux être désespéré. Mais au moins en vulgarisant la géologie je pourrais vous expliquer comment fonctionnent les volcans sans être accusé d’encourager l’invasion de la Pologne.

D’ailleurs j’en profite pour recommander ce livre, Galileo’s Middle finger, à toutes celles et ceux qui pourraient être un jour dans ma situation, c’est à dire se retrouver à parler publiquement de sujets sensibles sur le comportement humain4242. Dreger, Alice. Galileo’s Middle Finger: Heretics, Activists, and One Scholar’s Search for Justice. (2015). C’est un livre écrit par une historienne qui vous en dira plus sur les attaques que peuvent subir les chercheurs qui s’expriment sur ces sujets. Uniquement en anglais par contre.

Image d’illustration de : Galileos's middle finger.

Galileos’s middle finger

Donc vous voyez qu’oser parler de ces sujets en public peut aller très loin et vous valoir des attaques violentes, des attaques qui peuvent foutre une vie en l’air en fait. Et donc quand vous êtes un chercheur ou une chercheuse qui bosse sur ces sujets, vous n’avez généralement pas très envie d’en parler publiquement. Sans que vous le grand public n’en soyez au courant, chaque année des chercheurs décident de fermer leur compte sur les réseaux sociaux à cause de ces attaques qu’ils subissent. Vous comprenez dans ce contexte la pénurie d’avocats de la défense dont souffre la psycho évo.

3.8. Le double standard permanent

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Et nous allons terminer avec une dernière raison très importante pour comprendre les difficultés de la psycho évo à convaincre, c’est le double standard permanent. Tout à l’heure je vous disais qu’à cause de ses supposées implications politiques, la psycho évo subissait un traitement de faveur dans le monde universitaire, que ses résultats étaient scrutés beaucoup plus minutieusement que ceux des autres disciplines. Comme l’écrit la sociologue Ullica Segerstrale :

Image d’illustration de la citation : « [Il s’agit] de trouver des failles scientifiques très importantes dans la science que vous considérez moralement ou politiquement indésirable, tout en vous retenant de faire la même chose avec la science dont vous approuvez les (apparentes) implications sociales. ». Citation de 33. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate.  (2000).

« [Il s’agit] de trouver des failles scientifiques très importantes dans la science que vous considérez moralement ou politiquement indésirable, tout en vous retenant de faire la même chose avec la science dont vous approuvez les (apparentes) implications sociales3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). »

Mais ce mécanisme n’existe pas qu’à l’université, il existe aussi de façon générale dans les médias, et sans vraiment vous en rendre compte, vous y êtes exposés tous les jours, ce qui biaise votre perception du champ.

Parce qu’évidemment, les chercheurs hostiles à la psycho évo ne s’expriment pas qu’à l’université, ils s’expriment aussi dans les médias. Et quand ils le font, ils continuent à utiliser ce double standard, et le renforcent même parfois. Mettez-vous deux secondes dans la peau d’un chercheur. Vous êtes chercheur ou chercheuse à l’université, vous êtes donc de gauche comme la plupart des chercheurs100100. van de Werfhorst, Herman G. Are Universities Left-Wing Bastions? The Political Orientation of Professors, Professionals, and Managers in Europe. The British Journal of Sociology (2020), 101101. François, Abel & Magni-Berton, Raul. Que pensent les penseurs ?: Les opinions des universitaires et scientifiques français. (2015), vous avez été invité à France Culture pour parler de vos travaux et au cours de la conversation on vous demande si une certaine différence entre hommes et femmes aurait plutôt une origine culturelle ou une origine biologique. Il est évident que comme l’hypothèse culturelle est très associée au féminisme et à la gauche en général, en tant que chercheur de gauche vous allez avoir très envie de vous ranger derrière elle. Parce que vous auriez peur que rien qu’en la remettant en question on en vienne à douter de vos engagements politiques.

Et donc, même si vous sentez qu’il y a quelque chose de pas très convaincant à une cette hypothèse culturelle, vous n’allez pas dire ce que vous pensez juste pour ne pas « faire le jeu de la droite ». Les chercheurs ont cette tendance à se montrer plus conciliants avec les hypothèses culturelles, pour ne pas laisser sous-entendre qu’ils ne seraient pas progressistes. Et je ne dis pas ça pour dire que moi je suis mieux que les autres, j’ai souvent été confronté moi-même à cette tension entre dire ce que je pensais vraiment d’un point de vue scientifique, et me taire pour ne pas avoir l’air de faire le jeu de machin ou bidule, ou pour ne pas laisser penser que je serais opposé à tel ou tel mouvement pour la justice sociale. C’est tout le drame dont je vous parlais dans la dernière vidéo() : comme une partie de la gauche a depuis des dizaines d’années choisi de nier certains résultats scientifiques, simplement les reconnaître aujourd’hui revient à donner du crédit aux conservateurs.

Dans cette situation, beaucoup de chercheurs choisissent donc tout simplement de ne pas dire ce qu’ils pensent sur le plan scientifique. Les coûts associés à la défense des explications génétiques sont trop importants. Il faut bien se rendre compte qu’il existe une assymétrie forte entre les coûts d’insister sur les explications génétiques et les coûts d’insister sur les explications environnementales. Si vous insistez trop sur les explications génétiques, vous risquez d’être accusé d’anti-féminisme, de racisme, ou d’eugénisme. À l’inverse, si vous insistez trop sur les explications environnementales, vous risquez de vous faire accuser de gauchisme. Mais ça les chercheurs s’en tapent puisqu’ils sont effectivement tous de gauche ! Ils préfèrent largement être accusés de gauchisme que de racisme, ce qui fait qu’ils auront toujours tendance, à chaque fois qu’ils s’expriment en public, à être beaucoup plus conciliants avec les hypothèses culturelles.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Ce qui permet de répondre à une question que vous me posez parfois. Parfois vous me demandez « Homo Fabulus tu dis que les opposants à la biologie du comportement sont avant tout motivés politiquement, mais pourquoi le contraire ne serait pas vrai aussi ? Pourquoi les défenseurs de la biologie du comportement seraient eux capables de tenir à l’écart leur idéologie ? Pourquoi tu ne parles que des attaques de la gauche sur la science et jamais de celles de la droite sur la science ? »

Alors je ne nie pas que des attaques de la droite sur la science existent, et qu’il faille s’en préoccuper et les dénoncer. Mais d’une part les dénoncer dans le milieu universitaire ça revient un peu à crier « j’aime pas la guerre » à la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix, et personnellement ça m’a toujours interpelé ce besoin que ressentent certains de crier haut et fort ce que tout le monde pense déjà tout bas, on retombe sur cet affichage ostentatoire de vertu dont on a déjà parlé.

Image d’illustraction vidéo Homo Fabulus
Image d’illustraction vidéo Homo Fabulus

Mais surtout, il faut bien comprendre qu’il y aura toujours une assymétrie dans la dangerosité des attaques sur la science, à cause de l’assymétrie des penchants politiques des chercheurs. Dit autrement, le système universitaire possède un bouclier naturel contre les attaques de la droite parce qu’il est constitué majoritairement de chercheurs de gauche. Par contre, il n’existe aucun bouclier contre les attaques de la gauche, et c’est pour ça que je pense qu’elles doivent nous préoccuper plus sérieusement. Les attaques de la gauche sur la science sont selon moi plus préoccupantes que celles de la droite car elles sont plus insidieuses, qu’elles viennent de l’intérieur et qu’elles sont donc plus dures à repérer.

Bien sûr, cette conclusion n’est valable que si la vérité scientifique vous importe. Il y a pas mal de progressistes qui font passer la politique avant la vérité, et donc pour ces personnes les attaques idéologiques de la droite sur la science resteront toujours plus préoccupantes que celles de la gauche. Et c’est bien pour ça que certains universitaires sont prêts à nier les différences biologiques entre hommes et femmes si ça peut permettre de faire progresser plus vite l’égalité entre les sexes, comme la philosophe des sciences Helen Longino qui, on l’a vu tout à l’heure, affirme que :

Image d’illustration de la citation : « Quand nous sommes face à un conflit entre des engagements politiques et un modèle particulier des relations cerveau-comportement, nous autorisons les engagements politiques à guider notre choix. ». Citation de 75. Longino, Helen E.. Science as Social Knowledge: Values and Objectivity in Scientific Inquiry.  (1990).

« Quand nous sommes face à un conflit entre des engagements politiques et un modèle particulier des relations cerveau-comportement, nous autorisons les engagements politiques à guider notre choix7575. Longino, Helen E.. Science as Social Knowledge: Values and Objectivity in Scientific Inquiry. (1990). »

Et je voudrais clarifier que cette tendance à désavouer les explications génétiques n’existe pas que chez les chercheurs en sciences sociales. On retrouve parfois la même tendance chez des biologistes de l’évolution, parce qu’ils savent que leur champ a une histoire controversée. À cause des liens historiques qui ont existé entre génétique et eugénisme, ou entre biologie de l’évolution et racisme, les chercheurs de ce champ savent qu’ils marchent sur des oeufs quand ils parlent de ces sujets.

Par exemple, l’autre jour j’écoutais sur la Tronche en biais le biologiste Thomas Heams parler de la pertinence du concept de programme génétique, un sujet n’ayant rien à voir avec la politique, ce qui ne l’empêche pas de glisser à un moment dans la conversation que :

Image d’illustration de la citation : « la génétique porte en elle son péché originel qu’est l’eugénisme ». Citation de 102. La Tronche en Biais. Il n'y a Pas de Programme Génétique [TenL114].  (2022).

« la génétique porte en elle son péché originel qu’est l’eugénisme102102. La Tronche en Biais. Il n’y a Pas de Programme Génétique [TenL114]. (2022) »

Bon il est probablement allé un peu vite en besogne, la génétique ne porte pas plus en elle le péché originel de l’eugénisme que le darwinisme ne porte celui du darwinisme social, mais vous comprenez ce qu’il veut dire. Comme la génétique a tout de suite été récupérée à des fins politiques, les biologistes et les généticiens ont tendance à faire extrêmement gaffe lorsqu’ils parlent de ces sujets en public. Il est primordial pour ces chercheurs de gauche de ne pas se faire associer à ces dérives du passé et il y a donc une certaine tendance à l’autoflagellation. Il est difficile pour certains chercheurs de parler de ces sujets sans réciter au préalable trois mea culpa, et le meilleur moyen pour eux de clarifier leurs engagements politiques c’est d’être sévère avec les théories insistant sur le rôle du génétique et conciliants avec celles qui proposent des explications culturelles.

Image d’illustraction vidéo Homo Fabulus

Voilà quelques raisons qui expliquent pourquoi l’information à laquelle vous êtes exposés sur ces sujets n’est pas neutre mais en permanence filtrée. C’est d’aileurs un bon exemple de pénétration de la science par les valeurs, les chercheurs choisissent de quels résultats ils vont parler en fonction de considérations politiques, en fonction de s’ils pensent que ça va faire le jeu de tel ou untel, en fonction de s’ils pensent que ça va leur donner bonne ou mauvaise réputation. Et bien sûr, ce ne sont pas les journalistes eux-mêmes qui vont rééquilibrer les débats. D’abord parce que les journalistes sont très souvent passés par des formations en sciences humaines et sociales, et ont donc aussi été « brainwashés par l’environnementalisme » comme le disait Paul Meehl.

Ensuite parce que les journalistes ont toujours du mal à identifier les experts sur un sujet. Vous vous rappelez du livre de Gould, La malmesure de l’homme, qui avait été qualifié dans les revues scientifiques de « chef d’oeuvre de propagande […] au parfum familier de Radio Moscou »5757. Blinkhorn, Steve. What Skulduggery?. Nature (1982) ?. Hé bien il y a quelques temps encore un article du Monde qualifiait ce livre de « classique »103103. Foucart, Stéphane. En biologie, les « bons » et « mauvais » gènes font un inquiétant retour, alimentant les théories racialistes. Le Monde.fr (2023). À moins que le journaliste voulait dire un « classique de désinformation », ça montre bien que beaucoup de médias n’ont aucune idée des ouvrages faisant référence dans le milieu scientifique.

Et enfin, chez les journalistes de gauche en particulier existera la même tendance que chez les chercheurs à se montrer conciliant envers les hypothèses environnementales et à les diffuser plus largement. Par exemple, dans les médias ressort régulièrement l’hypothèse que les femmes seraient en moyenne plus petites que les hommes à cause du patriarcat, parce que les hommes se seraient réservés les meilleurs morceaux de viande au cours de l’évolution.

Pourtant, c’est une hypothèse qui n’a quasiment aucun soutien dans la communauté scientifique, pour la bonne raison qu’elle n’a jamais été testée et qu’elle a en face d’elle d’autres hypothèses éprouvées depuis des dizaines d’années. Un autre sujet très tendance dernièrement concerne la place des femmes dans les sociétés préhistoriques, et en particulier est-ce que les femmes chassaient ou pas.

À chaque fois qu’on trouve de potentiels indices que les femmes chassaient on nous présente ça comme si on venait de gagner une bataille féministe contre la science sexiste qui avait invisibilisé les femmes jusqu’ici. Mais d’une part ces débats n’ont absolument rien de nouveau, depuis les années 70 des féministes essaient de réhabiliter la place des femmes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs104104. Augereau, Anne. Femmes, préhistoire et politique : une histoire d’hier et d’aujourd’hui. (2023). Mais surtout, on n’a aucune garantie que mettre en avant les exemples de sociétés où les femmes chassaient soit réellement positif pour la cause des femmes. Ceux qui font ça espèrent que montrer que les femmes n’ont pas toujours été confinées au foyer permettra de rejeter l’idée que l’organisation sociale des sociétés humaines est gravée dans le marbre. Mais d’autres féministes sont en colère contre cette mise en avant de cas anecdotiques de chasse féminine, parce que pour elles, faire ça a surtout pour effet d’invisibiliser la domination masculine que la majorité des femmes devait déjà subir à l’époque. C’est toujours le même problème central dans mon livre3838. Debove, Stéphane. À qui profite (vraiment) la génétique ?. (2024) : il est très difficile d’évaluer les conséquences réelles de ces recherches.

Vous ne le regretterez pas !

Vous ne le regretterez pas !

Schéma d’illustration du texte précédant.

Ce que vous devez retenir, c’est qu’il faut se méfier des recherches qui semblent à première vue aller dans le « bon sens », dans le sens du progrès social. C’est un peu triste à dire, mais vous devez vous méfier de toutes les recherches qui vous mettent du baume au coeur. D’une part parce qu’il est très douteux que vous ayez réussi à calculer de façon lucide les réelles implications sociales de ces recherches. Mais aussi parce que dans le contexte politique actuel, il est très probable que vous entendiez parler d’elles non pas parce qu’elles sont solides scientifiquement, mais parce qu’elles sont plaisantes politiquement.

C’est un peu comme quand vous montez sur votre balance et que vous enlevez systématiquement 3 kilos au chiffre que vous voyez parce que vous savez que votre balance est mal réglée. Vous pouvez faire la même chose quand vous entendez parler de biologie du comportement. Vous pouvez d’emblée soustraire un peu d’explications culturelles et rajouter un peu d’explications génétiques à tout ce dont vous entendez parler dans les médias. Malheureusement, je suis incapable de vous dire plus précisément de combien la balance de la connaissance est déréglée.

Et quand je dis les médias, je parle aussi de Youtube ! Les vulgarisateurs que vous regardez sur Youtube ont en général le même profil socio-démographique que les chercheurs, ils sont allés à l’université pendant longtemps105105. Debove, Stéphane et al. French Science Communication on YouTube: A Survey of Individual and Institutional Communicators and Their Channel Characteristics. Frontiers in Communication (2021), ils sont majoritairement de gauche, etc. Tous les vulgarisateurs qui s’expriment sur le sujet des comportements humains ont donc la même tendance à se montrer plus méfiants envers les hypothèses génétiques, et trop conciliants avec les hypothèses environnementales. Par exemple, il y a quelques années, je faisais partie d’une association de vulgarisateurs scientifiques qui défendait la rigueur scientifique, avec des procédures de vérification des contenus qu’elle publiait. Hé bien le jour où j’ai alerté sur le fait qu’un certain contenu donnait une image fausse du consensus en biologie de l’évolution, le bureau de l’association a refusé d’appliquer ces procédures habituelles, sans jamais donner de bonnes explications. Et bien sûr, il s’agissait d’un contenu qui semblait aller dans le sens du féminisme, je dis bien « semblait », et en plus de ça d’un contenu produit par les sciences sociales, et vous comprenez, les sciences sociales c’est compliqué, ça a un statut particulier, etc.

Image d’illustration de : Conversation reconstituée.

Conversation reconstituée

Bref, tout ça pour dire que même si vous sélectionnez soigneusement les sources de connaissance auxquelles vous vous abreuvez, vous devez continuer à vous en méfier sur tous les sujets liés au comportement humain, parce que la trop grande indulgence à l’égard des théories culturelles et socio-constructivistes est omniprésente. Si je devais prendre la parole à chaque fois qu’un vidéaste ne vous présente qu’une partie des données, je me serais déjà mis à dos une bonne partie du Youtube game.

En résumé, le double standard permanent dans les médias et à l’université explique pourquoi vous grand public ête exposé à beaucoup de prises de position en faveur des hypothèses environnementales, et très peu en faveur des hypothèses génétiques et évolutionnaires. Et c’est pouquoi vous, grand public, vous devez prendre soin des chercheurs qui osent parler de ces hypothèses génétiques et évolutionnaires. Je sais que quand vous entendez un chercheur expliquer qu’une différence hommes / femmes est socialement construite, vous avez envie de le prendre dans vos bras, de lui faire des bisous, de lui dire à quel point ses résultats vous remplissent d’espoir pour la cause des femmes, et à quel point il est un héro d’oser s’élever contre la science machiste et patriarcale. Mais c’est tout le contraire que vous devriez faire. Ce chercheur ou cette chercheuse qui défend des positions environnementales n’est pas du tout un héro, il est déjà accueilli à bras ouvert dans la plupart des médias et représente l’idéologie dominante dans les universités. Il ne prend donc aucun risque à défendre ces idées publiquement. Les chercheurs que vous devez chérir et protéger, ce sont au contraire ceux qui étudient des hypothèses non politiquement plaisantes pour la gauche, les hypothèses qui ne relèguent pas la génétique au placard. Ce sont ces chercheurs qui prennent des risques, et dont vous devez prendre soin.

4. Conclusion : faites mieux que vos aînés !

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Nous arrivons au terme de cette vidéo. Je vais donc vous la résumer et essayer de terminer sur une note un peu plus positive.

4.1. Résumé

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Le point de départ de cette vidéo, c’était de se demander ce que valent les critiques de la psycho évo. Je me mets à votre place, et je me dis que ça ne doit pas être facile de se faire un avis, puisque vous voyez que la psycho évo est encensée par les uns, qualifiée de pseudoscience par les autres, et que certains chercheurs au CV bien fourni se trouvent dans ce dernier camp. Si vous ne connaissez pas d’autres défenseurs du champ que moi, vous pourriez même être tenté de vous dire que mon avis ne pèse pas lourd face à celui de tous les philosophes des sciences et biologistes ayant émis de gros doutes sur ce programme de recherche.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Néanmoins, pour pouvoir réellement vous faire un avis, vous ne pouvez pas faire l’économie d’une analyse de fond des arguments. L’article de l’encyclopédie de philosophie de Stanford sur la psychologie évolutionnaire me paraissait tout indiqué pour ça.

Nous l’avons donc lu, et ce que j’ai essayé de vous montrer, c’est que l’affirmation extrêmement forte faite dès le premier paragraphe, que la psycho évo est « profondément défectueuse », n’est justifiée à aucun moment. L’article présente en réalité trois types de critiques : celles qui montrent une méconnaissance de ce qu’est la psycho évo, celles qui ne sont possibles que parce qu’elles reposent sur du flou sémantique, et celles réellement pertinentes mais qui ne constituent pas des critiques fatales. Cet article fait aussi complètement l’impasse sur les découvertes empiriques du champ, préférant se perdre dans des débats théoriques sans fin.

George Berkeley, un philosophe du XVIIIe siècle pas très connu, a dit un jour quelque chose que j’aime bien, en parlant de son travail et de celui de ses collègues philosophes :

Image d’illustration de la citation : « Nous avons d’abord créé un nuage de poussière pour ensuite nous plaindre de ne plus arriver à voir. ». Citation de 106. Berkeley, George. Principles of Human Knowledge and Three Dialogues Between Hylas and Philonous.  (1710).

« Nous avons d’abord créé un nuage de poussière pour ensuite nous plaindre de ne plus arriver à voir106106. Berkeley, George. Principles of Human Knowledge and Three Dialogues Between Hylas and Philonous. (1710). »

Je trouve que cet aphorisme s’applique très bien à notre cas. Les philosophes des sciences se plaignent de ne pas voir l’intérêt de la psychologie évolutionnaire mais sont eux-mêmes responsables de cette cécité, n’ayant jamais su décrire le champ de façon juste sans sombrer dans la caricature. Pourtant, le principe de base du champ est on ne peut plus simple : postuler des fonctions permet de découvrir du design. C’est une heuristique dont l’utilité n’est plus à prouver, étant donné son succès en biologie. Quand vous avez compris que l’essence du champ était simplement ça, d’utiliser cette heuristique pour faire des découvertes, les débats sur la modularité, l’adaptationnisme et les machines à remonter le temps disparaissent d’eux-mêmes. Quand vous avez compris que l’essence du champ était simplement ça, la discipline devient extrêmement triviale.

L’injustice des critiques de la psycho évo est dénoncée depuis longtemps sans que la situation n’ait vraiment changé. Pourquoi ? La raison principale est la politique. Nombre de détracteurs ne se sont jamais cachés de s’en prendre à ce champ avant tout pour ses supposées implications sociales, dans un contexte d’après seconde guerre mondiale, de développement des mouvements pour la justice sociale, et d’idéologies répandues dans les milieux intellectuels, voyant dans la science le bras armé de la bourgeoisie dominante.

Steven Jay Gould et Richard Lewontin, les détracteurs les plus célèbres de ces approches, sont bien représentatifs de ces critiques. Scientifiquement, ils n’ont jamais arrêté de défendre des visions marginales de la biologie de l’évolution et de caricaturer à outrance les idées de leurs opposants. Politiquement, ils n’ont jamais caché, surtout Richard Lewontin, de vouloir laisser l’idéologie guider leurs recherches et de représenter les intérêts du peuple. Un grand nombre de leur travaux, et notamment leur célèbre papier de 1979, n’ont servi qu’à diminuer l’importance de la sélection naturelle et donc l’idée que le monde est bien fait, une idée dangereuse politiquement selon eux.

J’ai également discuté rapidement de l’idée selon laquelle, face à une certaine recherche, il faudrait toujours se poser la question d’ « à qui ça profite ? ». Si ça peut sembler quelque chose de positif en premier abord, ça peut vite aussi tourner à la paranoïa, vu la difficulté de calculer des conséquences sociales sur des sujets aussi compliqués. Les estimations sont toujours faites par l’institut du doigt mouillé en collaboration avec le laboratoire du pifomètre, et donc très sensibles aux idéologies. Même si vous êtes persuadé que la science est pétrie de valeurs et qu’elle ne pourra jamais devenir vraiment objective, ça n’aide en rien pour déterminer de quelles valeurs elle est effectivement pétrie. Pour moi, l’idéal serait de discuter de ces questions de façon collective et démocratique, sur la base d’un débat informé, le plus important étant qu’une poignée d’intellectuels cesse de décider ce qui est bon ou pas pour nos sociétés tout en répandant de la mésinformation au passage.

Image d’illustration de : Le doigt mouillé, principal contributeur de ces débats.

Le doigt mouillé, principal contributeur de ces débats

Enfin, dans une dernière partie, je vous ai présenté les raisons autres que politiques qui expliquent pourquoi la psycho évo rencontre des difficultés à convaincre. D’abord, la biologie de l’évolution et les sciences cognitives sont très mal comprises, à la fois dans le grand public et chez les universitaires. Cette méconnaissance conduit souvent à qualifier d’absurdes et de naïves des propositions pourtant parfaitement triviales. La psycho évo est aussi souvent confondue avec son ancêtre la sociobiologie qui pouvait réellement être naïve sur certains points. Elle souffre aussi d’une mauvaise réputation chez ceux qui pensent que la falsifiabilité est l’alpha et l’oméga de la science, et que les sciences sont censées produire des certitudes.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Elle pâtit d’une pénurie importante d’avocats de la défense, parce que ses pratiquants n’aiment pas les conflits, qu’ils ont mieux à faire que de corriger les erreurs des autres en permanence, et qu’ils n’ont aucune envie de subir le harcèlement moral qu’ont subi leurs aînés. La facilité avec laquelle les accusations de racisme et de sexisme fusent et la peur de passer pour un ennemi du progressisme explique aussi pourquoi, dans le monde universitaire et les médias en général, on a tendance à se montrer trop conciliant avec les explications environnementales et trop sévère avec les génétiques. Enfin, se moquer de la psycho évo est devenu dans certains milieux un marqueur d’identité et un moyen facile de se faire des amis et récolter des points de vertu.

Au final, la grande leçon que je voudrais que vous reteniez au sortir de cette vidéo-marathon, c’est que pour vous faire un avis sur ces sujets, vous ne pouvez faire confiance à personne. Et je m’inclus bien sûr là-dedans. J’ai pris soin, aujourd’hui encore plus que d’habitude, de référencer mes propos et m’appuyer sur des citations pour vous montrer que je suis loin d’être le seul à analyser la situation de cette façon, mais je vous invite à continuer à tout vérifier et ne pas prendre mon avis pour argent comptant. Parce que l’ombre de la politique plane sur tous ces sujets, ni les diplômes des uns, ni les publications des autres, ni le consensus existant dans certaines disciplines ne doivent vous faire accepter aucun argument sans broncher. Vous ne pouvez faire confiance qu’à vous-même et aller lire la littérature primaire sur ces sujets. Et j’insiste : la littérature primaire. Vous ne pouvez pas vous renseigner sur la psychologie évolutionnaire en lisant ce qu’un tiers en a dit, même si ce tiers est philosophe des sciences à Harvard avec un CV long comme le bras.

Je tiens d’ailleurs à rappeler que mon but avec cette série de vidéos n’est pas du tout de vous convertir à la psycho évo. Je l’ai déjà dit, je le répète, vous vous mettez ce que vous voulez dans le crâne, et vous avez parfaitement le droit de penser que cette discipline est défectueuse ou ne produit que des niveaux de preuves très faibles. Si vous voulez penser que les niveaux de preuves en sciences sociales sont bien meilleurs que ceux en psycho évo, allez-y. Si vous voulez penser que nos comportements sont entièrement des produits culturels et que la biologie de l’évolution est inutile pour comprendre le comportement humain, allez-y. La seule chose qui m’importe personnellement, c’est que vous ayez pris toutes ces décisions sur la base d’une vision juste de ce qu’est la psycho évo. Et ce n’est certainement pas en lisant ses critiques que vous y parviendrez. Mon seul but à moi c’est ça. Que la psycho évo soit évaluée de façon juste. Après, le résultat de cette évaluation m’importe peu.

Et en parlant d’évaluation, je tiens à préciser qu’après vous être tapé toute ma série sur la psycho évo vous êtes maintenant capables d’évaluer par vous-mêmes les critiques, y compris celles émanant des plus grands pontes en philosophie des sciences ou en biologie de l’évolution. En réalité, comme on l’a vu aujourd’hui encore, il suffit de comprendre que la psycho évo c’est postuler des fonctions pour découvrir du design pour disqualifier 90% des critiques. Et il me paraît donc important que vous remettiez vous-même un peu à leur place tous les chercheurs qui s’expriment sur ces sujets sans les maîtriser, parce que c’est aussi comme ça que l’on progressera. Actuellement, beaucoup de chercheurs et d’intellectuels se permettent de raconter n’importe quoi parce qu’ils savent très bien qu’ils ne seront pas repris. Les risques de se faire prendre la main dans le sac à raconter n’importe quoi sont minimes par rapport aux bénéfices de passer pour un chevalier blanc du progressisme, mais vous, vous avez le pouvoir de faire en sorte que les risques réputationnels de raconter n’importe quoi deviennent un peu plus importants.

4.2. Aux scientifiques de demain

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La situation s’améliore-t-elle ? A-t-on progressé depuis la sociobiologie des années 70 vers une meilleure acceptation des sciences évolutionnaires du comportement ? J’aimerais pouvoir répondre que oui, mais pour être tout à fait franc je n’en suis pas certain. Certains signes donnent de l’espoir, et d’autres non.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Commençons par les mauvais signes. Vous vous rappelez qu’Edward Wilson, le fondateur de la sociobiologie, a dit qu’il n’y avait pas de pire moment que les années 70 pour l’avènement de cette discipline. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec lui. S’il est certain qu’aujourd’hui le souvenir de la seconde guerre mondiale s’est estompé, les années 70 ne connaissaient pas le foisonnement de ce qu’on appelle aujourd’hui les théories critiques, ni le grand étalage de vertu numérique des réseaux sociaux. Ou plutôt, disons que c’était les débuts à cette époque, comme je vous le disais tout à l’heure, les débats sur la sociobiologie sont considérés comme les précurseurs des science wars. Toutes ces spéficités intellectuelles, culturelles et militantes que nous vivons actuellement, j’aurais du mal à vous dire si elles vont commencer à s’essoufler ou continuer à prospérer. Ce qui est certain c’est qu’elles ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Gould et Lewontin ont fait des émules et laissent derrière eux une descendance intellectuelle et militante que vous n’aurez pas de mal à reconnaître si vous vous promenez sur Twitter.

En plus, pour certains militants, la seule chose qui importe est de combattre tout ce qui peut être récupéré par la droite ou l’extrême-droite. Il existe une certaine frange militante qui ne vit que par les comportements du camp d’en face. Or la biologie du comportement a toujours été et sera toujours récupérée. L’extrême-droite en particulier a récupéré ces recherches depuis les années 70, elle le fait encore aujourd’hui et elle le fera encore dans cinquante ans. Donc la biologie du comportement ne cessera jamais d’être combattue par les militants qui condamnent sur le fond tout ce qui est récupéré par leurs ennemis politiques.

Enfin, le rejet de la psycho évo continuera parce que l’environnementalisme sera toujours une idée plus plaisante psychologiquement pour les progressistes que pour les conservateurs, et que les effets de groupe, l’affichage ostentatoire de vertu, les chercheurs qui ne savent pas séparer leur travail scientifique de leurs idéologies ne disparaîtront pas non plus du jour au lendemain. Il est important de ne pas être naïfs sur ces sujets : si comme le prétend la psychologie évolutionnaire, ces comportements de rejet sont en partie dûs à des biais cognitifs profondément ancrés en nous, il faut considérer qu’ils font partie du paysage et qu’on en aura jamais vraiment terminé avec eux. Lutter contre, aller contre, c’est certainement possible, mais s’en débarrasser complètement semble illusoire. Et il faut l’accepter. Si vous aimez la psychologie évolutionnaire, vous devez aimer l’humain, avec ses qualités et ses défauts. En tout cas c’est comme ça que je l’envisage. Je rappelle que le « Fabulus » dans Homo Fabulus vient précisément de l’admiration pour l’extraordinaire complexité comportementale de l’espèce humaine, avec ses qualités et ses défauts. L’humain est un paquet de Dragibus dans lequel se cachera toujours un bonbon à la réglisse.

Pour toutes ces raisons, je pense que la psychologie évolutionnaire ne deviendra jamais pleinement acceptée. Au contraire, il faut s’attendre à ce qu’elle continue à rencontrer de nombreuses résistances, et que toutes les incompréhensions, les caricatures et les injustices qu’elle subit continuent.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Néanmoins, il existe aussi des raisons de se réjouir. Tout d’abord, n’oublions pas que les idéologies finissent généralement par passer. Il faut parfois 20, 30, 50 ou 100 ans pour que ça se produise, mais il arrive généralement un moment où une idéologie passe de mode, et ce qui reste alors, c’est le travail scientifique. Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui certaines idéologies semblent hégémoniques que ce sera toujours le cas. Je vous encourage donc, les jours où vous n’avez pas le moral, à prendre du recul. Tout comme Robert Sapolski se rappelle de sa jeunesse comme de « l’époque glaciaire du les-gènes-n-ont-rien-à-voir-avec-le-comportement », peut-être que dans 50 ans on se rappellera d’aujourd’hui comme de l’époque du… « les-gènes-n-ont-toujours-rien-à-voir-avec-le-comportement-mais-un-petit-peu-plus-quand-meme ».

Schéma d’illustration du texte précédant.

Et en fait, quand on prend du recul, on se rend bien compte que la science continue de travailler sans être trop affectée par ces débats politiques de surface. Je vous l’ai dit, la plupart des chercheurs préfèrent travailler dans l’ombre sans s’exprimer publiquement, parce qu’ils n’ont ni le temps ni l’envie d’entrer dans des débats avec des personnes plus préoccupées par la politique que la science. Et si ma vidéo d’aujourd’hui a pu parfois peindre un tableau pas très reluisant du monde universitaire, je tiens à préciser que la majorité des chercheurs continue de faire un travail remarquable et sait tenir la politique à l’écart de la science – en tout cas, dans les milieux scientifiques que j’ai fréquentés, c’est le cas.

Et ce n’est pas parce qu’une certaine hypothèse a la faveur des médias pour son côté politiquement plaisant qu’elle a la même importance dans les journaux scientifiques. L’hypothèse que les femmes seraient plus petites que les hommes à cause du patriarcat par exemple, très relayée par les médias, n’a quasiment aucun soutien dans le monde universitaire. Donc même s’il faut toujours garder un oeil sur les attaques politiques sur la science, mon sentiment personnel c’est que pour l’instant celle-ci y résiste plutôt bien.

Comme l’ont proposé certains philosophes, le succès de la science tient peut-être à son caractère social, et cette leçon vaut peut-être encore plus pour la biologie du comportement.

Je sais que ça peut être très démoralisant de voir que des théories bien étayées en biologie puissent être remises en question du jour au lendemain simplement parce que quelqu’un a créé une hypothèse plus plaisante pour l’idéologie du moment. C’est démoralisant, injuste, et très énervant. Mais gardez votre calme. Il faut faire confiance à la science pour triompher sur le long terme. Il faut voir plus loin que la dernière polémique de machin et la dernière hypothèse politiquement plaisante de bidule.

Une autre raison de se réjouir, c’est que la psychologie évolutionnaire est bien mieux acceptée et intégrée aux sciences cognitives qu’elle ne l’était dans les années 90. Rappelez-vous de la citation de Daniel Dennett qui déplorait en 1995 le

Image d’illustration de la citation : « niveau d’hostilité et d’ignorance sur l’évolution qui était exprimé sans la moindre hésitation par d’éminents chercheurs en sciences cognitives. ». Citation de 54. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea - Evolution and the Meanings of Life.  (1995).

« niveau d’hostilité et d’ignorance sur l’évolution qui était exprimé sans la moindre hésitation par d’éminents chercheurs en sciences cognitives5454. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea – Evolution and the Meanings of Life. (1995). »

Aujourd’hui on n’en est plus là. Tous les chercheurs en sciences cognitives ne se sont pas convertis à la psycho évo, loin de là, et il n’y a d’ailleurs pas de raison de le faire, mais celui qui serait le plus mal vu dans les labos aujourd’hui, ce serait plutôt celui qui affirmerait que l’évolution n’a pas son mot à dire pour expliquer les comportements, plutôt que celui qui se revendiquerait psychologue évolutionnaire.

Et du côté des philosophes des sciences, que j’ai un peu malmenés aujourd’hui, la situation n’est pas non plus complètement désespérée. L’article de l’encyclopédie de Stanford mentionnait que malgré le consensus contre la psycho évo, certains philosophes des sciences défendent le champ. Je peux vous citer par exemple Edouard Machery :

Image d’illustration de la citation : « La psychologie évolutionnaire reste une approche très controversée en psychologie, peut-être parce que les sceptiques ont parfois peu de connaissances de première main du champ, peut-être parce que la recherche qui y est faite est de qualité inégale. Cependant, il n’y a aucune raison d’adopter un scepticisme de principe : bien que clairement fallibles, les heuristiques de découverte et les stratégies de confirmation utilisées par les psychologues évolutionnaires sont construites sur des bases solides. ». Citation de 107. Machery, Edouard. Discovery and Confirmation in Evolutionary Psychology..  (2011).

« La psychologie évolutionnaire reste une approche très controversée en psychologie, peut-être parce que les sceptiques ont parfois peu de connaissances de première main du champ, peut-être parce que la recherche qui y est faite est de qualité inégale. Cependant, il n’y a aucune raison d’adopter un scepticisme de principe : bien que clairement fallibles, les heuristiques de découverte et les stratégies de confirmation utilisées par les psychologues évolutionnaires sont construites sur des bases solides107107. Machery, Edouard. Discovery and Confirmation in Evolutionary Psychology.. (2011). »

Et je peux citer d’autres noms. Maarten Boudry est un autre philosophe que vous pouvez lire et qui écrit des choses très pertinentes sur la psycho évo. Le célèbre philosophe de la biologie Ernst Mayr a aussi défendu le programme de recherche adaptationniste face aux attaques de Gould et Lewontin108108. Mayr, Ernst. How to Carry Out the Adaptationist Program?. The American Naturalist (1983). Le philosophe des sciences Robert Arp a lui-même pratiqué la psychologie évolutionnaire109109. Arp, R.. The Environments of Our Hominin Ancestors, Tool-usage, and Scenario Visualization. Biology and Philosophy (2006). Daniel Dennett utilise aussi très souvent la pensée évolutionnaire dans ses travaux, vous pouvez par exemple lire ce livre, L’idée dangereuse de Darwin5454. Dennett, Daniel C.. Darwin’s Dangerous Idea – Evolution and the Meanings of Life. (1995), pour voir ce que ça donne un philosophe des sciences qui prend la théorie de l’évolution au sérieux. Donc vous voyez, des philosophes des sciences non hostiles à ces approches, on en trouve.

Et si on ne se limite plus aux philosophes des sciences mais qu’on va chercher du côté des philosophes de l’esprit ou de la morale, là la situation s’améliore drastiquement. Certains de ces philosophes ont écrit des bouquins en trois volumes sur le cerveau inné110110. Carruthers, Peter et al. The Innate Mind: Structure and Contents. (2007), 111111. Carruthers, Peter. The Innate Mind Volume 2: Culture and Cognition. (2007), 112112. Carruthers, Peter. The Innate Mind: Volume 3: Foundations and the Future. (2007), et les philosophes de l’esprit se mettent même à décerner des prix aux psychologues évolutionnaires113113. Institut Jean Nicod. Actualités: Leda Cosmides et John Tooby lauréats du Prix Jean Nicod 2020. (2020).

Autre point important pour comprendre l’hostilité des philosophes à la psycho évo : n’oublions qu’il existe un biais d’échantillonnage puisque les philosophes qui n’ont rien à reprocher de particulier au champ ne vont généralement pas en parler publiquement. En fait, si les analyses des philosophes des sciences ont été jusqu’ici si mauvaises, c’est je pense en grande partie à cause de ce biais d’échantillonage. Parce qu’il ne faut pas s’imaginer que les philosophes des sciences choisissent leurs sujets d’étude au hasard. Ce qui s’est probablement passé, c’est que ceux qui étaient déjà intéressés par la politique à la base ont choisi de se spécialiser en philosophie de la biologie précisément à cause de ses connexions avec la politique.

Imaginez être un étudiant en Master 1 ou 2 de philosophie dans les années 70. Vous êtes engagé politiquement, et vous avez envie de vous rendre un peu utile, que vos travaux et vos outils philosophiques d’analyse conceptuelle servent un peu à quelque chose. Et là, paf, vous apprenez qu’il existe une discipline qui vient de naître, qu’on appelle la sociobiologie, qui est récupérée par l’extrême-droite. Ni une ni deux, vous allez décider de vous spécialiser en philosophie de la biologie et commencer à dézinguer systématiquement cette discipline identifiée comme dangereuse. Voilà probablement ce qui s’est passé et ce qui explique les millefeuilles argumentatifs pas très informés comme celui de l’encyclopédie de Stanford. La sociobiologie et la psycho évo se sont récoltées les philosophes des sciences les plus engagés politiquement. Et dans le même temps, les philosophes moins hostiles n’ont jamais ressenti le besoin de déclarer publiquement leur amour pour ces approches. Voilà ce que j’appelle biais d’échantillonnage.

La conclusion de tout ça, c’est que si vous êtes étudiant ou étudiante en philo, et que vous kiffez la biologie du comportement, surtout ne vous arrêtez pas à l’hostilité de vos aînés. La seule chose qu’ont su faire les philosophes jusqu’ici, c’est critiquer. Si demain vous utilisez les outils de la philosophie de manière constructive, je n’ai aucun doute que vous arriverez à faire des contributions sérieuses à la biologie du comportement. Car comme l’avait écrit avec malice un certain Charles Darwin en 1838 :

Image d’illustration de la citation : « Celui qui comprendra les babouins fera plus pour la métaphysique que ne l’a fait Locke. ». Citation de 114. Darwin, Charles. Darwin, C. R. Notebook M : [Metaphysics on Morals and Speculations on Expression (1838)]. CUL-DAR125.-.  (1838).

« Celui qui comprendra les babouins fera plus pour la métaphysique que ne l’a fait Locke114114. Darwin, Charles. Darwin, C. R. Notebook M : [Metaphysics on Morals and Speculations on Expression (1838)]. CUL-DAR125.-. (1838). »

J’insiste, on a besoin de philosophes non hostiles à ces recherches, alors n’hésitez pas à approfondir ces sujets.

Un truc que je voulais mentionner aussi, c’est que les critiques sont principalement issues du monde universitaire, ou plus largement, du monde intellectuel. Or, de mon expérience personnelle, le grand public est souvent beaucoup moins hostile à la psycho évo que le monde intellectuel. Moi à chaque fois que je parle de psycho évo autour de moi, à ma famille, à mes amis, ou à des proches qui ne sont pas allés à la fac, je me rends compte que ces idées sont en fait assez bien acceptées et que très peu de gens sont dérangés par l’idée que des différences de comportement soient en partie causées par des gènes. En fait, beaucoup de gens considèrent même l’idée terriblement banale. Et c’est dans un sens tout à fait compréhensible que la psycho évo soit plus rejetée chez les intellectuels, puisqu’on a vu que les critiques prospèrent sur le terreau d’idéologies ou de corpus scientifiques très présents à la fac mais beaucoup moins dans le grand public. Donc surtout ne pensez pas que l’hostilité à la psycho évo rencontrée dans les milieux universitaires soit représentative de celle de la population entière.

C’est aussi pour ça que je suis très content de pouvoir vous parler ici sur Youtube en direct, que ces débats sortent un peu du monde universitaire. Parce que personnellement j’en ai ma claque de devoir attendre que des intellectuels arrivent à mettre de côté leurs idéologies pour que ces sciences commencent à diffuser dans le grand public. J’en ai marre de ces débats qui tournent en rond et de devoir attendre que ces recherches aient obtenu l’aval de Gould et Lewontin pour qu’on commence à leur donner du crédit. Vous grand public devez vous emparer de ces sujets, et je vous l’ai dit, ne pas hésiter à remettre à leur place ces intellectuels quand ils font des critiques de toute évidence mal informées, et encore plus quand ils se mettent à décider pour les autres ce qui est dangereux socialement ou pas. Même vous, mes abonnés, avec vos capacités cognitives limitées, vous êtes parfaitement capables de vous mesurer à eux.

Une autre raison de se réjouir, c’est qu’on est à un carrefour de générations. Pendant un moment, j’ai pensé appeler cette vidéo « La science progresse un enterrement à la fois ». Je ne sais pas si vous avez déjà entendu cette expression, elle traduit le fait que la science, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’avance pas lorsque des chercheurs s’assoient tous autour d’une table pour se mettre d’accord après une analyse rationelle de tous les arguments. Non. La science avance lorsque ses représentants meurent, emportant avec eux leurs mauvaises idées dans leur tombe.

La science se fait un enterrement à la fois

La science se fait un enterrement à la fois

C’est ce qu’on appelle le principe de Planck, du nom de Max Planck qui écrivait en 1950 que :

Image d’illustration de la citation : Une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convainquant ses opposants et en leur faisant voir la lumière, mais parce que ses opposants finissent par mourir et qu’une nouvelle génération grandit avec.. Citation de 115. Planck, Max. Scientific Autobiography and Other Papers.  (1950).

Une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convainquant ses opposants et en leur faisant voir la lumière, mais parce que ses opposants finissent par mourir et qu’une nouvelle génération grandit avec115115. Planck, Max. Scientific Autobiography and Other Papers. (1950).

Or, dans le cas des sciences évolutionnaires du comportement, nous sommes précisément à un carrefour de générations. Les scientifiques qui ont fait les débats sur la sociobiologie dans les années 70 sont en train de disparaître les uns après les autres. Steven Jay Gould lui est mort il y a vingt ans déjà, mais Edward O Wilson et Richard Lewontin, les ennemis de toujours, viennent tous les deux de mourir, à six mois d’intervalle d’ailleurs, si ce n’est pas un peu cocasse. Marshall Sahlins, anthropologue grand critique de la sociobiologie, est aussi mort il y a trois ans. John Tooby, co-fondateur de la psycho évo, est mort l’année dernière. Daniel Dennett, un des rares philosophes à avoir pris la défense de la psycho évo, est mort le mois dernier. Et tous les autres scientifiques qui ont fait ces débats vont bientôt eux aussi rendre leurs atomes à l’univers.

Image d’illustration de : Quelques-uns des récents disparus (+Gould, Dennett, de Waal, etc).

Quelques-uns des récents disparus (+Gould, Dennett, de Waal, etc)

Ces disparitions sont une opportunité d’essayer de faire avancer un peu ces débats. La place que ces chercheurs laissent vacante va être comblée par vous, les générations futures, qui je l’espère arriverez à faire du meilleur boulot qu’eux. J’espère que vous arriverez à mieux vous entendre, à moins vous caricaturer, à ne pas retomber dans des débats stériles sur l’inné et l’acquis et à moins laisser l’idéologie contaminer votre travail scientifique. N’en voulez pas trop non plus à vos aînés, car ce n’est jamais facile de passer en premier. Quand on débroussaille un terrain en friche, il est normal d’en ressortir avec des égratignures.

Moi au sortir de la thèse

Moi au sortir de la thèse

Et sachez que pour vous non plus, ça ne sera pas si facile. Si vous décidez de faire de la recherche dans ces domaines, vous serez parfois confrontés à cette tension entre vouloir comprendre le monde tel qu’il est et vouloir comprendre le monde sans que ça ne permette à certaines idéologies mortifères de prospérer. Le biologiste de l’évolution John Maynard-Smith a décrit ce tiraillement interne de façon touchante. Pour rappel, John Maynard-Smith est considéré comme un des plus grands biologistes de l’évolution du XXe siècle, et, précisons le, il était communiste et marxiste dans sa jeunesse. Autrement dit, il était pas mal en terme de cul entre deux chaises. Et voilà ce qu’il raconte sur les conflits internes qui le travaillaient :

Image d’illustration de la citation : J’ai beaucoup des réactions instinctives d’horreur des gens de mon âge face aux applications de la biologie aux sciences sociales. Je vois... les théories de la race, le nazisme, l’antisémitisme, tout ça. Donc ma réaction initiale à la sociobiologie de Wilson était une réaction profonde de détresse et de contrariété. [...]. Citation de 33. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate.  (2000).

J’ai beaucoup des réactions instinctives d’horreur des gens de mon âge face aux applications de la biologie aux sciences sociales. Je vois… les théories de la race, le nazisme, l’antisémitisme, tout ça. Donc ma réaction initiale à la sociobiologie de Wilson était une réaction profonde de détresse et de contrariété3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000). […]

Image d’illustration de la citation : Ma réaction première était une réaction de grande hostilité - au livre dans son ensemble. J’ai écrit une revue assez polie, je pensais que le livre avait des grands mérites, mais j’étais horrifié - peut-être trop horrifié, mes réactions instinctives étaient peut-être trop fortes. D’un autre côté, je suis tout aussi perturbé et en colère contre le caractère irraisonnable de la plupart des critiques ayant été faites à Wilson.. Citation de 33. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate.  (2000).

Ma réaction première était une réaction de grande hostilité – au livre dans son ensemble. J’ai écrit une revue assez polie, je pensais que le livre avait des grands mérites, mais j’étais horrifié – peut-être trop horrifié, mes réactions instinctives étaient peut-être trop fortes. D’un autre côté, je suis tout aussi perturbé et en colère contre le caractère irraisonnable de la plupart des critiques ayant été faites à Wilson3333. Segerstrale, Ullica. Defenders of the Truth: The Sociobiology Debate. (2000).

Si vous voulez faire mieux que vos aînés, c’est là-dessus qu’il va vous falloir travailler : ne rien céder à l’extrême-droite qui va en permanence chercher à récupérer vos recherches pour leur faire dire des choses qu’elles ne disent pas, mais ne rien céder non plus à la gauche qui va sans cesse décrédibiliser vos travaux, les caricaturer et les accabler d’une charge anormale de scepticisme. Ne faites de concessions à personne, il n’y a que comme ça que vous arriverez à faire du meilleur travail que vos aînés.

J’insiste : si la psychologie évolutionnaire vous passionne, si vous voulez comprendre l’humain sans pour autant négliger la théorie de l’évolution, et si vous envisagez des études là-dedans, ne vous laissez pas refroidir par la vidéo d’aujourd’hui. Cette vidéo doit au contraire vous donner envie de faire mieux. La psychologie évolutionnaire reste ce champ passionnant que je vous ai décrit tout au long de cette série, étudiant certains des sujets les plus importants qui soit, à l’interface de tant de disciplines passionnantes.

Et dans un sens, le fait qu’elle ait été si critiquée jusqu’ici est plutôt une bonne nouvelle pour vous, parce que ça veut dire qu’il reste probablement de nombreuses découvertes à faire. C’était déjà le cas à l’époque de Darwin. Lorsque les contemporains de Darwin ont pris connaissance de la théorie de l’évolution, il y a eu grosso modo trois types de réactions. D’abord, il y a eu ceux qui ont paniqué, qui ont vu dans cette théorie la fin de la société telle qu’on la connaissait jusque-là. On a même qualifié cette théorie de « doctrine la plus dangereuse depuis Mandeville »116116. Cobbe, Frances Power. Darwinism in Morals, and Other Essays (Cited in Joyce, 2007). (1872) – Mandeville c’est un philosophe du XVIIIe siècle qui pensait que le vice est plus utile à la société que la vertu.

Schéma d’illustration du texte précédant.

Ensuite, il y a eu les sceptiques, ceux qui ont dit, « on est pas catastrophés, et la théorie de l’évolution est intéressante, mais il y a encore trop de zones d’ombres pour que l’on soit réellement convaincus ». Et c’est tout à fait vrai qu’à l’époque de Darwin il y avait encore plein de choses qu’on ignorait sur les mécanismes de la sélection naturelle.

Mais ça n’a pas empêché une troisième catégorie de personnes de s’emparer de cette théorie, aussi imparfaite soit elle, et d’aller voir tout ce qu’on pouvait expliquer avec, avec le succès que l’on connaît aujourd’hui.

Comment ne pas penser que l’histoire est en train de se répéter ? La psychologie évolutionnaire est un paradigme récent qui fait face aux mêmes catastrophistes et aux mêmes sceptiques que la théorie de l’évolution en son temps. On manque évidemment de recul pour savoir si elle connaîtra un succès semblable, mais pour ceux qui ne veulent sombrer ni dans le catastrophisme politique ni dans l’inaction sceptique, les opportunités sont nombreuses. Parce que ce champ a été si malmené jusqu’ici, ses plus belles découvertes sont encore probablement à faire. Si ça fait plus d’un siècle qu’on utilise la théorie de l’évolution pour étudier le monde vivant, ça ne fait qu’une poignée d’années qu’on l’utilise pour comprendre ce morceau de vivant qu’on appelle l’humain. Je terminerai donc avec cette citation de Robert Wright qui me semble bien résumer la situation :

Image d’illustration de la citation : « À l’heure actuelle, voilà l’état de la psychologie évolutionnaire : un terrain si fertile, mais avec si peu de cultivateurs. ». Citation de 117. Wright, Robert. The Moral Animal: Why We Are the Way We Are. Abacus, London (1994).

« À l’heure actuelle, voilà l’état de la psychologie évolutionnaire : un terrain si fertile, mais avec si peu de cultivateurs117117. Wright, Robert. The Moral Animal: Why We Are the Way We Are. Abacus, London (1994). »

J’espère que cette vidéo vous a plu, et félicitations si vous êtes arrivés jusqu’au bout. Ma série sur la psycho évo est bientôt terminée, mais il me reste encore un dernier gros morceau à abattre avant de retourner à une activité normale. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais malgré la longueur de la vidéo d’aujourd’hui il existe encore une grande explication à l’hostilité à la psycho évo que je n’ai pas abordée. Une explication tellement importante en fait que j’ai décidé de lui consacrer une vidéo entière.

Vous voyez de quoi je veux parler ?

Schéma d’illustration du texte précédant.

Il s’agit du fait que la psychologie évolutionnaire a des résultats et paradigmes qui dérangent la discipline qui avait jusque-là le monopole des explications du comportement humain, je veux bien sûr parler des sciences sociales. Dans la prochaine vidéo, je vous parlerai donc des relations entre ces deux blocs, sciences sociales et psychologie évolutionnaire, de leurs visions du monde, de leur désaccords, mais aussi de leurs point communs et de savoir si une réconciliation est possible, et s’il est possible de finir par s’aimer les uns les autres bordel de merde.

Schéma d’illustration du texte précédant.

À cette occasion, je cherche d’ailleurs des témoignages sur la façon dont la biologie du comportement est présentée dans les facs de sciences humaines et sociales. Si vous avez fait des études de sociologie, d’anthropologie, de psychologie, de philosophie, d’économie, bref de sciences sociales au sens large, et que certains profs vous ont parlé de biologie du comportement, je suis curieux de savoir de quelle façon. Vous trouverez un lien dans la description pour me raconter vos expériences. Merci d’avance !

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