J’étais tranquillement en train d’offrir à mes oreilles un délice sensoriel en leur faisant écouter le dernier épisode de podcast science, quand j’entendis une de ces phrases qui ont le pouvoir de me faire sortir de ma torpeur auditive.
Ce billet a reçu le privilège d’être sélectionné pour paraître dans l’anthologie des blogs de science francophones 2014.
David je crois commence les hostilités :
« Mais sinon le problème [du peu de] femmes dans la vulgarisation scientifique, […] j’ai peur que ce soit une construction malheureuse […] qu’on est en train de changer c’est le fameux coup du garçon à qui on donne des legos et de la fille à qui on donne des barbies et on voit que toutes les filles à qui on donne des legos kiffent [ah mais quel langage décidément rien ne vaut la vulgarisation écrite] autant les legos qu’un mec. »
Un peu plus loin Florence renchérit qu’
« il n’y a aucune raison qu’il y ait cette différence de ratio hommes/femmes »
avant qu’Alan ? ne suggère qu’il y a
plein de recherche en psychologie sociale qui tend à montrer que c’est un conditionnement social.
(tout ça autour de 13:50).
Disons-le tout de suite, je n’entends pas dans ce billet expliquer la « vraie » origine des différences de ratio hommes/femmes en sciences et dans d’autres activités professionnelles, problème multifactoriel à coup sûr. Je veux juste remettre en question l’idée que des préférences d’activité différentes chez les hommes et chez les femmes devraient entièrement trouver leur source dans le conditionnement social et culturel. Je sais, ce serait pourtant l’explication politiquement correct, et moralement satisfaisante, l’explication qui nous arrange tous. Mais ne vous inquiétez pas, ma conclusion sera comme d’habitude nuancée.
Le sujet du jour, pour reprendre l’exemple de David, sera « les préférences de jouets pendant l’enfance ». Est-il vrai que si différences de jouets utilisés il y a, elles ne sont que le résultat de ce que les parents imposent à leurs enfants ?
Préférences de jouets chez les enfants
Il existe par exemple cette étude qui montre que chez des enfants de 12, 18 et 24 mois, les filles ont tendance à regarder plus longtemps des images de poupées qu’on leur présente que les garçons, et les garçons au contraire regardent plus longtemps des images de voitures que les filles (la couleur, la forme et la brillance des images étaient contrôlées). Attention néanmoins, première information qui montre que tout n’est pas tout noir/ tout blanc : à 12 mois, si les garçons préfèrent les voitures plus que les filles, ils préfèrent malgré tout les poupées aux voitures ! Ce n’est que plus tard, à 18 et 24 mois qu’ils se mettent à préférer les voitures.
Très bien mais même à 12 mois, on pourrait toujours dire que la pression sociale s’est déjà exercée, et que les différentes préférences viennent de là. Le seul moyen d’être sûr qu’aucune pression sociale ne s’est exercée ce serait de faire des mesures avant la naissance. Et c’est possible grâce aux mesures hormonales : la quantité de testostérone présente dans le sang de 337 femmes enceintes s’est révélé être un bon prédicteur des préférences de leurs filles pour des jouets de garçons, à l’âge de trois ans et demi ! Ce même niveau de testostérone n’était par contre pas un bon prédicteur pour les activités des garçons. D’autres facteurs relevés comme le nombre de frères et soeurs à la maison, la présence d’un homme au foyer, l’adhésion à des valeurs traditionnelles sur l’éducation des enfants ne se sont pas révélés plus pertinents. Un premier argument donc qui semblerait montrer que le biologique a son mot à dire pour influencer les préférences de jouets chez les enfants.
Toujours à propos d’hormones, nous savons également maintenant que des jeunes filles atteintes d’hyperplasie congénitale des surrénales, trouble génétique dans lequel elles auront été en tant que foetus exposées à des concentrations anormalement élevées d’androgènes (des hormones masculinisantes), passeront plus de temps à jouer avec des jouets masculins et moins de temps à jouer avec des jouets féminins que les filles-contrôle, ne possédant pas cette maladie ! Et ce n’est pas un résultat anecdotique que je suis allé vous dénicher derrière les fagots mais un résultat extrêmement robuste et répliqué de nombreuses fois, dernière en date ici, qui montre à nouveau un rôle du biologique dans l’établissement de préférences pour les jouets.
Préférences de jouets chez les primates
Allons encore plus loin pour essayer de s’extraire du conditionnement culturel humain ! Que se passe-t-il chez les primates non-humains, pour le coup complètement exempts de pressions sociales à utiliser un certain type de jouet, mais avec qui nous partageons tout de même une grande partie d’histoire évolutive ?
Chez le singe vervet, les mêmes préférences que chez les humains sont retrouvées. Le temps de contact avec une balle et une petite voiture est significativement plus élevé chez les mâles que chez les femelles, tandis que le temps de contact avec une poupée et un pot est significativement plus élevé chez les femelles que chez les mâles.
Cette première étude de 2002 fut accueillie avec scepticisme (à raison, à la lecture de l’article, plusieurs problèmes méthodologiques peuvent être soulevés) mais vla-t-y pas que six ans plus tard elle est reproduite plus rigoureusement sur des singes rhésus. A nouveau, les singes mâles montrent des préférences plus fortes pour les jouets à roues, tandis que les femelles montrent une plus grande variabilité dans leurs préférences (jouets à roues et peluches).
Une vidéo en anglais sur cette expérience : http://www.newscientist.com/video/1489847316-male-monkeys-prefer-boys-toys.html
Est-il possible d’expliquer ces différences d’intérêts dans des jouets ?
Serait-ce que l’intérêt des femelles pour les voitures est restreint car elles seraient plus enclines naturellement à être sociales et maternelles ? Cette hypothèse, même s’il est politiquement incorrecte, doit être envisagée : nous faisons de la science et pas de la politique. Mais rassurez-vous, elle ne colle pas tellement avec les dernières données, dans lesquelles les femelles jouent autant avec des jouets mous et des jouets durs à roues, tandis que ce sont les mâles qui eux préfèrent uniquement les jouets durs à roues. Les femelles aiment de tout, les mâles ont des préférences plus restreintes.
Peut-être alors qu’il serait plus utile d’étudier les caractéristiques précises qui font qu’un jouet plaît plus aux mâles ? Par exemple, seuls les jouets à roues possèdent un mouvement interne, or un intérêt pour les objets en mouvements semble se développer très tôt chez les mâles, avec les garçons montrant une préférence pour le mouvement mécanique tandis que les filles préfèreraient le mouvement biologique.
Bref, on est encore dans le flou, et les explications de ces différences de préférences restent encore à trouver… Même si le biologique semble avoir son rôle à jouer !
Et après…
Evidemment, par dessus ces préférences biologiques s’inscrit un processus de socialisation fort : depuis des dizaines d’années on sait que les pères ont tendance à donner moins de poupées à leurs fils qu’à leurs filles, que les environnements créés à la maison sont différents pour les garçons et les filles… Aucun scientifique sérieux ne contesterait cela. Mais si vous vous en tenez à ces explications, vous serez dans l’incapacité d’expliquer les résultats mentionnés ci-dessus… Pourquoi les hormones ont un pouvoir prédicteur si grand ? Pourquoi les macaques mâles préfèrent jouer aux petites voitures ? La société, si elle permet d’expliquer beaucoup de choses, ne permet pas d’expliquer cela.
Et si j’étais parvenu à vous faire légèrement changer d’avis, je m’arrêterais là satisfait sans même chercher d’explications adaptatives à ces différences, c’est à dire de raisons qui permettraient de dire « ces différences de préférences pour des jouets ont pu procuré un avantage adaptatif à nos ancêtres au cours de notre histoire évolutive, pour telle ou telle raison ». Je ne parlerais pas non plus de l’importance du jeu dans le développement de l’enfant. Ni de l’importance évolutionnaire du jeu dans différentes espèces animales. Non non, je ne parlerais pas de tout ça.
Voilà ce que j’avais à dire. Ce sujet a été traité très récemment par Peggy Sastre et Pierre Barthélémy, mais vu le nombre de commentaires aigris sur le billet de ce dernier, je me suis dit que ça ne pourrait pas faire de mal d’en remettre une couche. Sans compter la provocation de l’équipe de Podcast Science, que je remercie de m’avoir motivé à écrire un article que je voulais faire depuis longtemps !
[Edit décembre 2020 : près de dix ans que ce billet a été publié. J’ai voulu (très rapidement !) regarder si de nouvelles expés sur les primates étaient sorties. Je suis tombé sur cet article qui parle de nouvelles données sur des primates, mais seulement en milieu naturel. Je vous traduis un paragraphe, je vous laisse consulter l’article pour les références (il est en accès libre) :
« Les chimpanzés mâles immatures ont moins tendance à pratiquer le jeu « orienté vers les objets » que les femelles (Koops et al., 2015), mais les jeunes femelles sur un site d’étude ont adopté beaucoup plus souvent que les jeunes mâles un comportement de « transport de bâton » [stick carrying], dans lequel un bâton est bercé et porté dans une forme de jeu maternel (Kahlenberg and Wrangham, 2010). Des biais femelles en faveur d’autres formes de jeu parental, comme un intérêt pour interagir avec d’autres enfants, sont aussi très courants (e.g.,chez les gorilles, Meder, 1990; les macaques rhesus: Lovejoy and Wallen, 1988; les macaques bonnet : Silk, 1999; les singes bleus: Cords et al., 2010). Il existe donc différents arguments en faveur de différences sexuelles dans le comportement de jeu de nombreuses espèces de primates. Ces différences sexuelles pourraient traduire des prédispositions évoluées qui reflètent des patterns de compétition sexuelle ou d’investissement parental qui sont partagés par la plupart des espèces mammifères. »
Les méta-analyses récentes (là ou là) confirment aussi les préférences stéréotypées des humains, dès l’âge de 12 mois (bien sûr, dans ces expés la question de l’origine de ces différences, biologique ou culturelle, ne peut pas être tranchée facilement (la bonne réponse est évidemment très probablement : les deux)).
Il y aussi maintenant des bouquins entiers sur la question, celui-là a l’air pas mal : https://www.jstor.org/stable/j.ctv18phh3d
Si vous rencontrez de nouvelles données sur ces sujets, n’hésitez pas à les mettre en commentaire. Si un jour je refais un vrai tour du sujet, ça me facilitera la tâche.]
Anticipation de commentaires :
- rapporter des anecdotes de garçons voulant jouer avec des jouets de filles dans votre enfance (et vice-versa) n’invalide pas les résultats ci-dessus. Je ne m’intéresse ici qu’aux moyennes, pas à la variabilité interindividuelle.
- le fait que certaines préférences de garçons pour des jouets féminins semblent s’estomper avec le temps n’est pas forcément la preuve d’un processus de socialisation à l’oeuvre, comme on l’infère souvent. Il peut s’agir du développement biologique normal de ces préférences : ce n’est pas parce que les bébés n’ont pas toutes leurs dents à la naissance que vous pouvez conclure que l’acquisition des dents est un phénomène culturel.
- même si le conditionnement social et culturel est avéré, il reste très difficile à interpréter du fait de nombreuses interactions gènes/environnement : et si les pères encourageaient leurs fils à jouer au mécano non pas parce qu’ils ont été formatés ainsi par la société, mais parce que les pères ont eux-mêmes de telles préférences biologiques ? Comment remonter à la vraie source de ces préférences ?
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