J’ai été invité par la chaîne La tronche en biais à parler des origines de la morale, qui fut le sujet de ma thèse (plus précisément, ma thèse portait sur « les origines évolutionnaires du sens de l’équité chez l’humain ». Elle est dispo en anglais sur mon site web pour ceux que ça intéresse, mais ce billet sera une bien meilleure lecture, à moins que vous ne bossiez dans le domaine). Voilà une vidéo de l’interview :
Comme je n’ai jamais parlé de ce sujet sur ce blog, je me suis dit que ce serait l’occasion de publier un billet récapitulatif, et en même temps ça me permet de structurer mon propos un peu plus qu’à l’oral et de donner les sources.
[Edit : j’ai maintenant réalisé une série de vidéos beaucoup plus complète que cet article. Elle commence là :]
Disclaimer 1 : tout ce dont je vais parler ici concerne de la recherche en cours. Ça veut dire que si vous allez au bout de ce billet, vous serez à la pointe de la connaissance dans ce domaine en 2016, mais ça veut aussi dire que certains résultats doivent être répliqués et confirmés, et que certaines hypothèses que je présente peuvent être abandonnées dans les années qui viennent…
Disclaimer 2 : beaucoup des idées que je vais présenter ici ne sont pas de moi personnellement mais de mes directeurs de thèse, Nicolas Baumard et Jean-Baptiste André. Si vous kiffez ces idées tout le mérite leur revient. Ils bossent aussi sur d’autres sujets cools comme l’évolution des religions ou l’évolution de robots gentils donc n’hésitez pas à aller consulter leurs travaux.
Disclaimer 3 : ce type de recherche ne permet absolument pas de dire ce qu’il est moral ou pas de faire, ou de dire ce qu’est la « vraie » morale. Tout ce que l’on fait ce sont des descriptions et explications de la morale telle qu’elle existe dans la tête des gens, on n’est pas là pour dire ce qu’il faut faire.
Disclaimer 4 : ce billet est long, trèèèès long. Mieux vaut vous munir d’un jéroboam de café et mettre les enfants devant Patrick Sébastien avant de commencer la lecture. Mais j’ai essayé de vulgariser au max et d’expliquer tous les mots compliqués quand j’avais besoin d’en utiliser, donc la lecture ne devrait pas être trop désagréable. S’il y a des choses pas claires, les commentaires sont là !
Disclaimer 5 : on se limitera à quatre disclaimers.
Allez, c’est parti…
De quoi parle-t-on ?
Le sujet c’est donc la morale, l’équité, la justice. Ça peut en déboussoler certains, mais je ne vais pas donner de définition de ces termes, pour deux raisons. En tant que psychologue d’abord, ce qui m’intéresse c’est ce qui se passe dans notre tête, le fait qu’on trouve que dans la vie, il y a des choses « qui se font » et d’autres « qui ne se font pas ». Peu importe qu’on appelle ça morale, équité, justice, ça ne change pas ce qui se passe dans la tête ! Ensuite en tant que biologiste de l’évolution, trouver une définition c’est un peu mon boulot et mon objectif, mais un type de définition particulier quand même, une définition qu’on appelle « fonctionnelle ». C’est à dire que j’aimerais pouvoir trouver la fonction de la morale du point de vue évolutionnaire, j’aimerais pouvoir dire « la morale a évolué car elle apportait ce type d’avantage de survie ou de reproduction aux individus par le passé ».
Pour illustrer, imaginez que vous soyez chercheur/chercheuse et que vous étudiez le sens du goût. Si on vous demandait une définition du goût, vous pourriez dire que c’est ce qui nous permet de savoir si un aliment est sucré, salé, amer, gras, etc… Mais cette définition est partielle dans le sens où elle ne dit pas pourquoi l’être humain est équipé d’un sens qui lui permet de savoir qu’un aliment est sucré, salé, amer, ou gras… Ça sert à quoi de savoir ça ? Le biologiste étudiera donc les préférences alimentaires des gens dans le monde entier pour se rendre compte que quasiment tout le monde sur Terre aime ce qui est gras et sucré et n’aime pas ce qui est amer. Puis il étudiera ces aliments pour se rendre compte que les aliments gras et sucrés sont ceux qui contiennent le plus de calories et les aliments amers ceux qui contiennent souvent des toxines. Cela permettra d’aboutir à une définition fonctionnelle du sens du goût : le goût c’est l’outil psychologique qui a été favorisé par sélection naturelle parce qu’il nous fait manger préférentiellement des aliments riches en énergie et rejeter des aliments potentiellement toxiques.
Ce que j’aimerais faire avec le sens de l’équité c’est la même chose : trouver une définition fonctionnelle, arriver à savoir pour quelles raisons les comportements équitables ont pu être favorisés au cours de l’évolution.
Pas de définition d’entrée donc, mais je peux vous donner des exemples familiers pour mieux cerner de quoi on parle. Un des exemples d’équité les plus familiers dans notre vie de tous les jours, c’est le commerce équitable.
Le commerce équitable c’est accepter de payer un peu plus cher pour sa tablette de chocolat pour que les producteurs de cacao ou d’autres matières premières puissent vivre décemment de leur métier. Et même si acheter du commerce équitable ce n’est pas quelque chose qu’on fait tout le temps, c’est un marché qui pèse des centaines de millions d’euros, et qui est en croissance chaque année, ce qui montre que beaucoup de gens y adhèrent.
Un autre exemple d’équité ce sont les systèmes de paiement que l’on appelle Pay-what-you-want, où il n’y pas de prix fixé, et les acheteurs ou consommateurs sont invités à fixer eux-mêmes le prix qu’ils veulent payer pour un produit. Ça s’utilise dans plein de domaines différents, notamment pour la vente de produits numériques sur le web, mais le pay-what-you-want est aussi utilisé dans la vraie vie, par exemple dans la restauration. Vous pouvez trouver des restaurants en France où à la fin du repas, le serveur viendra vous apporter une addition qui ne comporte aucun montant, et ça sera à vous de décider combien vous souhaitez payer pour le repas que vous venez de manger. Et ce qui est formidable c’est que non seulement les gens donnent une somme non négligeable, une somme qu’ils trouvent équitable, mais très souvent ils donnent une somme que le restaurateur aurait demandé lui-même.
Mais l’équité n’est bien sûr pas limitée au commerce, elle est présente dans tout un tas de situations de la vie courante. Vous êtes équitable/moral quand vous ne doublez pas dans la queue du supermarché, que vous ne vous garez pas sur une place handicapée, que vous portez assistance à une personne en danger, que vous ne trichez pas sur vos impôts, que vous respectez vos promesses, que vous ramenez un porte-feuille trouvé dans la rue… En fait on ne s’en rend pas compte mais on est équitable des centaines de fois dans la journée ! Et pour un biologiste, même l’absence d’agression, c’est à dire le fait que vous ne vous mettez pas à taper sur tout le monde pour leur piquer leur portefeuille dans la rue, c’est une forme d’équité quand on compare à ce qui se passe dans d’autres espèces !
Un bon moyen pour se rendre compte de la diversité des situations dans lesquelles on se préoccupe d’équité, c’est d’aller sur Google. Quand vous faites une recherche sur Google, vous avez sûrement remarqué qu’il y a toujours des suggestions qui apparaissent quand vous tapez une phrase. Ces suggestions correspondent à des phrases que d’autres internautes ont cherché avant vous sur le même thème. Je me suis donc amusé à chercher « est-ce équitable de » dans Google (en le faisant en anglais, donc en entrant « is it fair to »), et voilà certaines des suggestions que l’on obtient :
En fonction de votre âge, vous ne comprenez peut-être pas pourquoi il y a lieu de se poser la question dans tous les cas. Par exemple, pour comprendre la dernière, vous avez besoin de savoir que les cartes Pokemon légendaires sont des cartes qui permettent de gagner facilement aux Pokémons. Mais ce que ces exemples illustrent avant tout, c’est la diversité des situations dans lesquelles on se pose des questions sur le caractère équitable de nos actions ou de celles des autres, que ce soit dans des situations complètement futiles, comme quand on se demande s’il est équitable d’utiliser des cartes pokémon légendaires, ou dans des situations qui vont potentiellement changer notre vie, comme quand on se demande si c’est équitable d’avoir un enfant à l’âge de 40 ans.
«OK on a pigé, on l’oublie vite quand on regarde trop la télé mais on n’est pas si immoraux que ça en fait. Et alors ?»
Et alors ? « Les héros morts ne font pas d’enfants » comme a dit le célèbre biologiste Wilson. Le problème avec l’omniprésence de l’équité dans notre vie, c’est que l’équité est très coûteuse. C’est quelque chose que l’on voit bien si on retourne à notre exemple du commerce équitable. Si on reformule ce que c’est le commerce équitable, c’est accepter de payer plus cher pour sa tablette de chocolat pour qu’un étranger, qui se trouve à l’autre bout du monde, que l’on n’a jamais vu et qu’on ne verra jamais, obtienne un petit peu plus de revenus. Autrement dit, l’équité nous pousse à diminuer volontairement nos ressources pour augmenter celles des autres. C’est pas complètement dingue ça ? Pour un biologiste ça l’est ! Les comportements équitables sont paradoxaux parce que la théorie de l’évolution nous dit que les comportements qui doivent être sélectionnés, c’est à dire les comportements qui devraient le plus se répandre au fil des générations, sont les comportements qui apportent des bénéfices aux individus. Or l’équité fait plutôt le contraire, elle fait diminuer mes propres bénéfices. Si à chaque fois que je voulais acheter du chocolat équitable j’achetais du chocolat normal à la place, je pourrais utiliser tout cet argent économisé pour autre chose, comme me payer des soins, élever mes enfants et acheter des objets Pokémon, tout un tas de chose beaucoup plus utiles du point de vue de la théorie de l’évolution.
Et quand je dis « coûteux » il ne faut pas penser argent forcément, cela peut être du temps, de l’énergie… Même des tout petits coûts cela compte, car additionnés au bout de votre vie ils finiront par faire diminuer vos chances de reproduction. Et quand on y réfléchit un peu, c’est ça qu’ont en commun tous les comportements moraux que j’ai donnés en exemple ci-dessus : ils sont coûteux d’une manière ou d’une autre ! Quand on ne double pas dans la queue du supermarché, quand on s’arrête sur le bord de la route pour aider quelqu’un, on paye un coût parce qu’on gaspille du temps. Quand on ne triche pas sur ses impôts on finit moins riche que quand on triche. Quand un criminel en fuite se rend, il paye un coût parce qu’il finit en prison. Vous pouvez faire le test : la prochaine fois que vous entendrez quelqu’un encensé parce qu’il a fait quelque chose de moral, vous vous rendrez compte que ce qu’on veut dire c’est qu’il aurait pu faire quelque chose de beaucoup plus égoïste, mais qu’il s’en est abstenu.
En résumé :
– l’équité/la morale/la justice occupe une place très importante dans la vie humaine, mais elle est coûteuse
– les comportements coûteux ne sont pas censés être sélectionnés d’après la théorie de l’évolution
d’où la question légitime :
Comment expliquer l’existence de ces comportements moraux ?
C’est de cette façon que les biologistes abordent la question des origines de l’équité, et c’est ce qui m’a occupé pendant la majeure partie de ma thèse. Faut savoir aussi que les biologistes étudient les comportements coûteux depuis des dizaines d’années, par exemple les comportements altruistes des abeilles et fourmis, la coopération inter-espèce (ce qu’on appelle les mutualismes), ou même la coopération chez l’humain (si vous avez déjà entendu parler de dilemme du prisonnier, des travaux d’Hamilton, de Trivers, d’Axelrod, etc, c’est de ça qu’il s’agit, comprendre les comportements coûteux). Ma thèse s’inscrit dans la lignée de tous ces champs de recherche mais étudie les comportements moraux en particulier.
C’est bon jusque là ?
Ce que je vous propose maintenant c’est de vous présenter les trois hypothèses les plus courantes pour expliquer les comportements moraux chez l’humain, puis je vous présenterai rapidement les expériences qu’on peut faire pour les tester, et je finirai par une petite FAQ des questions que je reçois souvent. Notamment celle sur laquelle se sont excités les gens pendant l’interview La tronche en live : la place de la culture dans tout ça.
Les hypothèses sur les origines de la morale
Donc, la question à laquelle on veut répondre, c’est comment un sens de l’équité a pu évolué alors qu’il a l’air d’être si coûteux en première apparence ?
Les solutions de la biologie de l’évolution à ce paradoxe reposent toutes sur une idée simple : ces comportements ne sont coûteux qu’en apparence, car s’ils présentent des coûts bien visibles, ils procurent également des bénéfices cachés. Au final, si les bénéfices dépassent les coûts, le paradoxe n’existe même plus. Mais dire cela ne fait que déplacer le problème : reste encore à déterminer quels genres de bénéfices sont apportés par les comportements moraux, c’est à dire quels sont leurs avantages en terme de survie ou reproduction. Cette question n’a toujours pas trouvé de réponse définitive et reste débattue dans le monde scientifique, mais plusieurs pistes de recherche intéressantes existent.
Tout d’abord, il se pourrait que les bénéfices consistent en un surplus de reproduction pour les individus qui nous sont le plus proche génétiquement : la famille au sens large. N’oublions pas que le calcul des coûts et bénéfices d’un comportement doit toujours se faire en prenant le gène pour référence, et non l’individu. Ainsi, si vous vous comportez de façon morale envers vos proches, cela entraînera effectivement un coût pour vous mais cela procurera également des bénéfices pour vos proches. Or vos proches partagent certains de vos gènes : les comportements moraux pourraient donc être un des moyens qu’ont trouvé vos gènes pour favoriser leur reproduction dans d’autres corps que le vôtre – ceux de votre famille. Balèzes les gènes non ?
Ce mécanisme est appelé sélection de parentèle et est très puissant pour expliquer l’altruisme dans différentes espèces (par exemple chez les fourmis ou les abeilles), mais il semble moins adapté pour expliquer les comportements moraux humains. Non seulement les comportements moraux ne sont pas uniquement dirigés envers des proches, mais ils semblent même au contraire s’opposer souvent au favoritisme des proches. Le népotisme par exemple, qui consiste à favoriser l’ascension de ses proches au détriment d’autres personnes, est regardé comme hautement immoral par beaucoup.
Une deuxième famille d’explications postule que les coûts des comportements moraux peuvent être compensés par des bénéfices apportés par le groupe. L’idée serait que les groupes d’individus possédant le plus d’individus moraux et altruistes sont plus coopératifs que les autres groupes, leur permettant de se maintenir plus longtemps, et de remporter plus d’affrontements. C’est ce qu’on appelle la sélection de groupe culturelle. Ces explications requièrent néanmoins des conditions assez particulières pour être possibles sur lesquelles je ne m’étendrai pas.
L’hypothèse de ma thèse
Une troisième hypothèse est celle que j’ai défendue dans ma thèse, et pour l’introduire, je vais utiliser un exemple très classique en biologie, qui est celui du plumage du paon mâle.
Le plumage du paon mâle présente un problème similaire à celui de l’ existence de l’équité. Comment se fait-il que les paons mâles aient développé un plumage si long, extravagant et coloré, alors que cela augmente les chances d’être repéré de loin et donc augmente les risques de prédation ? C’est un problème qui avait été repéré par Darwin lui-même, et la solution proposée pour résoudre ce problème c’est que les paons mâles avec les plumages les plus extravagants sont choisis préférentiellement par les paons femelles comme partenaires sexuels. Ils se reproduisent donc plus et transmettent plus leurs gènes qui codent pour ces plumages extravagants. Autrement dit, les coûts de posséder un plumage extravagant, en termes de prédation, sont compensés par les bénéfices d’être choisi comme partenaire sexuel.
L’hypothèse qu’on propose pour le sens de l’équité est un peu similaire, à la différence majeure qu’il ne s’agit pas d’être choisi comme partenaire sexuel mais comme partenaire de coopération. Etre choisi comme partenaire de coopération est primordial dans une espèce sociale comme la nôtre. Si on regarde la vie quotidienne de chasseurs-cueilleurs, la coopération est omni-présente : pour élever les enfants, pour chasser, pour préparer les repas, pour se défendre des prédateurs, pour construire des habitations… L’hypothèse serait donc qu’effectivement, c’est coûteux de se comporter de manière équitable/morale, mais ces coûts sont au final compensés par les bénéfices de se faire choisir plus souvent comme partenaire de coopération.
C’est un mécanisme tout con mais qui a encore lieu tous les jours dans notre vie aujourd’hui ! Quand vous prêtez votre appareil photo à un pote et qu’il met des semaines à vous le rendre, vous y réfléchissez à deux fois avant de lui reprêter ! Votre pote n’en sort donc pas gagnant. Quand vous réservez une chambre d’hôtel et qu’une fois sur les lieux l’hôtelier vous dit qu’il faut payer un supplément, vous ne retournez plus jamais dans cet hôtel ! Pire, vous allez inonder Trip Advisor de commentaires négatifs sur cet hôtel, ce qui fait que les autres aussi commencent à ne plus fréquenter cet hôtel. Vous voyez le truc. Et bien notre hypothèse, c’est que ce mécanisme de « je me comporte moralement, et du coup je me fais choisir plus souvent comme partenaire de coopération que ceux qui ne se comportent pas moralement », mais répété sur des centaines de milliers d’années, a conduit la sélection naturelle à favoriser un « sens moral », un « compas » psychologique qui nous aide à nous comporter avec les autres. S’il est possible de décrire le sens du goût comme un outil de navigation dans un monde alimentaire parfois dangereux, le sens moral peut être décrit comme un outil de navigation dans un monde social sélectif.
C’est une hypothèse simple mais qui a beaucoup de sens au regard de nombreuses données en psychologie, anthropologie, biologie, que je n’ai pas le temps de développer plus ici mais si ça vous intéresse je vous conseille de vous reporter au livre écrit par mon directeur de thèse, Comment nous sommes devenus moraux.
Les données
Comment on teste ces hypothèses ?
On a grosso modo deux catégories d’expériences :
- les expériences qui essaient de prouver qu’il y a bien des bases biologiques à la morale. Je garde ça pour la FAQ.
- les expériences qui essaient de départager les trois hypothèses ci-dessus
Pour départager les hypothèses, on se sert du fait que chacune fait des prédictions différentes sur les caractéristiques que devrait avoir la morale si l’hypothèse était vraie. Par exemple, si la morale a évolué par sélection de groupe, c’est à dire pour favoriser le succès des groupes et pas des individus, alors on devrait s’attendre à ce que la morale soit essentiellement « utilitariste », c’est à dire qu’elle cherche à maximiser les gains du groupe. Les gens devraient être prêts à se sacrifier au profit de leur groupe, ou à sacrifier un petit nombre de personnes pour en sauver un plus grand nombre. On fait donc des expériences où on demande des trucs aux gens comme : est-ce que c’est acceptable d’arrêter la production d’un traitement qui soigne 1000 personnes si cela permet de produire un traitement qui soignera 2000 personnes ? En fonction des réponses des gens, on aura une idée de si la morale humaine est utilitariste et donce de si elle a pu évoluer par sélection de groupe.
On peut aussi faire ce qu’on appelle des modèles. Dans le cas de ma thèse par exemple, on aimerait pouvoir tester le lien de causalité entre la nécessité d’être choisi comme partenaire de coopération et l’évolution d’un sens de l’équité, mais comme ce sens de l’équité a évolué sur des milliers ou des centaines de milliers d’années, on ne peut pas revenir en arrière pour observer cette évolution, et on ne peut pas recréer cette évolution en laboratoire. Du coup, ce qu’on fait, c’est qu’on recrée cette évolution dans des ordinateurs : on crée ce qu’on appelle des modèles, qui sont des simulations simplifiées de la réalité. On crée des modèles qui vont prédire quels comportements sont les plus avantageux dans un environnement dans lequel on se fait choisir comme partenaire de coopération, et on va regarder si ces comportements prédits collent avec les comportements observés. Si les comportements prédits par nos modèles sont les mêmes que les comportements observés, alors on aura un argument de plus pour dire que notre hypothèse est la bonne.
Et dans le cas de ma thèse, ça a particulièrement bien marché ! J’ai étudié en particulier les comportements de partage des bénéfices de la coopération : j’ai modélisé une population d’individus qui doivent se partager des ressources qu’ils ont produites en coopérant, et qui peuvent choisir leurs partenaires sur la base de leur réputation de partage. Dans cet environnement dans lequel des individus se choisissent pour coopérer, j’ai étudié quels sont les partages qui sont favorisés par la sélection naturelle. Et les modèles ont montré que les partages favorisés sont ceux qui récompensent l’effort et le mérite des individus, quelle que soit leur force physique. Autrement dit, les modèles ont prédit que si un truc dans notre cerveau avait évolué pour nous aider à se faire choisir comme partenaire, alors ce truc devait être méritocratique (récompenser l’effort fourni) et ne pas exploiter les plus faibles. Or la morale humaine insiste évidemment énormément sur ces deux aspects !
FAQ :
Q1 : La morale ça vient de la culture !
Apparemment, c’est la remarque qui est le plus souvent revenue dans le tchat pendant l’interview. Je pense que la raison pour laquelle on pense tout de suite à la culture quand on parle de morale c’est qu’on pense à la variabilité interculturelle, à tous ces comportements « bizarres » des autres, à ce qui est autorisé ici et pas ailleurs. Illustrons ça avec une petite citation de Montaigne :
« Ici on vit de chair humaine ; là c’est office de piété de tuer son père en certain âge ; ailleurs les pères ordonnent des enfants encore au ventre des mères, ceux qu’ils veulent être nourris et conservés, et ceux qu’ils veulent être abandonnés et tués. »
Essais, 1580.
Alors pourquoi pense-t-on qu’il existe des bases biologiques à la morale ? Commençons par la réponse de Rousseau à Montaigne :
« O Montaigne ! sois sincère et vrai, si un philosophe peut l’être [ndlr: prends ça philosophe], et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, d’être clément, bienfaisant, généreux ; où l’homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré. »
Émile, ou Traité sur l’Education, 1762.
La réponse de Rousseau est très intéressante, parce qu’il souligne que derrière la variabilité que l’on peut retrouver tout autour du globe, on retrouve des régularités universelles. Pour un biologiste de l’évolution c’est très parlant, car la recherche de régularités derrière une certaine variabilité observée est un de ses chevaux de bataille. Si on s’était arrêté à la variabilité des goûts culinaires tout autour du globe, qu’ici on mange épicé et pas là, qu’ici on mange de ci et pas de ça, on n’aurait jamais pu trouver l’existence d’un sens du goût universel ! Et pourtant, en creusant un peu, on se rend compte que derrière cette variabilité des goûts se retrouvent des régularités telles que la préférence pour les aliments gras et sucrés, le rejet des aliments amers, etc. Donc une des premières choses que j’aime bien dire aux gens qui ne me croient pas qu’il y a des bases biologiques à la morale, c’est voyagez ! Et tout comme le demandait Rousseau, indiquez-moi quelle population humaine honore le perfide et méprise l’homme de bien. D’un point de vue scientifique, ça se traduit par des anthropologues qui vont étudier des sociétés traditionnelles très différentes autour du globe, et retrouvent par exemple à différents endroits les mêmes valeurs « méritocratiques » que dans nos sociétés occidentales (pour Manon, des sources, des sources et encore des sources).
Mais comme souvent en psychologie évolutionnaire, il n’y a pas d’argument-massue pour être sûr qu’un comportement a des bases biologiques (au passage, vous remarquez que je dis « bases biologiques », et pas « tout biologique ». Comme toujours en biologie, tout est mélange d’influence des gènes et de l’environnement). On dispose plutôt d’un faisceau d’argument :
- des expériences faites dans des cultures différentes qui montrent une certaine unicité des jugements moraux.
- des expériences qui montrent l’existence de jugements moraux chez les très jeunes enfants : dès l’âge de 15 mois les enfants sont capables de faire la différence entre une distribution équitable et une distribution inéquitable. 15 mois c’est rien du tout ! Et c’est surtout bien avant toute forme de contact sérieux avec la « société » ou la « culture », ce qui tend à montrer que la morale est au moins en partie innée, pas dans le sens de déjà présente à la naissance, mais dans le sens que les bébés sont préparés en naissant à devenir des êtres moraux.
- des expériences qui montrent que lorsqu’ils grandissent, les enfants savent très bien faire la différence entre des normes culturelles arbitraires et des normes morales. Par exemple, Turiel a demandé à des enfants : «est-ce ok de venir à l’école en pyjama si la maîtresse dit que c’est ok ?» et les enfants répondent oui. Par contre, à la question «est-ce ok de taper ton camarade si la maîtresse dit que c’est ok ?» les enfants répondent toujours non ! Ils ne sont donc pas prêts à gober n’importe quelle norme que la culture essaierait de leur inculquer et peuvent s’opposer à l’autorité s’ils trouvent que l’autorité va à l’encontre de leurs intuitions… intuitions qu’ils tiennent d’où si ce n’est d’un sens moral inné ?
- les modèles d’évolution qui, comme expliqué plus haut, prédisent que les caractéristiques que devrait posséder une adaptation ayant évolué pour aider à se faire choisir comme partenaire de coopération sont exactement les caractéristiques que l’on retrouve empiriquement (insistance sur la proportionnalité entre contribution et rétribution, ne pas abuser de sa force, etc…)
- dans une moindre mesure, les expés qui cherchent de l’équité chez les autres animaux. Ça c’est un point délicat parce que comme je vais l’expliquer ci-dessous, je ne pense pas qu’à l’heure actuelle on puisse dire qu’on a trouvé de la morale ni même de la protomorale chez les autres animaux. Mais par contre la coopération et l’altruisme (au sens de celui des fourmis, qui s’explique par la sélection de parentèle) c’est très courant, et des sentiments dits « nobles » comme l’empathie sont aussi trouvés chez les primates, donc il n’y aurait rien de très étonnant à ce que la sélection naturelle puisse aussi faire évoluer de la morale (pas de barrière théorique).
Q2 : La morale ça vient quand même de la culture !
Bon si vous avez toujours pensé que la morale venait de la culture vous ne serez pas convaincu·e du contraire en un jour. Mais sachez en tout cas que la psychologie évolutionnaire s’accomode très bien de la variabilité interculturelle des comportements. Je vais vous donner deux façons de faire cohabiter l’existence d’un sens moral universel et la variabilité interculturelle des comportements. Il y en a plus mais ces deux-là sont les plus importantes à mon avis.
1/ La première, c’est qu’il ne faut surtout pas penser que le sens moral est seul maître à bord dans notre cerveau ! Certes, se comporter bien avec les autres est, comme le montrent les modèles, bénéfique pour notre survie et/ou reproduction, mais il n’y a pas que ça qui est bénéfique pour notre survie et/ou reproduction ! C’est aussi cool d’avoir un·e partenaire sexuel·le, de protéger ses enfants, de ne pas paraître trop faible, etc… Et donc, cent fois par jour, notre cerveau se trouve devant un dilemme : suivre le module moral qui lui recommande un certain comportement ou suivre le module X ou Y qui lui recommande un autre comportement. Un exemple : votre ado revient paniqué à la maison et vous confesse avoir renversé et tué une personne en voiture puis avoir fait un délit de fuite. C’est la tempête dans votre crâne : évidemment que vous savez que la chose morale à faire est de se rendre, aller au commissariat, compenser la victime, etc… Mais d’un autre côté c’est votre enfant et vous n’avez aucune envie qu’il passe ses jeunes années en prison ! Et voilà une situation qui peut vous pousser à ne pas être moral, alors même que vous possédez un sens moral parfaitement fonctionnel par ailleurs. Comme le dit Rousseau (encore lui !) :
2/ La culture peut influer sur les jugements moraux par l’intermédiaire des informations et croyances qu’elle transmet aux individus, plutôt que par la transmission de contenu moraux. Un exemple tout de suite pour éclaircir cette phrase qu’on dirait tout droit sortie d’une interview de Jean-Claud Vandamme : les Européens dépensent en moyenne deux fois plus dans les programmes sociaux (santé, retraites, etc) que les Américains (20 pour cent du produit national brut contre 10 pour cent). Cela veut-il forcément dire qu’Américains et Européens n’ont pas la même morale ? Il y a une autre explication plus subtile. Les enquêtes sociologiques montrent que 60% des américains pensent que les pauvres sont paresseux. En Europe, ce pourcentage tombe à 26. En d’autres termes, la majorité des Américains pensent que les pauvres sont pauvres parce qu’ils l’ont mérité et qu’ils n’ont pas assez bossé, alors que les Européens pensent plutôt que les pauvres n’ont pas eu de chance dans la vie. Cette croyance véhiculée par la culture peut à elle seule expliquer les différences dans les dépenses sociales, sans pour autant que les valeurs morales en elles-mêmes soient différentes entre Européens et Américains ! Européens comme Américains peuvent s’accorder pour dire qu’il faut aider les pauvres, mais ils n’ont pas les mêmes croyances sur les origines de cette pauvreté, ce qui produit des comportements différents.
Cet exemple est hyper important parce qu’il illustre la vision cognitive du sens moral : le sens moral, ce n’est pas un catalogue de règles fixes, mais plutôt un algorithme, dans le sens d’un programme neuronal qui travaille à partir d’inputs (des informations sur le monde, des croyances…) pour produire des outputs (des jugements moraux). Les jugements moraux ne sont pas sortis directement de la mémoire, ils sont produits en temps réel par un algorithme à partir d’informations et de croyances. Et ce sont ces informations qui peuvent être influencées fortement par la culture, ce qui explique qu’Américains et Européens, bien que possédant le même sens moral évolué biologiquement (le même algorithme), puissent en arriver à des jugement moraux différents.
Un autre exemple : dans les années 70-80, on pouvait fumer comme on voulait dans les lieux publics. Maintenant, celui qui s’y essaye se fait lyncher et traiter de tous les noms. Qu’est-ce qui a changé entre temps ? Notre culture ? Mais non, on est toujours des bons vieux français chauvins qui bouffent du fromage. Ce qui a changé, ce sont les informations que l’on a sur la dangerosité du tabagisme passif. L’algorithme dans notre tête, qui est le même que dans les années 70-80, ne fonctionne plus à partir des mêmes informations, et produit donc un jugement moral différent.
Un dernier exemple encore plus frappant : la variabilité des jugements moraux… à l’intérieur d’une même personne, et en l’espace de quelques secondes ! Impossible cette fois d’attribuer cette variabilité à la culture ! Imaginez que vous voyez une voiture traverser un carrefour à fond, brûler un feu rouge et continuer sa route comme si de rien n’était. Scandaleux n’est-ce pas ? Et puis vous apprenez qu’à l’intérieur se trouve une femme enceinte sur le point de perdre son enfant. Beaucoup moins scandaleux n’est-ce pas ? C’est à nouveau une illustration du fait que le sens moral fonctionne en permanence et calcule à partir des informations qui lui sont disponibles un jugement moral « à la volée », comme on dit chez les geeks.
Q3 : La morale vient de la religion
Bon déjà ici on pourrait répéter tout ce qu’on a dit au-dessus vu que la religion peut être englobée dans la culture. Mais effectivement, certaines personnes pensent que les religions ont été inventées pour permettre la vie en grande société, pour donner des règles qui permettent de vivre dans des grands groupes. Le problème, c’est que ces religions dites morales, qui disent comment se comporter avec les autres, sont assez récentes (ce sont principalement les monothéismes). Avant ça, chez les Sumériens, les Égyptiens, les Grecs et les Romains (avant qu’ils n’adoptent le christianisme) on avait des religions mais dans lesquelles les dieux n’étaient pas moraux : ils s’en foutaient de comment vous alliez vous comporter ou avec qui vous alliez coucher tant que vous leur donniez leur dose de sacrifices. Pareil pour les incas, les mayas, certaines divinités chinoises ou indoues. On a donc eu des grandes sociétés sans religions morales ce qui contrecarre la thèse de la morale inventée pour permettre les grandes sociétés. C’est même peut-être le contraire : c’est parce que la morale était intuitive pour les gens (parce qu’elle était évoluée biologiquement ^^) que les religions qui s’appuyaient sur des principes moraux ont eu du succès, mais ça c’est une autre histoire (ici).
Dire, comme l’a fait Benoit XVI, que la morale repose sur le christianisme, c’est pour moi de l’ethnocentrisme insultant. Des gens ont vécu et vivent encore très bien sans christianisme et sans se trucider la gueule. À ce sujet lire cet excellent article : http://sites.google.com/site/nicolasbaumard/valeurs-chretiennes
Q4 : La morale vient des parents, de l’éducation
Souvent, les enfants viennent à partager les jugements moraux de leurs parents en grandissant, notamment en matière de politique. Si vous êtes parent, vous ne comptez plus le nombre de fois où vous avez dû rappeler vos enfants à l’ordre, leur dire ce qu’il était juste de faire. C’est un sujet complexe qui mériterait un billet à part entière, mais voilà rapidement pourquoi ces deux faits ne sont pas incompatibles avec l’existence d’un sens moral évolué biologiquement. Tout d’abord, les enfants peuvent en venir à partager les jugements moraux de leurs parents en grandissant parce qu’ils se trouvent dans la même situation sociale, et donc avec les mêmes infos sur le monde. On se retrouve donc dans une situation similaire à celle expliquée en Q2 : ce ne sont pas des jugements moraux qui sont transmis par l’éducation, mais des informations. Ensuite, les parents doivent souvent reprendre leurs enfants tout simplement car le sens moral se développe aux cours des années, il n’est pas entièrement fonctionnel à la naissance. C’est quelque chose de tout à fait classique en biologie ! La marche en position debout est aussi quelque chose d’inné dans notre espèce, et pourtant on ne naît pas en sachant marcher ! Et les parents « apprennent » donc à leurs enfants à marcher.
Et puis quand on demande aux enfants de justifier leurs jugements moraux, ils n’invoquent pas l’éducation qu’ils ont reçue de leurs parents. Ils parlent de responsabilité, de proportionnalité, etc. J’ai aussi déjà parlé des expériences de Turiel en Q1 qui montrent que les enfants peuvent s’opposer à l’autorité de leurs parents s’ils trouvent leurs règles morales trop « bizarres », trop contre-intuitives.
Après, il est vrai aussi que très souvent en biologie un organisme a besoin de stimuli adéquats de son environnement pour se développer correctement. Savoir ce qui se passerait si un enfant grandissait sans aucun renforcement moral de la part de ses parents est une très bonne question…
Q5 : Les autres espèces sont-elles aussi équitables ?
Les expériences les plus poussées dont on dispose pour répondre à cette question sont des expériences effectuées sur des primates. On va commencer par la plus connue, celle de de Waal. Si vous ne la connaissez pas, la voilà (à partir de 12 min 56, mais vous pouvez regarder le reste de la vidéo aussi) :
En gros, un capucin s’énerve quand il voit qu’il est moins bien traité que son voisin. Évidemment cette expérience est marquante, elle fait rire, et beaucoup de gens la prennent comme une preuve de l’existence d’un sens de l’équité chez le capucin. Mais peut-on aller si loin ? Vous aurez remarqué que le capucin qui s’énerve est celui qui a été mal traité. Autrement dit, on observe ce qu’on appelle dans notre jargon de scientifiques névrosés une « réaction négative à de l’inéquité désavantageuse« . Mais ce type de réaction à un désavantage peut être expliqué beaucoup plus simplement que par l’existence d’un sens de l’équité ! Il peut s’agir tout simplement d’envie ou de jalousie, des émotions qui sont beaucoup plus faciles à expliquer d’un point de vue évolutionnaire parce qu’elles sont égoïstes avant tout ! Ce qui serait beaucoup plus convaincant, ce serait de trouver des réactions négatives à de l’inéquité avantageuse, c’est à dire que ce soit le capucin bien traité qui réagisse à la maltraitance de son camarade. C’est un truc qu’on retrouve couramment chez l’humain, et que de Waal dit qu’on a trouvé chez des primates non-humains aussi mais dans une condition très particulière d’une seule expérience qui n’a, à ma connaissance, jamais été répliquée depuis. On retrouve plutôt le contraire même, des réactions positives à de l’inéquité avantageuse : quand on lit les petits caractères des publis de de Waal et Brosnan, on se rend compte que parfois, le capucin qui a été avantagé, une fois son grain de raisin fini, passe sa main à travers le grillage pour attraper et finir le morceau de concombre que son camarade a rejeté. Drôle de sens de l’équité !
Comme je le dis dans l’interview, il y a donc débat dans la communauté scientifique sur le type d’ »équité » qu’on peut attribuer aux primates. Tomasello et son équipe par exemple sont beaucoup plus sceptiques que de Waal. Regardez cette petite vidéo :
Au tout début, Tomasello y présente une expérience dans laquelle on a un plateau sur lequel repose de la nourriture aux extrémités. Deux cordes sont attachées aux extrémités du plateau. Pour récupérer la nourriture, deux chimpanzés doivent tirer en même temps sur ces cordes, sinon le plateau bascule. On fait entrer un premier chimpanzé, et il comprend qu’il a besoin d’un partenaire pour réaliser la tâche, partenaire qu’il va aller chercher, ce qui est en soi déjà assez remarquable. Puis les deux chimpanzés tirent sur la corde et récupèrent la nourriture. Dans cette situation, la nourriture est située aux extrémités du plateau, donc il n’y a pas de problèmes de partage. On refait la même expérience en plaçant cette fois la nourriture au centre. Dans ce cas, un des chimpanzés (le dominé) se rend compte que la nourriture est au centre, et arrête de tirer la corde. L’autre chimpanzé arrive quand même à attraper la nourriture, mais il ne va rien partager du tout, et tout garder pour lui. Et ça se passe comme ça dans 96% des tests.
On peut faire exactement la même expérience avec des enfants, et cette fois-ci on aura le résultat inverse : les enfants vont partager en deux parts égales dans plus de 80% des cas. Et avec des enfants on peut aller encore plus loin. Dans une autre expérience présentée dans la même vidéo ci-dessus, deux enfants collaborent pour récupérer quatre billes situées dans une machine casse-tête. Lorsqu’ils parviennent à leurs fins, trois des quatres billes roulent vers un seul des deux enfants. Dans plus de 75% des cas avec des enfants de trois ans, l’enfant qui a reçu les trois billes va volontairement en donner une à son partenaire pour rétablir l’équité. Et cette même expérience a été faite avec des chimpanzés, mais dans ce cas-là dans seulement 4% des cas les chimpanzés rétablissent l’équité. Et ce que nous disent les auteurs de ces expériences, c’est qu’ils ont tout le mal du monde à répliquer ce genre d’expériences chez les chimpanzés parce que chez les chimpanzés, ce geste de donner activement de la nourriture à quelqu’un d’autre n’a quasiment jamais été observé. Ce geste qui nous paraît si anodin, de tendre de la nourriture à quelqu’un, est extrêmement rare chez les chimpanzés.
Il existe des dizaines d’expériences similaires. Je n’ai pas le temps de vous montrer toutes les expériences qui ont été faites chez d’autres espèces (voilà une revue), mais ce genre de résultats me fait dire qu’à l’heure actuelle, on ne retrouve pas toute la panoplie de comportements équitables humains chez les autres espèces. Attention le message premier de de Waal est à garder : il y a énormément de comportements coopératifs ou altruistes dans des espèces non-humaines, là n’est pas la question. Mais beaucoup de ces comportements peuvent s’expliquer sans avoir besoin de postuler l’existence d’un sens moral. On ne connaît pas d’espèces qui, dans plein de situations différentes (généralité du sens moral), ont des comportements aussi fins que ceux qu’on peut retrouver chez l’humain. Par exemple, si les autres animaux peuvent s’entraider, la morale humaine requiert de s’entraider d’une façon spécifique : en aidant les plus démunis en premier. Si les autres animaux peuvent parfois partager, la morale humaine recquiert de partager d’une façon spécifique : donner plus à ceux qui ont le plus contribué. Tous ces comportements très spécifiques ne sont pas à l’heure actuelle retrouvés chez d’autres animaux. Trouver des réactions négatives à de l’inéquité avantageuse serait déjà un grand pas en avant, mais on n’en est pas là… Revenez dans une dizaine d’années !
Q6 : Pourquoi cette spécificité humaine ?
Maintenant, la question qu’on peut se poser si on accepte qu’il existe une certaine spécificité humaine, c’est pourquoi cette spécificité ? Qu’est-ce qui a fait qu’au niveau évolutionnaire, un sens de l’équité a eu plus de chances de se développer chez l’humain ? C’est une question d’autant plus légitime que le mécanisme que l’on suppose être à l’origine de l’équité, la nécessité de se faire choisir comme partenaire de coopération, n’est pas restreint à l’humain. On trouve du choix du partenaire dans énormément d’espèces, par exemple chez les babouins qui se choisissent entre eux pour faire des coalitions, chez plein d’espèces de primates qui choisissent qui épouiller, et on retrouve même du choix du partenaire entre différentes espèces, comme entre ces deux espèces de poissons :
Sur cette photo ce n’est pas un gros poisson qui est en train de manger un petit, c’est un petit qui est en train de nettoyer la bouche du gros (il enlève les parasites et s’en nourrit en même temps). On a des données qui montrent que les gros poissons vont, quand ils en ont la possibilité, choisir les nettoyeurs qui sont les plus efficaces. Bref, le choix du partenaire est très présent dans la nature, alors pourquoi est-ce qu’un sens de l’équité se serait développé uniquement chez l’humain ?
Nous n’avons pas encore de réponse précise à cette question de la spécificité humaine, mais je vais quand même partager les deux hypothèses qui me semblent les plus intéressantes à l’heure actuelle.
– tout d’abord il se pourrait que ce soit dû à l’absence de certaines capacités cognitives. La capacité la plus évidente c’est le langage, parce que c’est par l’intermédiaire du langage que l’on peut échanger des informations sur la réputation des autres. Et la réputation est très importante pour choisir ses partenaires. Sans langage, ce ne serait pas possible de se communiquer cette réputation, et ce serait donc beaucoup moins utile d’être sensible à l’inéquité.
– l’autre explication est moins cognitive et plus évolutionnaire : ce serait parce que la quantité de coopération, sa diversité, ou son étendue dans le temps, est bien supérieure chez l’humain que chez les autres espèces. La coopération est exceptionnellement intense et omniprésente chez l’humain, on coopère tout le temps dans des situations très variées. Dans les autres espèces c’est beaucoup moins le cas, et si on trouve du choix du partenaire, il est souvent limité à une interaction précise comme l’interaction de nettoyage entre poissons dont je vous parlais plus haut. Il se pourrait donc que ce soit cette intensité de coopération inégalée chez l’humain qui soit à l’origine de la spécificité humaine, parce que quand il y a beaucoup de coopération, les bénéfices de se faire choisir comme partenaire sont importants, et donc l’évolution d’un sens de l’équité est très bénéfique.
Q7: Quand je me comporte de façon morale, je le fais sans penser que ça m’aidera à être choisi comme partenaire plus tard, sans penser aux bénéfices que ça m’apportera. Donc ton hypothèse ne tient pas.
Quand je dis que se comporter de manière équitable sert à être choisi comme partenaire de coopération, je ne suis pas en train de dire que c’est un calcul que l’on fait consciemment. Je ne suis pas en train de dire que l’on fait en permanence des calculs égoistes et rationnels pour savoir si on doit agir de manière morale ou non. C’est même le contraire en fait, les jugements d’équité sont souvent produits de manière rapide et intuitive. Ce que je dis, c’est que les comportements équitables sont motivés par de l’égoisme au niveau évolutionnaire, mais pas au niveau psychologique.
C’est ce que l’on appelle la distinction entre explications ultimes et proximales en biologie de l’évolution. Une bonne analogie c’est le sens du goût. La raison évolutionnaire pour laquelle on a évolué un sens du goût qui nous fait préférer les aliments gras et sucrés c’est parce que cela nous permet de favoriser la consommation d’aliments riches en énergie. Mais ça ne veut pas dire que quand on est en train de manger quelque chose de gras ou de sucré, on le fait en pensant à toute l’énergie que ça va nous apporter pour survivre. On le fait de façon automatique parce qu’on y prend du plaisir. C’est la même chose pour le sens de l’équité. On préfére spontanément certains comportements que l’on trouve équitable, sans penser à tout ce que cela nous apporte au niveau évolutionnaire en matière de bénéfices d’être choisi comme partenaire de coopération.
Q8 : À l’échelle de l’évolution, quand est apparu le sens moral ?
On ne sait pas. Dans l’état actuel des connaissances, il semblerait que seul l’humain possède un sens moral, ou du moins qu’il possède un sens moral beaucoup plus développé, plus précis, et qui s’exprime dans beaucoup plus de situations que dans d’autres espèces. Ce qui voudrait dire que le sens moral est apparu après notre divergence avec la lignée des chimpanzés il y a 6-7 millions d’années, mais cela ne nous avance pas beaucoup. Le sens moral ne se fossilise pas malheureusement.
Q9 : Altruisme et morale vont–ils de pair ?
En biologie de l’évolution, on a une définition bien précise de l’altruisme qui n’est pas la même que celle du grand public. Je précise donc que je parle ici de l’altruisme du grand public. Et non, altruisme et morale ne sont pas la même chose. Altruisme et morale ont en commun d’être des comportements coûteux, des comportements qui vont à l’encontre de l’égoïsme. Mais très souvent, l’altruisme va beaucoup plus loin que la morale. Des exemples. Si vous travaillez avec quelqu’un pendant des heures pour récolter des fruits, et qu’à la fin cette personne décide de vous donner toute la récolte, on pourrait qualifier ce comportement d’altruiste. Mais le qualifierait-on de moral, d’équitable, de juste ? Probablement pas. Le partage équitable aurait été de partager en deux part égales. Recevoir l’intégralité de la récolte ne fait que vous mettre dans l’embarras, vous êtes gêné·e et vous pourriez refuser ! Autre exemple. Vous êtes devant une maison en feu sur le point de s’écrouler, et vous apprenez qu’il reste une personne à l’intérieur. Allez-vous la chercher ? Si vous le faites, on considérera que vous êtes un·e héros, que vous avez été complètement altruiste. Mais si vous ne le faites pas, va-t-on vous jeter la pierre et vous accuser d’immoralité ? Probablement que non. Être moral n’implique pas de devoir se sacrifier corps et biens pour les autres, pas plus qu’être moral n’implique de devoir donner l’intégralité de son livret A au premier SDF venu.
Ces exemples et plein d’autres montrent que la morale est souvent limitée, ce n’est pas de la générosité qui n’en finit plus. Et ça c’est intéressant parce que c’est tout à fait prédit par les modèles d’évolution ! D’un point de vue évolutionnaire, un individu veut certes se faire choisir comme partenaire de coopération, et donc ne pas se montrer trop égoïste, mais il veut aussi garder suffisamment de ressources pour lui-même. Il doit donc exister un juste milieu entre être trop généreux et trop égoïste. Et ce juste milieu, c’est la morale ! Les modèles montrent que les gens qui sont trop généreux ou pas assez ont des chances de survie moindres que les gens qui adoptent une stratégie plus balancée. Du coup, on peut repréciser la définition fonctionnelle de la morale que j’ai donnée ci-dessus : la morale, ce n’est pas uniquement le moyen qu’a trouvé la sélection naturelle pour nous aider à nous faire choisir comme partenaire de coopération, c’est le moyen qu’a trouvé la sélection naturelle pour nous aider à optimiser nos gains sociaux, en nous faisant adopter le meilleur compromis entre se montrer assez généreux (pour être choisi comme partenaire) et ne pas se montrer trop généreux (pour ne pas se faire exploiter par les autres).
Q10 : Vos recherches tendent-elles à prouver qu’un gène du sens moral s’est développé ?
Si vous acceptez l’idée qu’il existe des bases biologiques à la morale, alors ce sens moral est forcément guidé par des gènes (pour un comportement aussi complexe, il s’agit plus probablement de dizaines de gènes voire de centaines que d’un seul gène). Mais à l’heure actuelle on n’en sait pas plus sur les gènes impliqués, c’est un champ de recherche qui débute. Et il faut rappeler que comme d’habitude en biologie, les gènes à eux seuls ne peuvent pas expliquer un comportement : il y a toujours interaction avec l’environnement.
Q11 : Le sens moral est-il présent dès le plus jeune âge ?
Oui ! Des expériences ont montré que dès l’âge de 15 mois, les enfants sont capables de faire la différence entre des distributions équitables et inéquitables. Dès l’âge de trois ans, les enfants sont capables d’avoir des jugements beaucoup plus fins (comme par exemple des jugements méritocratiques). Par contre, on a aussi plein d’expériences qui montrent que les enfants sont souvent capables de reconnaître ce qui est moral de faire, mais qu’ils ne vont pas forcément le faire !
La psychologie du développement est un champ de recherche à part entière très actif, mais comme pour les expériences sur les animaux, on manque encore un peu de recul pour pouvoir établir une trajectoire développementale du sens moral très précise.
Q12 : Comment expliquer les comportements immoraux, le Mal et Sauron ? Dans la vie de tous les jours, ne sommes-nous pas à la fois moraux et égoïstes ?
Si tout à fait. C’est pour ça que l’analogie du « sens moral » comme le sens du goût est utile aussi : le sens moral est une des choses qui compose notre psychologie mais ce n’est pas la seule, loin de là ! Le sens moral n’est pas seul maître à bord, et je vous invite à consulter la Q2 pour une réponse plus détaillée sur ce point.
Q13 : Comment expliquer les lionnes qui élèvent des bébés antilopes et les dauphins qui aident des nageurs épuisés à regagner la côte ?
« Un documentaire qui vous ouvrira les yeux » selon leurs propres termes :
Ce type de comportements d’entraide entre différentes espèces animales se retrouvent rapidement dans les timelines de nos réseaux sociaux mais ils sont assez rares (je ne parle pas ici des mutualismes). C’est une des raisons pour lesquels ils sont si partagés d’ailleurs ! Cette rareté fait que pour moi, on peut les expliquer de façon plus parcimonieuse qu’en postulant l’existence d’un sens moral chez les lionnes ou les dauphins. Cette explication parcimonieuse, c’est de dire que ces comportements d’entraide sont observés parce que en général ils sont tournés vers des individus de la même espèce. Je vous donne un exemple : la rousserolle effarvatte est une espèce de fauvette qui se fait parasiter son nid par le coucou : les coucous pondent des oeufs dans son nid en espérant qu’elle s’en occupera comme si c’était des siens, ce qui se passe le plus souvent. Ce qui est incroyable, c’est que les bébés coucous sont bien plus gros que la rousserolle :
Et pourtant, elle continue à leur donner à manger ! Est-elle complètement conne ? Ou doit-on postuler l’existence d’un sens moral chez la rousserolle pour expliquer ce comportement d’entraide ? Ça n’est pas nécessaire. Ce qui se passe dans la tête de la fauvette on n’est pas sûrs à 100%, mais l’hypothèse la plus parcimonieuse c’est de dire qu’elle continue à agir mécaniquement comme elle est programmée génétiquement pour le faire. La rousserolle suit une règle de décision qui lui dit de nourrir tout ce qui se trouve dans son nid, et c’est une règle qui a été favorisée par la sélection naturelle parce que dans 99% des cas, ce sont ses propres petits qui sont dans son nid ! La sélection naturelle favorise les conséquences moyennes d’un comportement, pas les conséquences dans chaque situation. C’est parfaitement logique, mais cela produit aussi parfois des comportements d’entraide entre espèces qui ne sont pas adaptatifs.
The end
Voilà c’est fini ! Je ne sais pas combien d’entre vous seront arrivés au bout de ce billet, probablement pas beaucoup. Mais je tenais absolument à regrouper toutes ces infos au même endroit, et entrer un peu plus dans les détails que ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. Si vous avez des questions, n’hésitez pas dans les commentaires, et n’hésitez pas non plus à me suivre en personne sur un réseau social, par exemple Facebook :
parce que c’est là que je poste les dernières avancées de ma recherche sur le sujet (ainsi que des photos de chat).
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