Notre cerveau nous condamne à détruire la planète !!! Vous avez déjà entendu ça, non ? Aujourd’hui je vous dis ce que je pense de cette idée !
Transcription de la vidéo pour ceux qui préfèrent le texte :
S: Bonjour à tous, cette vidéo constitue la deuxième partie d’une vidéo que je fais en collaboration avec Rodolphe de la chaîne Le Réveilleur.
R : Bonjour ! On vous recommande fortement d’aller visionner cette première vidéo pour bien comprendre celle que vous regardez actuellement. Et je ne dis pas seulement ça pour que vous veniez sur ma chaîne.
S : Pour les flemmards, ou ceux qui sont allergiques aux chaînes de plus de 50 000 abonnés, et comme je vous comprends, on va vous la résumer tout de suite.
1. Résumé de la première partie
R : Dans la première partie, on discute de l’idée selon laquelle notre cerveau nous pousserait à faire des choses néfastes pour la planète. Et notamment qu’il existerait une zone spécifique, le striatum, et un neurotransmetteur, la dopamine, qui nous pousseraient à vouloir toujours plus de nourriture, de sexe, de statut social et de confort, et nous pousseraient en général à vouloir toujours plus consommer. Il est courant de critiquer cette idée en disant que le striatum et la dopamine ne sont pas les seuls impliqués dans les comportements de consommation, mais ce n’est pas un point qui nous paraît très intéressant à relever.
S : Hé oui, parce que peu importe le nombre et la localisation exacte des zones qui nous poussent à consommer, il nous paraît plus important d’insister sur le fait que ces zones néfastes sont d’une part contrôlées et inhibées par d’autres, et d’autre part directement en compétition avec des zones qui nous poussent à des comportements altruistes ou coopératifs par exemple. Autrement dit, le cerveau humain est à la fois naturellement mauvais et naturellement bon, et c’est en faire une présentation biaisée que de ne parler que de ses mauvais côtés ou que de ses bons.
R : En plus, nos comportements ne sont pas le produit de notre seul cerveau mais sont le résultat d’une interaction entre ce cerveau et un environnement, une culture, une éducation, des lois et des institutions. Par exemple, même si notre cerveau nous pousse à manger beaucoup, tous les pays développés ne présentent pas les mêmes problèmes d’obésité, et des solutions politiques existent pour lutter contre ce fléau. C’est la même chose pour le changement climatique : même si notre cerveau nous pousse à certains comportements néfastes, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de moyens culturels ou politiques pour s’y opposer.
S : On insiste aussi dans cette première partie sur le fait que ces marges de manoeuvre ne seront pas identifiées par les neurosciences qui étudient les zones neurales, les neurones et les neurotransmetteurs, mais par les sciences qui étudient les comportements à un niveau plus élevé, comme la psychologie ou la sociologie. Autrement dit, si les neurosciences peuvent être utiles pour comprendre les comportements, elles le sont beaucoup moins pour les changer, et elles sont donc très peu utiles pour la lutte contre le changement climatique.. Je vous recommande fortement d’aller visionner cette première vidéo si ce n’est pas déjà fait, même si elle se trouve sur la chaîne d’un ingénieur.
R : Dans cette deuxième vidéo, Stéphane interroge une chercheuse spécialiste de ces sujets pour voir si elle partage notre analyse. On donne ensuite la parole à une des personnes ayant le plus contribué à populariser l’idée que notre cerveau nous pousse à des comportements néfastes, Sébastien Bohler, auteur du livre Le bug humain11. Bohler, Sébastien. Le Bug humain (2019).. On vous dira ensuite ce qu’on pense de sa réponse, et on terminera sur quelques considérations plus larges sur pourquoi les neurosciences arrivent à séduire autant malgré une utilité très limitée.
2. Interview d’une chercheuse du domaine
S : Sommes-nous seuls à penser que les neurosciences sont peu pertinentes pour la lutte contre le changement climatique ? Pour le savoir, on a contacté Mathilde Mus, docteure en psychologie environnementale. Je lui ai demandé si dans son milieu les neurosciences étaient considérées comme utiles. Évidemment, son entourage n’est pas forcément représentatif de l’ensemble des chercheurs, mais ça permet déjà d’avoir un autre avis que le nôtre.
M. Mus : Je dirais que sur la théorie spécifiquement du bug humain et de la dopamine, du striatum et tout ça, je ne connais quasiment que des personnes qui la remettent en question. Encore une fois, on est biaisé, mais je ne connais plutôt que des personnes qui ont tendance à condamner, en tout cas à vraiment remettre en question cette théorie. Pour ce qui est de l’apport des neurosciences plus généralement, je pense qu’il y a un peu moins d’opposition. Dans mon cercle de chercheurs, on n’est quand même pas très fans de l’approche purement neuronale et cérébrale, parce qu’on pense que ce n’est pas la bonne échelle pour analyser les comportements écologiques qui font intervenir tellement de zones du cerveau que ce n’est pas utile de mettre quelqu’un dans un IRM et de se dire « tiens, là, quand cette personne pense à l’environnement ou au changement climatique, voilà ce qui se passe, tout s’active. » Ce sont des phénomènes beaucoup trop haut niveau, sans jugement de valeur, mais qui font intervenir beaucoup trop de mécanismes pour que ce soit intéressant de localiser. Je dirais que la critique, c’est plus « C’est pas la bonne échelle ». Ce n’est pas la bonne échelle pour apporter des réponses concrètes à la crise climatique. L’échelle comportementale ou cognitive, au sens des mécanismes cognitifs, elle est largement suffisante, et c’est là qu’on a vraiment le plus d’apport théorique, je pense, en sciences cognitives.
S : Je réinsiste sur le fait que Mathilde parle de son environnement social à elle qui est constitué de chercheurs plutôt formés en psychologie qu’en neurosciences. Sébastien nous a de son côté affirmé qu’il avait eu des retours positifs de la part de certains neuroscientifiques, et il faut aussi mentionner que son livre a reçu le . À ce sujet, mon propre livre Pourquoi notre cerveau a inventé le bien et le mal22. Debove, Stephane. Pourquoi notre cerveau a inventé le bien et le mal (2021). a reçu le même prix l’année d’après,*pardon deux ans après donc ce serait assez rigolo de ma part d’en dire du mal . Néanmoins, reste à savoir pour quelles raisons ce prix a été décerné au Bug humain. Si c’est pour sa présentation de comment le circuit de la récompense est impliqué dans nos comportements de consommation, il y a peu de choses à redire là-dessus. Par contre, si c’est pour laisser penser que les neurosciences seront utiles dans la lutte contre le changement climatique, là on serait plus en désaccord avec le jury.
J’ai ensuite demandé à Mathilde si elle pouvait me résumer les principaux points de désaccord avec cette idée qu’on aurait des zones du cerveau qui nous poussent à de mauvais comportements écologiques. Elle m’en a cité trois. Ce sont des reproches généraux faits à de mauvais discours, qui ne sont pas forcément dirigés contre le livre de Sébastien Bohler.
M. Mus : La première, et qui a été mise en avant par beaucoup de gens, c’est que c’est très réductionniste comme théorie. Donc, notamment, penser que la prise de décision s’explique principalement par l’activité du circuit de la récompense et du coup, de l’activité de la dopamine spécifiquement. C’est assez réductionniste. On sait qu’il y a tout un pan des neurosciences qui s’intéresse à la prise de décision avec le lobe frontal qui est impliqué, plein d’autres zones… […]
Deuxièmement, penser que le circuit de la récompense va forcément nous pousser dans un sens anti-écologique, je pense que c’est également une erreur puisque, par exemple, si vous faites partie d’un groupe de gens qui sont végétariens et que vous-même, vous ne l’êtes pas, peut-être qu’au début, quand vous allez manger de la viande, vous allez encore avoir cette petite décharge de dopamine positive et, en fait, comme tout votre groupe social va plutôt être contre le fait de manger de la viande, au bout d’un moment, le circuit de la récompense va se recalibrer et va plutôt vous envoyer des signaux positifs pour ne pas manger de la viande. Donc, vraiment, le circuit de la récompense, il n’a pas vocation à être nécessairement anti-écologique dans sa portée.
Et un dernier argument, je dirais, c’est le fait que penser que les zones du cerveau nous déterminent à agir contre l’écologie peut entraîner une certaine déresponsabilisation. On pourra peut-être y revenir. On sait, dans les études de sciences cognitives, que la sensation de contrôle sur ses actions est quelque chose qui motive l’action. Donc, à l’inverse, ne pas sentir de contrôle sur ses déterminants psychologiques, ça peut être quelque chose qui paralyse plutôt que motive à l’action.
S : Vous pourrez retrouver la vidéo complète de mon interview avec Mathilde sur ma chaîne secondaire, lien en description. Ses critiques rejoignent en tout cas les nôtres et nous confortent à penser qu’on n’est pas complètement à côté de la plaque : un certain nombre de chercheurs et chercheuses en sciences comportementales sont plutôt circonspects sur l’intérêt des neurosciences dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Rodolphe, t’as besoin que je te définisse ce que ça veut dire « circonspect » ?
R: Je sais que c’est le sentiment que j’ai éprouvé à la lecture de la première version de ce script. Passons maintenant à notre échange avec Sébastien Bohler, auteur du Bug Humain11. Bohler, Sébastien. Le Bug humain (2019)., 33. Bohler, Sébastien. Striatum (2023). et de Striatum, qu’on a contacté pour lui présenter nos scripts et donc nos critiques…
3. La parole à la défense
R : Avant de présenter sa réponse, il est important de noter qu’on a rien de personnel contre Sébastien. Pour l’avoir rencontré physiquement, il y a plusieurs années, je peux même témoigner, personnellement, qu’il est très sympa. Les idées qu’il défend peuvent se retrouver chez d’autres personnes, et on ne s’intéresse à lui que parce que son livre Le bug humain a connu un certain succès, et a contribué à l’idée que notre cerveau nous poussait à détruire la planète. La BD de Jean-Marc Jancovici, Le monde sans fin, ouvrage le plus vendu de l’année 2022, y a aussi consacré plusieurs planches dans lesquelles Sébastien Bohler apparaît. Il nous a donc paru important d’évoquer ce livre et nous remercions son auteur d’avoir bien voulu répondre à nos critiques de façon constructive – ça ne se passe pas tout le temps comme ça.
S : On va vous montrer quelques extraits de notre entretien mais il est visionnable dans son intégralité sur ma chaîne secondaire, lien en description. On a commencé par demander à Sébastien de nous réexpliquer, très concrètement, en quoi les neurosciences pouvaient être utiles pour changer les comportements. Il a commencé par citer des exemples pas directement liés au changement climatique, donc on vous les résume et on vous laisse aller voir l’entretien complet si vous voulez plus de détails là-dessus. Il a cité l’exemple de la justice aux États-Unis qui s’appuie parfois sur des études de neuroscience pour déterminer à quel point les gens sont responsables de leurs actes, notamment les mineurs. Il a aussi cité le domaine médical, où la stimulation de certaines régions du cerveau permet de soigner certains troubles, et par exemple sortir un fumeur de sortir de son addiction. Il a parlé de neuromarketing qui utilise des images d’activation du cerveau pour savoir ce que les gens préfèrent. Et il a parlé des aspects déculpabilisants des neurosciences. Ensuite, il a développé la question écologique plus précisément :
S. Bohler : ce que montrent les études en neurosciences c’est notamment que le cerveau humain, et notamment le système de récompense, par exemple celui qui va s’activer quand vous gagnez de l’argent, il ne va pas s’activer de la même façon en fonction de l’éducation que vous avez reçue.
[…]
quand on voit que le cerveau est plastique à ce niveau-là, c’est que la façon dont on va diffuser des normes pour valoriser les individus, soit d’après une norme égocentrée, soit d’après une norme altruiste, va avoir un effet sur la façon dont leur cerveau va les récompenser par rapport à tel type de comportement. Et donc la norme sociale a le pouvoir de façonner les cerveaux. […]
Donc ça c’est un point très important que je veux faire passer, ce n’est pas gravé dans le marbre, il y a une tendance qui va s’exercer par exemple vers des comportements consuméristes, si on ne fait rien de particulier, ou si on encourage le consumérisme, mais le système peut être recâblé vers des comportements altruistes si on promeut une norme qui encourage les personnes à le faire et qui leur donne le désir de le faire.
R: Les neurosciences permettraient donc de prouver que le social ou le politique ont un impact profond sur nos cerveaux. Mais, comme le souligne Sébastien, ces résultats ne sont pas nouveaux.
S. Bohler : je ne suis pas en train de dire qu’il était nécessaire de faire passer les neurosciences par là pour le savoir, simplement le voir et constater à quel point y compris ce système qui a été sélectionné par des millions d’années d’évolution supposée être gravé dans le marbre, ne l’est pas. […]
Et donc ça on a des arguments à la fois de la psychologie sociale et des neurosciences qui convergent vers cette idée-là, et qui à mon avis donne d’autant plus de légitimité à cette idée-là, et qui doit pouvoir nous encourager à mettre les bouchées doubles pour aller dans cette direction, parce qu’évidemment quand on a plusieurs approches qui convergent vers un même constat, ça a d’autant plus de force.
R : Sébastien a ensuite évoqué un deuxième intérêt aux neurosciences :
S. Bohler : Après je rajouterais personnellement que les neurosciences, moi je vois auprès de mes lecteurs, de ceux qui viennent témoigner de l’apport qu’a pu avoir ce livre sur leur vie, il y a des gens qui me disent je pressentais ces choses-là mais je réagissais pas au moment du Black Friday, je sautais de mon canapé, je prenais ma carte bleue je me préparais à aller faire des achats je sentais qu’il y avait quelque chose là-dedans qui clochait un petit peu, maintenant le fait de me dire ah oui, il y a mon striatum qui en fait me donne de la dopamine quand je fais ça ça me permet d’avoir un moment de recul, un moment où je peux prendre de la distance en objectifiant quelque part une partie de mon comportement, en lui mettant un nom, une étiquette et une image, et c’est ça aussi le pouvoir des neurosciences, c’est de donner des images et un substrat anatomique à des choses qu’on palpe à travers le comportement […]
S : et cette réponse est intéressante puisqu’elle rejoint quelque chose que m’a dit Mathilde :
M. Mus : je suis tout à fait en accord avec l’idée que prendre conscience de ses biais cognitifs, des mécanismes qui nous poussent à agir, c’est bénéfique à l’action. C’est pour ça que les thérapies fonctionnent, on prend conscience de ses déterminants, j’aime pas le terme « inconscients », mais en tout cas qui sont pas forcément extrêmement conscients, et ça nous aide à modifier nos comportements.
S : Cela dit, Mathilde alertait aussi sur le fait que prendre conscience de ses déterminants pouvait pousser au découragement, si on les présentait comme profondément ancrés et inflexibles :
M. Mus : il y a eu beaucoup de revues systématiques et de méta-analyses44. Cheung, Shu Fai & Chan, Darius. The Role of Perceived Behavioral Control in Predicting Human Behavior: A Meta-Analytic Review of Studies on the Theory of Planned Behavior (2000)., 55. Hagger, Martin S. et al. Perceived Behavioral Control Moderating Effects in the Theory of Planned Behavior: A Meta-Analysis. Health Psychology: Official Journal of the Division of Health Psychology, American Psychological Association (2022). sur le lien général entre se sentir en contrôle de ses actions, de ses déterminants de pensée, etc. et certains types de comportements dans la santé, par exemple, ou d’autres domaines qui ont été plus étudiés. […] de manière générale, on sait que le sentiment de contrôle perçu sur ses actions est quelque chose qui est très important pour se mettre à agir.
S : Donc, si j’ai bien compris, mais c’est pas sûr que j’ai bien compris, et tout ça a l’air de reposer sur de la littérature en psychologie aux résultats assez… hétérogènes on va dire, faire prendre conscience aux gens de leurs déterminismes les aiderait à se bouger, mais uniquement si on ne leur dit pas que ces déterminismes sont absolus. En gros, il faut dire aux gens qu’ils sont un peu déterminés mais pas trop quand même.
R : Merci pour ta reformulation de spécialiste. Pour revenir à notre entretien avec Sébastien, pour être bien sûrs qu’on n’avait pas mal interprété son livre, on lui a demandé de nous résumer le message principal qu’il avait voulu faire passer avec. Écoutez-bien c’est intéressant :
S. Bohler : le message que j’ai voulu faire passer en écrivant Le bug humain, c’était d’essayer de répondre à une question que se posaient beaucoup les gens à cette époque-là, […] c’est la question de l’incohérence de nos comportements, […] la prise de conscience de l’urgence de changer de mode de vie à une grande échelle, et d’un autre côté, au quotidien, l’incapacité à le faire. […]
Le message c’est de se dire qu’on a une vulnérabilité avec ce cerveau qui va prendre tout ce qui lui permet de consommer si on lui donne et que cette vulnérabilité se retrouve face à une offre aujourd’hui qui est proposée par tout un appareil de production industrielle et que c’est la rencontre entre les deux qui va faire le drame dans lequel on est.
[…] on arrive avec un cerveau ancestral dans un monde moderne, il n’y est pas adapté et la responsabilité aujourd’hui de ceux qui conçoivent le fonctionnement de nos économies et de nos systèmes politiques, c’est de se dire, il faut arrêter de sans arrêt proposer à ce cerveau ancestral pour schématiser des moyens de s’autosatisfaire en consommant toujours plus.
4. Notre avis sur cette réponse
R : On ne peut être plus d’accord avec ce dernier message : la situation actuelle est bien le fruit de la rencontre entre un cerveau évolué et un environnement social et politique particulier. C’est ce fameux interactionnisme dont on vous parlait dans la première vidéo. En fait, nous sommes d’accord sur plusieurs points importants avec Sébastien et notre première partie ne diverge pas beaucoup de tout ce qu’il a pu nous raconter pendant l’interview ou de la manière dont il aurait aimé que son livre soit compris. Reste deux grands points de désaccord. D’abord, nous pensons, jugement subjectif donc, que le message principal qui ressort à la lecture de ce livre n’est pas celui de cette rencontre entre un cerveau évolué et un environnement social et politique particulier. Je vais laisser Stéphane s’exprimer là-dessus puisqu’il a lu son livre plus récemment que moi et a également lu le dernier ouvrage de Sébastien Bohler, Striatum : comment notre cerveau peut sauver la planète33. Bohler, Sébastien. Striatum (2023)..
S : Mais avant de vous dire pourquoi je pense ça, je veux réinsister sur le fait que Le bug humain n’est pas complètement fataliste. Beaucoup de ses détracteurs ont trop tendance à le caricaturer, et oublient que le sous-titre du livre n’est pas « pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète » mais « pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher ». Parce qu’on retrouve bien dans cet ouvrage l’idée que le striatum pourrait être contrôlé par d’autres zones :
S: et Sébastien a aussi écrit noir sur blanc que
R : Donc jusque-là tout va bien. On retrouve d’ailleurs des éléments qu’on vous a présentés dans la première partie.
S : Par contre, les trois quarts du livre sont quand même consacrés au striatum seul, et pas à son interaction avec le cortex préfrontal ou avec l’environnement culturel. Et le striatum est bien présenté à plusieurs reprises comme inflexible et incontrôlable. La citation qui ouvrait cette vidéo vient par exemple du Bug Humain. Elle montre, pour nous, ce côté fataliste :
S : Plus loin, Sébastien insiste encore beaucoup sur la nocivité du striatum :
R : Ces propos suggèrent une fuite en avant, mais comme on l’a évoqué dans la première vidéo, l’évolution conduit rarement à une fuite en avant, il existe presque toujours des garde-fous.
S : Sébastien est toujours dans l’exagération lorsqu’il écrit que :
R : Nous ne sommes bien sûr pas incapables de nous contrôler, c’est juste difficile. Et vu l’épaisseur de nos codes civils, il paraît difficile d’affirmer qu’il est devenu interdit d’interdire.Toutes ces exagérations ne servent pas l’idée que le comportement humain serait le résultat d’une rencontre entre une biologie et un environnement. Elles servent plutôt l’idée que la biologie serait seule maîtresse à bord.
S : Tout ça fait que la rencontre entre le striatum et l’appareil de production industrielle qu’il affirme être le message central de son livre est, pour nous, difficile à percevoir. Ça s’en ressent un peu d’ailleurs dans la couverture médiatique du livre à sa sortie. L’origine de ces exagérations, ou en tout cas de ce qu’on considère être des exagérations, on pense avoir mis le doigt dessus lors de notre interview :
S. Bohler : D’une part, j’avais cette espèce de colère contre nos incohérences, et en même temps, étant dans le monde éditorial des neurosciences, je n’arrêtais pas de voir des titres de bouquins. « Notre cerveau, ce truc fantastique, le plus grand organe de l’univers, l’objet le plus compliqué, le cerveau, c’est une merveille. » Et quand je regardais le résultat net de l’action de 8 milliards de cerveaux, je me disais que c’est une catastrophe, ce truc. Et ça m’a semblé intéressant d’arrêter de dire que le cerveau était juste une machine parfaite, et de montrer qu’elle avait aussi des gros problèmes de cohérence interne.
R : Sébastien a probablement voulu brosser un portrait sans concessions et sans complaisance de notre cerveau. Il a écrit son livre en réaction à des discours qu’il juge trop positifs et optimistes, mais en faisant ça, il est peut-être allé trop loin. C’est un peu comme s’il avait voulu rétablir un excès d’optimisme par un excès de pessimisme. Et, peut-être que pour compenser la mauvaise couverture médiatique sur le sujet, c’est une bonne stratégie, ça permet de dire “Attention, tout n’est pas rose avec notre cerveau”. Mais ça aboutit à un livre qui porte, à notre avis, une vision plutôt caricaturale et pessimiste de notre cerveau.
S : Notre dernier point de désaccord concerne l’apport concret des neurosciences pour la lutte contre le changement climatique. Comme l’a reconnu Sébastien lui-même, les neurosciences n’ont souvent fait que re-découvrir des choses que les sciences sociales savaient déjà. Elles se sont souvent cantonnées à un rôle de photographe, à faire des jolies photos du cerveau, un rôle peu utile quand on veut changer les comportements. On peut présenter ça en disant que les neurosciences ont confirmé des résultats des sciences sociales, et ça devient un peu plus flatteur, mais dans tous les cas nous ne sommes pas d’accord pour appeler ces découvertes « révolutionnaires » comme il le fait dans son livre.
S: En lisant cette critique, Sébastien nous a fait remarquer que c’était facile de qualifier de « triviales » des découvertes a posteriori, quand elles ont été faites. Ce avec quoi nous sommes en partie d’accord. C’est pas facile pour nous de s’imaginer à quel point le cerveau pouvait être mystérieux dans les années 50/60. Mais quand même, une bonne compréhension des théories évolutionnaires aurait dû conduire même les chercheurs des années 50 à ne pas être complètement surpris par l’existence de zones qui nous donnent du plaisir quand on fait quelque chose d’utile pour la survie. Et aujourd’hui, on a encore moins d’excuses. Une bonne compréhension de la théorie de l’évolution devrait nous conduire à anticiper l’existence de telles zones cérébrales. Bon ça c’est dans un monde idéal, bien sûr, je suis bien placé pour savoir que la compréhension de la théorie de l’évolution reste encore extrêmement limitée aujourd’hui, non seulement dans le grand public mais aussi chez les chercheurs qui étudient le comportement humain.
R : Dans tous les cas, remarquons que les solutions que Sébastien propose de développer pour s’opposer à son striatum, l’altruisme et la pleine conscience par exemple, ne reposent pas sur les neurosciences. La place des neurosciences dans ce livre ne semble justifiée ni par ce qu’elles apportent dans la compréhension du problème environnemental, ni par ce qu’elles apportent comme possibles solutions.
S : Reste le dernier apport mentionné par Sébastien Bohler, que nous trouvons intéressant et à creuser. Prendre conscience de ses déterminismes pourrait permettre à certaines personnes de se rebeller et de passer à l’action. Les neurosciences serviraient dans ce cas à cristalliser nos angoisses écologiques sur un ennemi, un ennemi qu’on aurait envie de qualifier d’ « extérieur » mais qui serait pourtant paradoxalement logé au plus profond de nos cerveaux. De nos recherches et de notre entretien avec Mathilde, il semblerait quand même que l’on manque cruellement d’études sur les effets précis de ces discours insistant sur les neurosciences, et que les existantes ne soient pas très concluantes. Sébastien nous a indiqué avoir reçu de nombreux retours positifs de personnes ayant lu son livre. Espérons qu’ils soient représentatifs parce que ce serait une bonne nouvelle.
R : Et, même si ça ne vaut rien sur le plan scientifique, que comprendre le fonctionnement de son cerveau permette de porter son attention sur des comportements contre lesquels on veut lutter me paraît une hypothèse intéressante à tester.
5. Pourquoi les neurosciences séduisent
R : Il y a une dernière question qu’on a pas encore abordée, c’est pourquoi les explications des neurosciences séduisent autant ? J’ai évoqué ce sujet avec Sébastien pendant notre entretien :
Rodolphe : Et par rapport au choix que vous avez fait des neurosciences, est-ce que vous pensez que le même ouvrage, il partirait plutôt de ce qu’on connaît en psychologie pour influencer les comportements, par exemple, aurait la même attention médiatique ou la même réussite ? Est-ce que cet angle de neurosciences, ça captive le public et ça permet d’avoir davantage de visibilité ? […]
Sébastien Bohler : Oui, il y a un effet neurosciences, un effet imagerie qui est connu. Quand on ajoute un cliché d’imagerie cérébrale ou une zone cérébrale dans une publication de sciences comportementales, on gagne en impact factor, on gagne en reprise dans les médias. Je ne l’ai pas fait pour ça, je l’ai fait parce que c’est mon domaine d’expertise et que j’adore ça. Mais je crois que ça a été un procès d’intention qui m’a été fait une fois ou deux, de profiter du fait que le cerveau est un objet à la mode.
S : Et j’ai également évoqué ce sujet avec Mathilde qui, bien qu’elle soit très sceptique sur l’apport des neurosciences dans la lutte contre le changement climatique, a quand même trouvé un intérêt potentiel à cette fascination :
M. Mus : Là où je dirais que les neurosciences peuvent être intéressantes, c’est sur le mécanisme de l’éco-anxiété. Ça, c’est intéressant, parce que sur l’éco-anxiété, des chercheurs ont vraiment montré qu’il y avait des zones cérébrales similaires, activées par l’éco-anxiété, similairement à quand on a des troubles anxieux généralisés. Donc vraiment faire conscience que l’éco-anxiété, c’est un vrai trouble d’anxiété, et ça doit être reconnu comme tel. […]
Homo Fabulus: Mais même ça, tu ne penses pas qu’on aurait pu conclure que c’est de la vraie anxiété, entre guillemets, juste avec des questionnaires classiques de psychologie, qu’on aurait pu se passer des neurosciences même pour ça ?
M. Mus : Tout à fait, mais dans le milieu un peu médical, où les recherches de neurosciences sont peut-être plus valorisées, c’est peut-être que ça envoie un signal scientifique plus fort.
Je ne suis pas d’accord avec cette idée, mais je pense qu’il peut y avoir un intérêt sociétal à vraiment montrer que ces zones-là sont impliquées. En tout cas, je pense qu’il y a des médecins qui ne seraient pas sensibles à d’autres arguments plus au niveau comportemental.
Ce qui est dommage, mais je dirais que c’est un intérêt.
Homo Fabulus : C’est des mauvais arguments, mais c’est des arguments quand même qui convainquent en pratique.
S : Vous remarquerez que le point que fait Mathilde ici, que les neurosciences permettent de faire prendre conscience à certaines personnes de la gravité de la situation, c’est exactement le même point que celui que Sébastien nous a affirmé vouloir faire, en montrant comment nos comportements consuméristes proviennent d’une structure cérébrale ancienne et commune à de nombreuses espèces. Donc on peut interpréter ce passage comme un point d’accord entre Mathilde et Sébastien : puisque les neurosciences séduisent certaines personnes, alors on peut les utiliser à notre avantage et s’en servir pour convaincre. Mais bien sûr, ça ne répond pas à la question de savoir si ce pouvoir séductif est légitime, et s’il ne l’est pas, si on a le droit de s’en servir, d’un point de vue éthique et épistémologique, pour convaincre. A-t-on le droit d’utiliser de mauvais arguments pour convaincre ?
R : Pour notre part, si on ne remet pas en cause l’existence de ce pouvoir séductif, qui est d’ailleurs documenté66. Im, Soo-hyun et al. Extending the Seductive Allure of Neuroscience Explanations Effect to Popular Articles about Educational Topics. British Journal of Educational Psychology (2017)., 77. McCabe, David P. & Castel, Alan D.. Seeing Is Believing: The Effect of Brain Images on Judgments of Scientific Reasoning. Cognition (2008)., 88. Bennett, Elizabeth M. & McLaughlin, Peter J.. Neuroscience Explanations Really Do Satisfy: A Systematic Review and Meta-Analysis of the Seductive Allure of Neuroscience. Public Understanding of Science (2024)., on pense qu’il est en partie illégitime, que les neurosciences produisent un effet un peu « poudre aux yeux ». Les causes de cet effet, on en n’est pas certains, mais on y a un peu réfléchi et on vous livre nos réflexions très subjectives sur le sujet.
S : d’abord, c’est probable que beaucoup de gens n’ont pas encore réalisé que quand ils prennent des décisions, il y a toujours des zones cérébrales qui s’activent en coulisses. Beaucoup de gens vivent toujours un peu avec cette idée que leurs comportements sont librement choisis, et puisqu’ils sont librement choisis, ils n’ont rien à voir avec des zones cérébrales qui les pousseraient à se comporter d’une certaine façon… Le résultat, c’est que ces personnes seront fascinées par ces études de neurosciences qui leur présentent des causes comportementales « matérielles » entre guillemets. Ces études pourraient suggérer à ces personnes qu’elles n’ont pas le contrôle complet de leurs comportements, une idée évidemment fascinante quand on n’a jamais trop réfléchi à la question du libre-arbitre et du déterminisme.
R : Ensuite, un discours qui fait croire qu’on est condamnés par notre cerveau permet de ne pas avoir à se poser trop de questions et permet de trouver une bonne excuse à l’inaction. C’est une posture qui peut être commode et séduisante : continuons de faire n’importe quoi, de toute manière notre cerveau nous condamne.
S : Mais remarquez que les neurosciences pourraient aussi servir à justifier l’adoption de lois très fortes pour réguler les comportements ! Si les neurosciences montraient vraiment que ce n’est pas dans la nature humaine de se restreindre, que les humains n’arriveront jamais à changer par eux-mêmes, on pourrait en conclure qu’il ne sert à rien de perdre du temps avec des politiques publiques basées sur le volontarisme, et qu’il faudrait mettre en place tout de suite des lois fortes et contraignantes. En gros, le striatum pourrait permettre de justifier de taper du poing très fort sur la table. Et ça, ça rejoint un thème que j’ai déjà abordé souvent sur ma chaîne, et notamment dans ma vidéo « Peut-on être de gauche et aimer la biologie du comportement humain ? » (). Les recherches sur la nature humaine sont souvent décriées dans certains milieux politiques qui sont persuadés qu’elles mènent droit à la catastrophe, mais quand on y réfléchit, les conséquences politiques de ces recherches sont bien plus compliquées qu’on ne le croit [Schéma 1]. Montrer que notre cerveau est naturellement mauvais peut conduire tout autant à se déresponsabiliser qu’à justifier l’adoption très rapide de lois écologiques extrêmement contraignantes.
R : Enfin, les niveaux d’explication les plus bas sont aussi souvent tout simplement plus simples, avec moins de variables et d’interactions dans tous les sens. Donc leurs explications sont plus faciles à comprendre, et on essaie de faire expliquer à un minimum de concepts un maximum de choses, sans se rendre compte qu’on va parfois trop loin. C’est peut-être en partie pour ça qu’un scientifique en neurosciences qui nous parle de société est parfois plus écouté qu’un économiste, un politologue ou un sociologue qui est pourtant à un niveau plus pertinent pour parler, par exemple, de politiques publiques.
6. Conclusion
S : En guise de mot de la fin, je voudrais commencer par relayer celui de Mathilde :
M. Mus : On a beaucoup parlé de ce que les neurosciences ou pas peuvent avoir un apport par rapport à la crise écologique. Je voudrais quand même souligner qu’on ne tombe pas dans l’excès inverse de penser que toutes les sciences cognitives, dont la psychologie environnementale et autres, ne sont pas utiles. Justement, je pense qu’au-delà des neurosciences, par contre, la psychologie environnementale et l’économie comportementale, l’anthropologie cognitive sont vraiment des disciplines qui sont très intéressantes et des disciplines aussi en dehors du champ des sciences cognitives, l’économie, la sociologie.
Homo Fabulus: Oui, oui, tu as complètement raison de le rappeler parce que […] pour le grand public, neurosciences, c’est peut-être la même chose que sciences cognitives, mais nous, dans neurosciences, on parle plus spécifiquement de toutes ces études sur les zones du cerveau, les neurotransmetteurs, etc.
S. Et ce message sur l’intérêt des sciences comportementales, vous le connaissez bien sûr, si vous suivez ma chaîne, puisque je vous ai déjà fait plusieurs vidéos pour vous parler des apports de ces sciences aux politiques publiques, notamment celle-là () et celle-là (). Et d’ailleurs, en parlant de ma chaîne j’imagine qu’un certain nombre d’entre vous devait se dire avant cette vidéo qu’une chaîne qui insiste autant sur les bases biologiques des comportements doit trouver ça génial et important les discours du type « les neurosciences nous apprennent des trucs sur le changement climatique ». J’espère que vous comprenez mieux maintenant pourquoi ce n’est pas le cas. Pour moi, les neurosciences n’étudient pas le comportement à un niveau très pertinent quand on parle de politique. Je réinsiste une dernière fois sur le fait que le problème n’est pas l’existence d’un striatum qui nous influence : c’est parfaitement vrai qu’on a des zones du cerveau en partie responsables du changement climatique, peu importe leur nom et leur localisation. Le véritable problème, c’est que cette info ne soit pas immédiatement qualifiée de triviale scientifiquement et de non pertinente politiquement. Et c’est aussi pour ça que je vulgarise la biologie du comportement. Pas seulement pour présenter une alternative aux explications du tout-culturel, ce socio-constructivisme si à la mode dans nos sociétés actuelles. Mais bien pour empêcher les discours biologiques réductionnistes trop simplistes de séduire.
R : Merci d’avoir regardé cette vidéo, merci aux chercheurs et chercheuses qui ont relu son script, merci à Sébastien Bohler et Mathilde Mus d’avoir bien voulu témoigner, et merci aux nombreuses personnes qui soutiennent nos deux chaînes financièrement. Pour ceux qui sont arrivés ici par ma chaîne, je pense que si vous avez aimé ce que vous venez de voir, le travail de Stéphane vous intéressera donc n’hésitez pas à vous abonner et à regarder ses vidéos passées. Il y a une vidéo sur le climat () qui rejoint pas mal la discussion qu’on a eue ici et, sinon, je vous recommande notamment la série sur la morale .
S : Et si par hasard vous faites partie des quelques personnes qui connaissent ma chaîne mais pas celle du Réveilleur, allez y jeter un oeil, c’est dla bonne. Bien qu’elle soit tenue par un ingénieur, elle est un bon exemple de ce que je considère être la vulgarisation scientifique la plus exigeante, la vulgarisation de synthèse, qui demande de passer en revue des masses énormes de données, souvent techniques et sur des sujets encore débattus, pour en faire une synthèse la plus fidèle, claire, et sourcée possible. Au fil des ans, je me suis progressivement désabonné de la plupart des chaînes de vulgarisation qui ne font que survoler les sujets, mais celle de Rodolphe fait partie de la poignée que je continue à suivre.
R : C’était le Réveilleur
S : et Homo Fabulus
R : et à bientôt sur le net.
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