Où serait l’espèce humaine sans le feu ? Les chasseurs-cueilleurs utilisent le feu pour sa lumière et sa chaleur bien sûr, mais aussi pour repousser insectes et prédateurs, cuisiner, préparer des colles, effectuer des rituels, produire des outils, communiquer, rendre le comportement du gibier prévisible, augmenter la productivité des terres, etc. Et bien que des études ont montré que les primates en général sont assez relax face au feu (on a des observations de chimpanzés qui gardent leur calme à l’approche d’un feu de forêt, ou de singes vervets qui n’hésitent pas à aller chercher de la nourriture dans des territoires fraîchement brûlés), seuls les humains produisent et utilisent le feu de façon routinière et dans des activités variées.
Regardez cette peinture de John Glover, un britannique ayant émigré en Australie en 1831, et ayant eu la chance de rencontrer les aborigènes de Tasmanie avant leur disparition. Remarquez-vous quelque chose de spécial ?
Ce qu’il faut remarquer, au-delà de l’utilisation du feu dans les campements, c’est le paysage : de vastes plaines dégagées, avec ça et là la présence d’un grand eucalyptus. Les biologistes pensent que ces espaces dégagés à cet endroit ne peuvent qu’être la conséquence de l’utilisation du feu par les aborigènes de l’époque pour débroussailler ces terrains. Et d’ailleurs, si vous revenez au même endroit aujourd’hui, soit 150 ans après la disparition de ces aborigènes, vous trouverez une terre redevenue forêt, comprenant toujours ces immenses eucalyptus isolés comme seuls vestiges de ces temps révolus. Les chasseurs-cueilleurs ont brûlé la terre dans presque toutes les régions du globe, tous les types d’environnement que l’on connaît.
Une grande question à laquelle essaient de répondre les archéologues, ou paléoanthropologues, c’est depuis quand ? Depuis quand l’humain a-t-il domestiqué le feu et s’en sert dans sa vie de tous les jours ? C’est une question importante car elle nous permettrait de savoir si c’est le feu qui a permis aux hominines de les aider dans leur conquête de la Terre, c’est à dire leur expansion hors d’Afrique commencée il y a environ 2 millions d’années. Car comme l’avait proposé Darwin Le Grand lui-même :
« L’art de produire et d’utiliser le feu était .. probablement la plus grande [découverte] jamais faite par l’humain, à l’exception du langage.
Quand il migre vers des climats plus froids il utilise des vêtements, construit des abris, et fait du feu ; et, à l’aide du feu, cuit des aliments qui auraient été autrement indigérables. »
Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe.
Les archéologues ont bien progressé depuis 20 ans sur la chronologie des migrations de la lignée humaine. Nous pouvons maintenant être quasi-certains que les hominines avaient déjà atteint l’actuelle Beijing en Chine il y a 1,6 millions d’années. Le peuplement de l’Europe s’est fait un peu plus tard, les traces les plus anciennes d’hominines que l’on connaisse sont en Espagne et datent d’il y a à peu près 1 million d’années. Mais la grosse surprise de ces 4-5 dernières années pour les archéologues a été de découvrir que les hominines étaient déjà présents il y a 800 000 ans en… Angleterre ! Vous avez bien lu, en Angleterre (Norfolk plus précisément), la région au pire climat du monde !!!
Par contre, là où c’est sympa de la part des hominines d’avoir choisi Norfolk, c’est que ses falaises au bord de la mer sont constamment érodées par les vagues, ce qui met à jour de nouvelles couches anciennes de sédiments pour le plus grand bonheur des archéologues.
Donc, si on résume, les hominines étaient déjà il y a 800 000 ans dans une région au climat hostile, l’Angleterre. D’où la question : le feu les a-t-il aidé à aller là-bas et à y survivre ?
Répondre à cette question nécessite d’être capable de repérer des traces de feu dans les séquences archéologiques. Ces traces peuvent être des silex chauffés, des morceaux de charbon, des os calcinés. Tous ces indices sont très souvent présents dans les campements récents de chasseurs-cueilleurs. Le problème c’est que les sociétés anciennes de chasseurs-cueilleurs mobiles auxquelles on s’intéresse n’investissaient pas beaucoup dans leur campement. Jusqu’à il y a 20 000-30 000 ans, il est quasiment impossible de trouver des vestiges archéologiques de campement. Les chasseurs-cueilleurs étaient également très économes en bois et faisaient brûler leurs branches jusqu’à la dernière écorce, ce qui fait que bien souvent les seules traces de feu qu’ils laissaient derrière eux étaient des cendres, facilement dispersées par le vent. À la limite, si vous êtes chanceux, les chasseurs-cueilleurs auront allumé un feu à l’emplacement d’un ancien feu où il restait des silex, et ces silex auront été chauffés et présenteront des marques. Enfin, il est très difficile de distinguer les feux d’origine humaine et les feux d’origine naturelle.
Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait
Les archéologues se sont quand même attelés à la tâche en se basant sur des milliers de silex sortis d’un site extrêmement bien préservé dans le sud de l’Angleterre. Parmi ces milliers de silex, aucun ne présentait de trace de feu avant 400 000 ans. À Atapuerca en Espagne le même travail a été effectué, et dans un site particulièrement riche où ont été retrouvés les plus anciens restes de Neandertal, à nouveau aucune trace de feu n’a été trouvée. Quedalle.
En France à Tautavel, dans une séquence de près de 15 m contenant des milliers d’os, notamment de cerfs mais également parfois d’humains, aucune trace de feu n’a été découverte avant d’arriver aux couches les plus superficielles, ce qui laisse supposer à nouveau que l’utilisation du feu par les hommes a été très récente.
L’analyse d’une large base de données publiée dans PNAS montre donc un changement complet en ce qui concerne l’utilisation du feu il y a environ 300 000 ou 400 000 ans. Avant cette date, très peu de traces d’utilisation du feu. Après cette date, cela commence à s’améliorer. En plus des traditionnelles traces de feu dont je parlais avant (os brûlés, charbon…), il y a 200 000 ans apparaît la première utilisation du feu pour créer des outils : des silex enrobés dans une sorte de colle, préparée en chauffant de l’écorce de bouleau à une température bien précise, tout en empêchant l’oxygène de pénétrer – un procédé difficile à maîtriser même pour les archéologues modernes.
L’utilisation du feu après 400 000 ans a aussi pu être repérée en s’intéressant aux traces d’amidon restant sur la plaque dentaire de certaines mâchoires retrouvées en Irak, et datant de 60 000 ans : les chercheurs ont pu déterminer que cet amidon avait été altéré par la chaleur.
Donc, contrairement à ce que pensait Darwin, il est possible que les hominines soient restés en Europe dans des climats froids sans utiliser le feu pendant 5, 6 ou 700 000 ans. Mais le pattern de données présenté ci-dessus peut aussi être expliqué par une autre hypothèse : les chasseurs-cueilleurs utilisaient déjà le feu avant 400 000 ans, mais uniquement de manière modérée, par exemple pour cuire des aliments « à la sauvette » lors de la chasse, une utilisation qui n’aurait pas permis aux archéologues de la repérer. Plus tard seulement les chasseurs-cueilleurs se seraient mis à utiliser le feu lors d’activités sociales au campement, et le changement des relevés archéologiques l’on observe à 400 000 ans serait donc plus le reflet d’un changement de l’organisation sociale des hominines qu’un réel début de leur utilisation du feu.
Utilisation du feu dès 1,8 millions d’années ?
La difficulté de retrouver des traces de feu, et le fait que l’absence de preuve ne signifie pas preuve d’absence, font que certains archéologues vont encore plus loin. Ils proposent que l’utilisation du feu a démarré très tôt, peut-être dès 1,8 millions d’années, peu de temps après l’apparition des premiers Homo. Parmi ces chercheurs, Richard Wrangham, dont on a déjà parlé ici, postule par exemple que l’utilisation précoce du feu est à l’origine du succès écologique humain actuel, car il a permis aux hommes d’accéder à des nourritures plus riches en énergie (viande notamment), permettant le développement d’un plus gros cerveau.
D’autres chercheurs encore pensent avoir repéré le début de l’utilisation du feu en Israël il y a 800 000 ans, quand d’autres ne le voient apparaître que de façon très récente, il y a quelques dizaines de milliers d’années.
Dans le futur
C’est donc un sujet très chaud (ha ha) en ce moment en archéologie et de nombreuses équipes travaillent dessus. Comment pensent faire les archéologues pour trancher ? De nouvelles techniques sont en train d’être développées ou appliquées à plus large échelle. Par exemple, grâce à des recherches de l’INRAP (archéologie préventive), un feu très ancien a été mis à jour mais n’a pu être repéré que par le petit cercle de pierre qui se trouvait autour. Sans ce cercle de pierres, il n’aurait pas été possible de détecter qu’il y avait eu là autrefois un feu. Cette découverte va permettre de comparer la composition de la terre se trouvant à l’emplacement du feu marqué par les pierres, et la terre se trouvant à l’extérieur du cercle de pierre, afin de pouvoir trouver des marqueurs de la présence d’un feu.
Une autre approche pour les archéologues consiste à… faire du feu, mais en utilisant des méthodes anciennes. Les manières les plus courantes de faire du feu utilisent la friction (frotter un morceau de bois contre un autre) ou les silex. Le feu par friction ne laisse aucune trace ou très peu. Le feu par silex laisse également peu de traces, mais des chercheurs ont tout de même pu montrer que les silex prenaient une forme caractéristique à force d’avoir été frappés d’une certaine façon. Ils ont ensuite fait appel au crowdsourcing pour rechercher dans des bases de données existantes si certains silex déjà connus présentaient cette forme caractéristique.
Il est également possible de s’intéresser aux autres productions humaines qui auraient permis à l’humain de s’adapter à des climats hostiles. L’idée étant que si jamais l’utilisation courante du feu n’était pas intervenue avant 400 000 ans, il faudrait expliquer comment l’humain a fait pour survivre dans des climats froids jusque là : production de graisse pour s’isoler du froid, techniques de conservation des aliments, etc.
Le meilleur pour la fin : une des techniques les plus ingénieuses consiste à chercher dans le génome humain des marqueurs sélectionnés par l’apparition de l’utilisation du feu, par exemple des marqueurs bénéfiques pour lutter contre les composés toxiques présents dans la fumée. En effet, si le feu a apporté de nombreux bénéfices à l’humain, il a également apporté ses inconvénients : la fumée de feu de bois contient des composés cancérigènes et son inhalation régulière augmente les chances de pneumonie. Repérer dans le génome humain une augmentation de marqueurs génétiques protégeant contre les pneumonies pourrait donc être une stratégie intéressante pour repérer la date de début de l’utilisation du feu par nos ancêtres humains.
[NB : ce billet est un résumé d’une présentation de Wil Roebroeks à laquelle j’ai assisté à la conférence EHBEA 2015. La présentation est visible (en anglais) sur Youtube ici]
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