Qu’est-ce qui peut énerver 140 biologistes au point qu’ils prennent la plume pour s’exprimer publiquement contre un livre ? Le 20 juin 2024, une tribune cosignée par 140 spécialistes de l’évolution est publiée sur le site de la Société Française d’Écologie et Évolution1.
Partie 1 :
Partie 2 :
Transcription des deux vidéos ci-dessous pour ceux qui préfèrent le texte.
Le livre au centre de tous les débats, c’est , sous-titré « Critique du darwinisme et du capitalisme »2, sorti en France début 2024. Rien qu’en lisant le sous-titre, « critique du darwinisme et du capitalisme », . Sauf que, des critiques du darwinisme, ils en ont déjà vu passer des tonnes. Alors pourquoi ce livre-là en particulier ? En allant lire la tribune, je me suis rendu compte que ce n’était pas tant le livre qui était attaqué que le traitement médiatique qu’il avait reçu. J’ai donc contacté le coordinateur de cette tribune, Jean-Baptiste André, directeur de recherches à l’Ecole normale supérieure, pour en savoir plus sur cette histoire.
La première chose que je lui ai demandé, c’est comment il en est venu à décider d’écrire cette tribune.
Et Jean-Baptiste confirme aussi que, même si le livre en lui-même n’était pas très bon, son intention principale avec cette tribune était de dénoncer le traitement qu’il a reçu dans les médias, et de proposer quelques conseils aux journalistes pour arriver à identifier les livres peu sérieux.
Une tribune sous forme de conseils aux journalistes donc. Hé bien glissons-nous deux minutes dans la peau d’un journaliste. Imaginez être un ou une journaliste dans une grande rédaction, et que , un auteur que vous ne connaissez pas, et qui traite d’un sujet scientifique que vous ne connaissez pas. Comment savoir s’il faut le prendre au sérieux ? Plaçons-nous même dans la pire situation, imaginons que vous n’avez pas fait de science depuis le lycée. Vous avez fait un peu de biologie au lycée mais depuis plus rien, vous avez fait prépa Lettres, Sciences po et intégré la rédaction du Monde derrière. La question que je vous pose, c’est, sans même ouvrir ce livre sur votre bureau, écrit par un auteur inconnu qui traite d’un sujet inconnu, est-ce que vous pouvez déjà vous faire une idée de sa qualité rien qu’à sa couverture ? Aussi surprenant que ça puisse paraître, la réponse est oui. Parfois, la couverture d’un livre permet déjà de se faire une idée de sa qualité. Voilà trois raisons pour lesquelles vous devriez vous méfier.
1. Une production scientifique doit être validée par des revues à comité de lecture
La première raison pour laquelle il faut se méfier de ce livre c’est que son auteur n’a jamais publié ses idées dans des revues scientifiques à comité de lecture. probablement, en science, quand on obtient un résultat, on ne le publie pas tout de suite comme ça en écrivant un livre ou un article que l’on met en ligne. D’abord, l’article doit être revu et évalué par des pairs, c’est-à-dire par d’autres chercheurs spécialistes du domaine. Et c’est seulement si cette évaluation est positive que l’article est accepté pour publication. Bien que cette méthode ne soit pas parfaite, elle constitue un premier bon filtre des mauvaises idées ou des mauvaises méthodologies. Et après ça, les scientifiques essaient de répliquer les travaux qui ont été publiés par d’autres. C’est un deuxième filtre, encore plus puissant que le premier. Ce n’est que lorsqu’un résultat a été publié et répliqué plusieurs fois que l’on ne commence à lui accorder une confiance importante. Or là, le livre de Milo fait tout le contraire. Il n’a jamais été évalué par des spécialistes de l’évolution et ses idées n’ont jamais été publiées dans des journaux spécialisés.
Comment faire pour vérifier si un auteur a publié dans des revues à comité de lecture quand vous êtes journaliste ? C’est assez facile, il suffit d’entrer le nom de l’auteur sur Google Scholar.
C’est important de comprendre ça. La confiance à accorder à un livre, même publié dans une grande maison d’édition, doit rester faible si ce livre ne repose pas sur des idées évaluées et répliquées dans des journaux à comité de lecture. la forme d’un livre ne signifie qu’une chose, c’est qu’un éditeur a estimé qu’il allait pouvoir en vendre suffisamment de copies pour se faire un petit bénéfice. Ça ne dit rien intrinsèquement sur la qualité de ces idées.
Donc, première leçon, pour évaluer la crédibilité d’une production scientifique, vérifiez qu’elle ait d’abord été publiée dans des revues à comité de lecture.
2. Les révolutions sont extrêmement rares en science
Deuxième drapeau rouge, le livre de Daniel Milo se présente ostensiblement comme révolutionnaire, puisqu’il entend remettre en question une théorie scientifique extrêmement solide, le darwinisme. En feuilletant le livre, vous trouverez des affirmations comme :
Contrairement à ce que M. Milo dit, rebaptiser le darwinisme n’est pas une proposition modeste. Quand vous cherchez à amender une théorie sur laquelle travaillent des milliers de chercheurs depuis des dizaines voire centaines d’années, vous êtes en train de proposer une révolution. , c’est extrêmement rare. Ça n’arrive pas tous les quatre matins, et ça n’arrive pas non plus sous la forme d’un seul livre écrit par une seule personne, précisément à cause de ce que j’expliquais avant, du fait que la science avance un article à la fois, que les chercheurs publient leurs découvertes sous la forme d’une multitude de petites découvertes qui sont chacune examinées scrupuleusement.
Les révolutions scientifiques sont extra-ordinaires, au sens premier du terme, au sens de très peu courantes. Et vous connaissez le dicton, les affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires. Parce que le livre de M. Milo prétend remettre en question une des théories les mieux établies en science, il faut lui demander un niveau de preuve encore plus élevé qu’à n’importe quel autre ouvrage. Il faut attaquer sa lecture en étant très exigeant. Et bien sûr, cette exigence ne sera jamais assouvie avec des idées n’ayant jamais été évaluées par des pairs, on en revient au premier point.
Donc, deuxième conseil aux journalistes : lorsqu’un ouvrage inconnu atterrit sur votre bureau, s’il se présente comme une révolution ou une remise en question d’un consensus, levez un sourcil, et peut-être même les deux.
3. Attention aux livres scientifiques qui semblent brosser idéologiquement dans le sens du poil
La troisième raison de se méfier de « La survie des médiocres » avant même de l’avoir ouvert c’est parce que son auteur a jugé bon d’écrire dessus qu’il s’agissait non seulement d’une « critique du darwinisme » mais aussi d’une « critique du capitalisme ». C’est une nouvelle fois un drapeau rouge, pour deux raisons. La première c’est que ça ressemble à une façon pour l’auteur de nous amadouer avec des considérations idéologiques et non scientifiques, de nous faire relâcher notre vigilance épistémique en montrant qu’il appartient à un certain camp politique.
Et cette connexion faite entre darwinisme et capitalisme est aussi un drapeau rouge parce qu’il est bien connu en philosophie des sciences qu’on ne peut pas passer du descriptif au normatif. Des grands philosophes comme David hume4 ou John Stuart Mill5 ont notamment étudié la question. qu’on trouve de la compétition dans la nature par exemple que ça veut dire qu’il faut que nos sociétés humaines soient compétitives elles aussi. Et donc il est impossible, comme le prétend Milo, que l’étude du monde vivant puisse nous informer sur la légitimité de certaines idéologies et du capitalisme en particulier. Il est logiquement impossible de remettre en question le capitalisme en remettant en question le darwinisme. Il s’agit d’une erreur de raisonnement, qu’on appelle le sophisme ou paralogisme naturaliste.
Donc, attention, journalistes, restez vigilants face à vos propres biais idéologiques, concentrez-vous sur la véracité des faits sans laisser vos préférences politiques personnelles influencer votre jugement. Et dès que quelqu’un pense pouvoir tirer des leçons politiques de ce qui se passe dans la nature, drapeau rouge. C’est vrai pour tout le monde, pas que les journalistes bien sûr, mais eux ont ont tout de même une responsabilité supplémentaire à cause de leur audience. C’est pour ça que la tribune des 140 biologistes leur est adressée. Face à un tel livre, vérifiez que ses idées ont été préalablement publiées dans des revues à comité de lecture, demandez-leur un niveau de preuve bien plus élevé si elles se prétendent révolutionnaires, et méfiez-vous de toutes les théories scientifiques qui semblent vous brosser idéologiquement dans le sens du poil, ou qui souhaitent tirer des leçons politiques à partir de l’observation de la nature.
4. Résumé du livre
Bon, même si la tribune des chercheurs ne portait pas là-dessus, j’imagine que vous ne seriez pas satisfaits si je m’arrêtais là et ne vous disais pas pourquoi le livre n’est pas convainquant d’un point de vue purement scientifique. Pour ça, on ne peut évidemment plus s’arrêter à la couverture du livre et il faut le lire attentivement. Commençons donc par un petit résumé.
L’idée générale du livre est dire que la nature n’est pas le royaume du tout-optimisé et du tout-compétitif comme on le croit souvent. Selon M. Milo, dans la nature on ne trouve pas d’êtres vivants parfaits et parfaitement optimisés, mais simplement des êtres vivants « assez bon », « good enough » comme le dit le titre de son livre en anglais, ou « médiocres » comme le dit le titre de son livre en français. Il utilise notamment l’exemple de la girafe pour illustrer cette idée, qui, bien qu’un exemple classique d’explication darwinienne, ne serait pas adaptée selon lui :
M. Milo reproche aussi à Darwin son analogie avec la sélection artificielle. Selon lui, la sélection naturelle ne pouvait pas être comparée à la sélection artificielle, parce que si , la sélection naturelle, elle, n’a pas de telles intentions :
Au contraire, beaucoup de choses dans la nature sont inutiles pour lui :
Pour Milo, la nature ne fonctionne pas selon le principe « innove ou meurs », mais plutôt « on ne change pas une équipe qui gagne ». Il pense que la survie dans la nature est assurée par la stagnation, et non par l’innovation constante :
Il critique également l’idée que la sélection naturelle serait une force dominante dans l’évolution. Selon lui, elle n’est qu’une force parmi d’autres et pas la plus importante :
Il fait remarquer que si les êtres vivants étaient si bien optimisés, alors, pour un trait spécifique, on ne devrait trouver qu’une seule valeur. Or on trouve dans la nature de nombreuses valeurs pour un même trait, ce qu’il appelle des « gammes quantitatives » :
De même, il observe que la nature n’est souvent pas économe mais se caractérise au contraire par un énorme gaspillage, ce qu’il appelle la « tropéité » : trop d’ADN poubelle, trop de spermatozoïdes, trop d’un peu de tout. Il en conclut que la théorie de Darwin est à revoir.
Il s’attarde ensuite sur le cas de l’humain, qui avec son énorme cerveau qui force les bébés à naître immatures, représenterait un cas particulièrement frappant de sélection naturelle qui n’optimise pas :
Milo propose enfin une théorie personnelle sur la raison du succès de l’espèce humaine, malgré cet encombrant cerveau. Selon lui, ce succès serait dû en partie à une capacité à se projeter dans le futur. Je ne m’étends pas sur cette théorie, puisqu’elle ne critique pas le darwinisme à proprement parler. Je me contente juste de noter que c’est une théorie qui n’est pas prouvée et qui est couchée dans des termes parfois assez obscurs.
La dernière chose intéressante à mentionner dans ce livre c’est la connexion que l’auteur établit entre darwinisme et capitalisme. Comme il le dit lui-même :
Autre citation sur le même sujet :
Daniel Milo est très clair que les biologistes ont une responsabilité forte dans le succès actuel du capitalisme, et les accuse même de trahison :
Il en profite également pour s’attaquer violemment à Darwin :
En résumé, Daniel Milo écrit un livre pour expliquer que la nature n’est pas si optimisée et compétitive qu’on le croit, que cette image fausse est en grande partie due à Darwin et aux biologistes incapables de se remettre en question, et qu’elle est à l’origine du succès du capitalisme aujourd’hui.
5. Problèmes scientifiques
Bon, par où commencer ? Si vous connaissez un peu la biologie de l’évolution, ya pas mal de choses dans ce que je viens de vous présenter qui ont dû vous hérisser le poil.
Déjà, ya plein de petites erreurs factuelles par-ci par-là, comme quand M. Milo postule que la girafe subit des taux de mortalité très élevés à cause de ses longues jambes7. Ça lui arrive aussi souvent de faire du cherry-picking, c’est-à-dire, pour illustrer un phénomène, de ne sélectionner que les études qui l’arrange. Par exemple, pour montrer que la nature n’est pas optimisée, c’est très facile de sélectionner quelques études qui montrent que certains traits ne sont pas optimisés en passant sous silence tous les autres. Mais à la limite, tout ça c’est du détail.
Le problème principal du livre, c’est qu’il se bat contre un . M. Milo ne se bat pas contre le darwinisme mais contre une caricature du darwinisme qu’il a lui-même créé de toutes pièces. C’est-à-dire que tous les reproches qu’il fait aux biologistes, tous les amendements qu’il propose au darwinisme sont en réalité déjà pris en compte, et souvent depuis longtemps.
Par exemple, sur l’existence d’inutilité dans la nature, elle est parfaitement connue depuis longtemps. Nos muscles inutiles, nos os inutiles, nos organes inutiles sont expliqués comme des héritages de nos ancêtres chez qui ils servaient à quelque chose. Ces traits ne sont peut-être plus utiles aujourd’hui mais ils l’étaient autrefois, et donc parfaitement explicables par la sélection naturelle. Et il n’y a pas de mystère à ce qu’ils n’aient pas encore disparu aujourd’hui parce que, par exemple, ils peuvent être liés à d’autres traits toujours utiles. M. Milo aime beaucoup analyser les traits isolément, indépendamment les uns des autres, et il en conclut donc souvent qu’isolément ils ne sont pas optimisés. Mais en prenant du recul, on se rend compte que parfois l’optimisation n’existe pas au niveau d’un seul trait mais au niveau de plusieurs traits indissociables, et qu’améliorer l’un ne pourrait pas se faire sans détériorer l’autre. C’est ce qu’on appelle des compromis, des « trade-offs », et ces compromis entre différents traits sont une des façons pour le darwinisme moderne de rendre compte de la persistance de traits « inutiles », mais en réalité, ce compromis est lui-même souvent optimisé. Ya d’autres façons d’expliquer l’inutilité ou la sous-optimisation, mais celle-là est assez facile à comprendre je pense.
La célèbre queue du est un parfait exemple de compromis. M. Milo dirait sûrement que cette queue est une aberration, qu’elle est inutile, qu’elle n’est pas optimisée. Mais l’explication classique du darwinisme, c’est que ce trait non optimal du point de vue de la survie pure est conservé car il apporte des bénéfices du point de vue de la reproduction. En d’autres termes, ce que M. Milo appelle de la médiocrité, c’est bien souvent avant tout du compromis. Son livre aurait tout aussi bien pu s’appeler « la survie du compromis » plutôt que « la survie des médiocres », mais alors on se serait rendu compte que cette idée est très banale et prise en compte en biologie depuis longtemps.
M. Milo accuse les évolutionnistes modernes d’être pan-sélectionnistes, c’est-à-dire de voir de la sélection naturelle partout, et d’en faire souvent l’explication par défaut pour un trait. Pourtant, il reconnaît ailleurs lui-même qu’il existe des recherches sur le neutralisme en biologie. Mais il les met de côté comme limitées au niveau génétique :
Pourtant, même au niveau phénotypique, ça fait longtemps que les biologistes ont conscience des dangers de voir des adaptations partout. On cite souvent le papier « spandrels » de Gould et Lewontin sur ce sujet6, qui pour moi était aussi un très mauvais papier basé sur une caricature du darwinisme, mais qui a le mérite de prouver qu’on discute de ces sujets en biologie depuis au moins les années 706. Alors après, M. Milo pourra toujours dire que même si ça a été discuté, ça n’est toujours pas assez pris en compte dans les faits, que les biologistes sont encore trop adaptationnistes. Mais à ce moment-là, il faudrait qu’il nous explique quel est le bon niveau d’adaptationnisme. Et c’est là un des gros points faibles de sa critique. Quand vous avancez qu’il y a « trop » de quelque chose dans la nature, ou trop de quelque chose dans un champ scientifique, vous devez indiquer ce que serait la bonne quantité. M. Milo reconnaît même avoir été confronté à ce problème lors de l’écriture de son livre :
Par contre, il n’a jamais pris la peine de proposer une réponse. Pourtant, il existe dans la recherche actuelle en biologie des méthodes empiriques qui permettent d’y répondre partiellement, en évaluant par exemple la force de la sélection naturelle face à la force de la dérive génétique. Mais M. Milo ne les cite pas et ne nous indique jamais quels critères permettent de reconnaître qu’un trait est sous-optimisé, ou qu’un trait n’est plus soumis à la sélection naturelle. M. Milo ne met jamais les mains dans le cambouis pour ainsi dire.
Pareil pour le fait de voir des adaptations partout. Si vous avez suivi ma série sur la psychologie évolutionnaire (), vous savez que postuler des adaptations a un gros avantage, c’est que ça permet de générer des hypothèses qui peuvent être testées. Postuler qu’une protéine, un organe ou un comportement a une certaine fonction a ce qu’on appelle un pouvoir heuristique important, ça permet de découvrir des propriétés de ces systèmes, parce que la fonction et les propriétés d’un système sont souvent liés.
[Schéma 1]
Au contraire, postuler qu’un certain phénotype est arrivé par hasard, ça fait très peu, voire pas de prédictions qui peuvent être testées. Donc une nouvelle fois, c’est pas pour rien que beaucoup de chercheurs font passer les hypothèses adaptatives en premier : c’est parce qu’elles permettent de générer des prédictions qui peuvent être testées. Mais pour le savoir, il faut une fois de plus avoir mis les mains dans le cambouis, avoir essayé soi-même de séparer les hypothèses adaptatives des hypothèses basées sur le hasard.
Enfin, penser que le darwinisme voit la nature comme le domaine de la loi du plus fort, là où « tout est compétition », c’est faire une nouvelle fois preuve d’une formidable méconnaissance du domaine. Darwin lui-même avait étudié la vie en groupe et la coopération dans le monde vivant. Au début du XXe siècle Kropotkine écrit un livre qui s’appelle littéralement « »8. Et tout au long du XX et XXIe siècle, les biologistes n’ont pas cessé de redorer le blason coopératif du monde vivant, non seulement dans les revues scientifiques mais aussi dans des livres grand public, avec des auteurs comme 9, ou 10. Bref, les biologistes savent et vulgarisent depuis longtemps l’idée que la sélection naturelle ne favorise pas que les individus les plus compétitifs, mais aussi ceux qui coopèrent et s’entraident. Et ça ne remet pas du tout en question le darwinisme puisqu’on peut reformuler ça en disant que coopérer est un excellent moyen d’être compétitif. Dit autrement, c’est toujours la loi du plus fort qui règne dans la nature, mais très souvent, l’union fait la force.
M. Milo ne peut pas l’ignorer complètement puisqu’il écrit
Mais bizarrement, ça ne l’empêche pas d’écrire quand même tout un livre pour descendre en flammes ces mêmes biologistes.
En résumé, d’un point de vue scientifique, le livre de Milo présente des approximations factuelles et du cherry-picking, mais son problème principal est d’avoir créé de toutes pièces une version caricaturale du darwinisme pour ensuite le descendre facilement. La théorie moderne de l’évolution est bien plus complexe et nuancée que ce qu’il décrit. À la limite, je veux bien reconnaître que dans le grand public, la sélection naturelle soit encore vue comme la loi du plus fort, la loi de la jungle, un espace où la compétition et l’optimisation sont la règle. Mais ce n’est plus la vision des biologistes depuis longtemps. Il aurait été plus approprié de sous-titrer son livre « critique du darwinisme du grand public », « critique du darwinisme de comptoir », ou « critique du darwinisme auquel j’adhérais avant ». Parce que comme M. Milo le reconnaît lui-même, jusqu’à récemment il n’avait jamais ouvert un livre de biologie. Mais ce n’est pas parce que lui avait mal compris la théorie de l’évolution qu’il doit supposer que tous les biologistes en avaient fait de même.
6. Erreurs de raisonnement et paralogisme naturaliste
Le deuxième gros problème de ce livre, c’est le mélange des genres scientifiques et politiques, qui a été bien remarqué par les signataires de la tribune, on en a déjà parlé, mais sur lequel j’aimerais revenir. Ce n’est pas spéculer que d’affirmer que M. Milo avait une autre idée en tête que l’amélioration des théories scientifiques en écrivant son livre. Dès l’introduction, il écrit en effet :
Quelques lignes plus bas, il précise encore sa pensée de façon on ne peut plus claire :
Autrement dit, M. Milo fonce tête baissée dans ce que l’on appelle le paralogisme naturaliste, la croyance que ce qui se passe dans la nature peut ou doit nous informer sur la façon dont on devrait construire nos sociétés. Il s’agit d’une erreur de raisonnement, ou d’un biais cognitif, mais comme je vous en ai parlé dans ma vidéo « Peut-on être de gauche et aimer la biologie du comportement humain ? » (), c’est une des raisons principales pour lesquelles la biologie de l’évolution est si souvent mal aimée et attaquée. Comme beaucoup de personnes pensent que tout ce qui se trouve dans la nature doit être conservé, imité et adoré, le darwinisme compris comme la loi du plus fort est vu comme l’ennemi à abattre. Comme nous le rappelait Jean-Baptiste :
Là où ça devient cocasse, c’est que M. Milo reconnaît à un moment que le paralogisme naturaliste est une erreur de raisonnement :
Mais ça ne l’empêche pas de faire tout un livre pour dézinguer le darwinisme comme si ça allait faire reculer le capitalisme. À tel point qu’on se demande s’il est vraiment lui-même convaincu qu’il s’agisse d’une erreur de raisonnement. Il parle même à deux reprises d’une alliance objective entre le néodarwinisme et le néolibéralisme !
Alliance objective, il me semble que c’est une expression non ambigue. Si on voulait être charitables, on pourrait supposer qu’il parle d’une alliance objective dans la tête des gens. Peut-être que M. Milo est lui-même réellement convaincu que le paralogisme naturaliste est une erreur de raisonnement, mais qu’il pense que la majorité des gens n’arrivera pas à s’en extraire. Bon moi j’appellerais plutôt ça une alliance subjective mais admettons que ce soit ce qu’il veut dire.
Déjà, même si c’est dur de s’en extraire, ça ne veut pas dire que ce soit impossible, que le paralogisme naturaliste soit, comme il l’écrit lui-même à un moment, une « idole impossible à déloger ». Par exemple, insister sur le fait qu’on trouve plein d’, ou qu’on se bat contre « le naturel » chaque fois qu’on prend un , c’est-à-dire chaque fois qu’on lutte contre les maladies qui sont elles-mêmes naturelles, c’est un bon moyen de montrer que c’est stupide de vénérer béatement la nature11 .
Mais même s’il était vraiment impossible de faire comprendre aux gens que la nature ne doit pas forcément être imitée, à quel moment ça justifierait qu’on modifie les découvertes scientifiques juste pour éviter que les gens ne se mettent à raconter n’importe quoi ? Je ne connais aucun scientifique qui oserait encore se regarder dans une après avoir modifié ses découvertes simplement par peur qu’une erreur de raisonnement les rende dangereux. En fait, à partir du moment où vous devenez capable de faire ça, de trafiquer vos résultats par peur de leurs conséquences, vous avez changé de métier. Vous avez cessé de faire de la science pour faire, peut-être, de la politique.
Alors attention, je ne dis pas qu’en pratique les chercheurs ne sont jamais influencés par des considérations politiques, et que leurs résultats sont libres de toute influence idéologique. Mais lorsqu’ils le sont, ça se fait généralement inconsciemment, et il s’agit d’une chose contre laquelle ils essaient de lutter, pas de promouvoir.
Et enfin, dernière raison pour laquelle c’est extrêmement dangereux de baser des recommandations politiques sur ce qui se passe dans la nature, c’est qu’on est jamais sûrs de ce que la science nous réservera demain. Là M. Milo a eu de la chance, parce qu’il se trouve que le monde vivant est effectivement moins compétitif et optimisé que le grand public ne le croit. Mais imaginez que montre le contraire. Ou imaginez que ça dépende fortement des espèces. Que dans certaines espèces, les médiocres survivent, mais dans d’autres, seuls ceux qui excellent survivent. Ce jour-là, les gens comme M. Milo qui auront martelé qu’il faut lutter contre le capitalisme parce que les médiocres survivent dans la nature l’auront dans l’os.
Le problème est peut-être encore plus frappant avec les différences de cerveau hommes-femmes, dont je vous parle dans mon dernier livre11 . Il existe un certain nombre d’intellectuels qui croient que la lutte pour l’égalité hommes-femmes doit passer par la négation des . La crainte étant que ces différences servent de justification à du sexisme ensuite. Mais une fois de plus, faire ça c’est s’attaquer aux données sur lesquelles repose une erreur de raisonnement plutôt qu’à l’erreur de raisonnement elle-même. Et imaginez la catastrophe le jour où on ne pourra plus nier ces différences de cerveau – et en réalité, pour beaucoup de chercheurs, on ne peut déjà plus les nier12, 13, 14. À force d’avoir martelé que les hommes et les femmes méritent les mêmes droits parce que leurs cerveaux sont identiques, on en sera venu à justifier l’attribution de droits différents le jour où on trouvera des différences. Une stratégie plus robuste semble être de rappeler que quoi que l’on trouve dans la nature, peu importe ce que la biologie montre, ça ne suffit pas pour justifier l’attribution de droits différents ni la mise en place de systèmes politiques particuliers. Il n’y a aucune obligation, aucune raison logique de vouloir toujours copier la nature. Les leçons de David Hume et John Stuart Mill sont toujours valables au XXIe siècle.
Je redonne donc une dernière fois la parole à Jean-Baptiste, et cette affirmation de la plus haute importance :
L’ironie de toute cette histoire, c’est que le livre de M. Milo est lui-même un très bon exemple de la façon dont les médiocres peuvent survivre, non pas dans la nature, mais dans la presse. Ce livre est en effet, selon les 140 signataires de la tribune, médiocre sur le plan scientifique et politique. Pourtant, ça ne l’empêche pas de survivre dans la presse, parce que cette médiocrité est compensée par une excellence sur deux autres dimensions, la dimension du « je remets en cause une des théories scientifiques les plus solides qu’il soit », et la dimension du « je brosse dans le sens du poil une certaine idéologie politique ». Et remarquez que ces trois dimensions sont liées. Ça aurait été très dur pour M. Milo d’écrire un livre qui soit à la fois meilleur sur la dimension scientifique et toujours aussi bon sur la dimension révolutionnaire, parce qu’être bon scientifiquement veut souvent dire être prudent et avancer à pas de fourmis, et donc ne pas être révolutionnaire. De même, un travail intellectuel sérieux aurait aussi dû conduire M. Milo à rejeter le paralogisme naturaliste et donc à ne pas essayer de se servir d’une description de la nature pour faire passer des idées politiques. Mais cette critique du darwinisme non accompagnée d’une critique du capitalisme, ou cette critique du capitalisme non accompagnée de critique du darwinisme, aurait évidemment eu moins de succès dans les médias. Le livre de M. Milo est donc un très bon exemple de pourquoi la survie des médiocres est possible, dans les médias comme dans la nature.
J’ai conscience que qualifier un livre de médiocre peut donner l’air méprisant, mais ne vous y trompez pas, le mépris se trouve bien du côté de M. Milo. C’est lui qui prétend révolutionner le darwinisme avec un seul livre, sans même s’être assuré qu’il avait bien compris ce darwinisme en premier lieu. C’est lui qui prétend donner des leçons à des biologistes ayant consacré leur vie à ces sujets. C’est lui qui attribue aux biologistes, je cite, « la vision complètement erronée de la nature », les traite d’ « hommes et de femmes payés par le contribuable pour dire le vrai en matière de vivant mais qui trahissent le contrat social », et parle de « trahison des généticiens », ayant « trompé » le grand public et se trompant eux-mêmes au passage. C’est lui encore qui pense que les biologistes ne sont pas réellement motivés par la recherche de la vérité mais juste incapables de se sortir d’une vision « romantique » du vivant, lorsqu’il écrit :
7. Conclusion
La girafe elle est gentille. Alors nous les humains on va être aussi gentils.
Mais si la girafe elle était pas gentille. Alors nous les humains on serait pas gentils.
Huum, bon, désolé pour l’interlude musical , mais c’est vraiment ça le niveau de ce que nous proposent tous ces intellectuels apeurés par les recherches en biologie, et il n’y a guère que dans le texte d’une chanson pour les moins de cinq ans que ce genre de couplet peut trouver sa place. Mais venons-en à la conclusion.
En conclusion de cette vidéo, s’il y a un seul truc que j’aimerais que vous reteniez, ce n’est pas pourquoi le livre de M. Milo est mauvais, ni pourquoi les médias sont tombés dans le panneau, ni comment faire pour que ça ne se reproduise plus. Au contraire, je voudrais que vous reteniez que ça va encore se reproduire. Tout au long de votre vie, ou tout au long de votre carrière si vous choisissez de faire de la recherche en évolution, vous allez être confrontés à des ouvrages qui prétendent révolutionner le darwinisme d’une part et en tirer des leçons pour la politique d’autre part. Jean-Baptiste l’a évoqué dans notre entretien :
mais plus frappant encore, regardez un peu ce que racontait John Maynard-Smith, un des plus grands biologistes de l’évolution du XXe siècle :
Cette citation décrit parfaitement le livre de Daniel Milo, qui cherche à dégommer Darwin pour la célébrité mais aussi pour avancer des idées politiques. Et devinez quand Maynard-Smith a prononcé cette phrase ? Non pas il y a cinq, dix ou quinze ans, mais il y a 40 ans… 40 ans plus tard, elle est toujours d’actualité. Voilà pourquoi je vous dis qu’il faut vous attendre à ce que ce genre de livre ressurgisse régulièrement. Tous les cinq, dix ou quinze ans, il y aura un type qui découvrira que la théorie de l’évolution c’est un peu plus compliqué que ce qu’il en avait compris au CM2, et qui, en faisant tourner ses biais cognitifs à plein régime, pensera que ces illuminations sont sources de leçons pour la politique. Et de temps en temps, il y en aura un qui trouvera un éditeur pour le publier. Si j’applaudis la tribune des 140 chercheurs, et si j’adorerais que les chercheurs prennent la parole plus souvent, j’ai peu d’espoir que les médias entendent leur message et je comprends que du point de vue des chercheurs, ça s’apparente un peu à du temps perdu. J’ai essayé, à travers la vidéo d’aujourd’hui, de faire en sorte que ça soit un peu moins le cas. Mais c’est la même chose de mon côté, je n’ai pas que ça à faire que de courir derrière tous les malentendus scientifiques et paralogismes naturalistes qui sortent chaque jour.
Et c’est d’ailleurs précisément pour ça que j’ai écrit ce petit livre11 . Ça s’appelle À qui profite (vraiment) la génétique ?, mais ça aurait très bien pu aussi s’appeler À qui profite le darwinisme ?. Dedans, je donne la parole à ceux qui connaissent le mieux ces sujets, les évolutionnistes, les féministes darwiniennes, les généticiens du comportement, les psychologues évolutionnaires, pour qu’ils nous donnent leur point de vue sur cette question. La réponse étant plus ou moins qu’elles ne profitent à personne, non seulement parce qu’on trouve de tout dans la nature, de la compétition comme de la coopération, de l’injustice comme de l’égalitarisme, et donc bon courage pour créer des politiques inspirées de la nature, mais qu’en plus, les politiques qu’on met en place dans nos sociétés sont toujours le résultat d’informations scientifiques additionnées de valeurs morales, pas d’informations scientifiques seules. Il y a toujours des valeurs morales dans les choix politiques qu’on fait, or les valeurs morales n’existent pas dans la nature, ce ne sont pas des choses qu’un scientifique peut découvrir. Donc on aura toujours notre mot à dire sur la façon d’utiliser les résultats scientifiques. Voilà, si ça vous intéresse, c’est commandable dans toutes les librairies, et M. Milo, si vous regardez cette vidéo, je vous l’envoie avec plaisir.
Merci à toutes celles et ceux qui me soutiennent financièrement, rendez-vous sur homofabulus.com/soutien si vous souhaitez faire de même.
Retrouvez la vidéo complète de mon entretien avec Jean-Baptiste André sur ma deuxième chaîne, Homo Fabulus 2, tenez encore un petit extrait pour vous donner envie et enfoncer le clou.
Enfin je signale que cette vidéo était la dernière avant d’entamer une série massive de plus de 4h sur les critiques de la biologie du comportement. En réalité, la vidéo d’aujourd’hui constitue une très bonne introduction à cette série, puisqu’on y retrouvera beaucoup de thèmes communs. Par exemple, les défenseurs de la biologie du comportement se sont souvent plaints d’être critiqués par des philosophes qui ne comprenaient pas grand-chose à leur travaux et qui avaient d’autres motivations que scientifiques. Nous y verrons aussi que certains des articles les plus célèbres critiquant la biologie du comportement, comme celui de Gould et Lewontin sur les spandrels, ressemblent comme deux gouttes d’eau au livre de M. Milo, tant sur le fond scientifique que les arrière-pensées politiques. Le soleil, la plage et les cocktails c’est surfait, moi je vous propose une série de l’été à base de biologie, de politique, et d’épistémologie. Abonnez-vous pour être sûr de ne pas la manquer !
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