L’évolution, sujet trop sérieux pour qu’on y joue ?

Est-ce possible de « jouer à l’évolution » sans en même temps colporter des malentendus finalistes ou sur le dessein intelligent ? Je vous présente le travail d’une équipe de chercheuses et game designers qui ont cherché à répondre à cette question !

Pour ceux qui préfèrent une version texte, la voici :

Cette vidéo a été réalisée à la demande d’Echosciences Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur et propulsée par Play Azur Prod. Elle a été co-écrite avec les chercheuses Alice Delserieys et Magali Coupaud de l’ADEF, un laboratoire d’Aix-Marseille Université. Leur projet est présenté dans le cadre du Festival Explore, organisé par Aix-Marseille Université et le CNRS, en partenariat avec Centrale Méditerranée et l’Inserm. Je vous en reparle en fin de vidéo.

« ok, donc vous êtes en charge d’une population d’animaux, et le but du jeu c’est de la diversifier le plus possible. La diversité est représentée par ces jetons que vous avez devant vous. À chaque tour vous pourrez gagner des jetons mais vous devrez les lancer dans cette tour qui les mélangera et en conservera une partie. C’est une tour qui représente le brassage génétique et la sélection naturelle. C’est compris ? ».

  • Oui oui. Moi je vais appeler ma population les apatites.
  • Et moi je vais appeler mon animal le goliath à pattes palmées.

Hmmm, si je me déplace dans le désert… ça va entraîner une diminution des ressources pour ma population… mais peut-être que ça permettra de la diversifier.

Si je jette les jetons un peu plus sur la droite, je suis sûr qu’il devrait en ressortir plus.

Je ne sais pas si vous avez déjà joué à certains jeux de société ou jeux vidéo qui touchent de près ou de loin au sujet de l’évolution, mais la plupart ne font pas un très bon boulot pour rendre compte des aspects scientifiques du sujet, et certains contribuent carrément à propager des malentendus.

Par exemple, dans le jeu vidéo Spore, vous incarnez un être vivant que vous devez faire évoluer depuis un stade unicellulaire jusqu’à un stade de civilisation intergalactique. Vous guidez le développement de cet organisme en choisissant son apparence, ses compétences et ses comportements. Or c’est une mécanique de jeu problématique puisque dans la vraie vie, l’évolution n’est pas guidée. L’évolution guidée est souvent assimilée au concept de dessein intelligent, cette idée que les êtres vivants seraient guidés par une force extérieure, un concept combattu en biologie. En plus, dans ces jeux vidéos, souvent l’évolution ne se fait que dans un sens, un sens qu’on assimile au progrès, et ça c’est embêtant puisqu’en biologie, la notion de progrès est soit rejetée soit fortement discutée.

Et du côté des jeux de plateaux, c’est un peu la même chose. Dans Dominant Species par exemple, le but est d’incarner un animal et de faire les bons choix pour l’amener à conquérir la planète. À nouveau, ces mécaniques de jeu sous-entendent l’existence d’un dessein intelligent et d’une survie du plus fort qui ne collent pas vraiment avec ce que l’on sait de l’évolution biologique.

Alors vous allez me dire, « oui mais ces jeux n’ont pas été conçus pour enseigner l’évolution, ce sont avant tout des jeux pour se divertir. Ils n’ont pas été construits dans un but éducatif, et c’est donc normal qu’ils ne soient pas justes scientifiquement. »

Ce qui est tout à fait vrai, mais remarquez que même si vous concevez dès le départ un jeu à visée éducative, vous serez confronté à des problèmes. D’abord parce que qui dit jeu dit but du jeu. Il y a toujours un objectif dans un jeu, et ça c’est embêtant parce qu’en évolution l’idée d’un but ou d’un objectif que les êtres vivants essaieraient d’atteindre, que ce soit consciemment ou inconsciemment, c’est une idée que l’on cherche à combattre. C’est ce qu’on appelle le finalisme ou la téléologie. Et deuxièmement, qui dit jeu dit obligation de laisser aux joueurs un certain contrôle sur leurs actions, de leur permettre de faire des choix, autrement votre jeu risque d’être aussi ennuyeux qu’une partie de dés. Donc vous devez faire en sorte que l’issue du jeu ne soit pas entièrement décidée par hasard et que les joueurs gardent un certain contrôle, mais en faisant ça vous réintroduisez du dessein intelligent, l’idée fausse selon laquelle les êtres vivants seraient guidés par une force extérieure. Donc au final, la conception d’un jeu semble forcément impliquer une certaine dose de finalisme et une certaine dose de dessein intelligent. D’où la question que je veux poser aujourd’hui : l’évolution est-elle un sujet trop sérieux pour qu’on y joue ?

Et pour répondre à cette question, je voudrais vous parler du travail de deux chercheuses en sciences de l’éducation, Alice Delserieys et Magali Coupaud d’Aix Marseille Université, qui ont collaboré avec le game designer Miguel Rotenberg et une équipe de chercheurs et d’enseignants pour tenter de concevoir un tel jeu. Un jeu qui donne envie de jouer tout en étant éducatif. Et un jeu qui puisse être joué par des élèves de collège voire de primaire ou de lycée. En effet, ces chercheuses ont mené au préalable des expérimentations dans des classes pour discuter du sujet et analyser sa réception en milieu scolaire, c’était important pour elles de construire ce jeu sur la base d’éléments concrets du terrain. Je vous en reparlerai en fin de vidéo. Ce jeu, il s’appelle Darwinium, et c’est celui que je vous ai montré en introduction. Alors je vais pas vous expliquer les règles dans le détail parce que c’est pas le but, ça prendrait un petit moment et de toute façon, on a jamais complètement compris les règles d’un jeu avant d’y avoir joué soi-même. Par contre, ce que je peux faire c’est vous présenter les grands concepts.

Le but de Darwinium est d’arriver à diversifier le plus possible une population d’animaux. Ça c’est un premier point important. Même si un but du jeu a été conservé et que comme on l’a dit ça implique potentiellement des malentendus finalistes, le but n’est pas de dominer la planète, ni de détruire toutes les autres espèces, ni de croître le plus possible. Le but est de se diversifier. Ce n’est pas non plus un but qui s’appuie sur la notion de progrès, puisqu’il n’y a pas de traits de caractère intrinsèquement meilleurs que d’autres dans ce jeu. Et puis le but n’est pas non plus de détruire toutes les autres populations, dans une conception naïve de la « loi du plus fort » ou de la « lutte pour la survie ». En réalité, tous les joueurs partent avec la même population, et à partir de là chacun explore la façon dont sa population, qui se reproduit rapidement, va se modifier dans différents environnements. Chaque joueur est mis dans la peau d’une équipe de chercheurs disposant d’un dôme expérimental où les environnements peuvent être modifiés, et c’est ce contrôle des environnements qui rend le jeu intéressant pour le joueur.

Donc ya toujours un peu de contrôle par les joueurs, mais par contre, pour limiter les malentendus, tout est fait pour réintroduire du hasard à chaque étape du jeu, lui donnant des aspects volontairement chaotiques.

Par exemple, à chaque tour, les joueurs ont la possibilité de choisir dans quel type d’environnement, mer, montagne, forêt ou désert, ils souhaitent se déplacer. Pour prendre cette décision, ils doivent anticiper quel environnement favorisera la diversification des traits de leur population. Sauf que sont piochées régulièrement des cartes événements qui viennent modifier les ressources d’un environnement et donc la façon dont celui-ci favorisera les traits. On donne une impression de contrôle aux joueurs en les laissant choisir des environnements pour leur retirer dans la foulée avec des événements qui changent la répartition des ressources sur le plateau.

Les joueurs ont aussi la possibilité de modifier volontairement leur environnement. Pour faire ça, ils peuvent tourner une roue devant eux en essayant de prévoir les effets que cela aura… Et une nouvelle fois, les concepteurs du jeu ont fait en sorte de réintroduire du hasard avec des effets surprenants qui ne sont pas forcément ceux attendus.

En introduction, je vous expliquais aussi que tous les jetons que gagne un joueur et qui représentent la diversité de sa population doivent être jetés régulièrement dans une grande tour qui n’en rend qu’une partie. C’est un moyen concret et astucieux d’implémenter les mécanismes évolutifs de sélection naturelle et de brassage génétique, puisque les jetons sont mélangés comme peuvent l’être les gènes lors de la reproduction par exemple. Et c’est une nouvelle réintroduction de hasard dans le jeu, puisque même si un joueur a très bien réussi à diversifier sa population jusqu’ici, il est toujours possible que la tour vienne lui retirer une grande partie de ses jetons. C’est à ce moment-là que l’on peut observer certains joueurs effectuer de savants calculs pour imaginer une façon de lancer leurs jetons qui leur permettra d’« influencer le hasard », sans se douter que la tour est, évidemment, non influençable.

La tour permet aussi de faire comprendre aux joueurs que ce n’est pas le nombre de jetons en soi qui compte mais leur diversité. Certains joueurs sont déçus de ne voir sortir qu’un petit nombre de jetons mais vont ensuite prendre conscience du fait que ce petit nombre va leur permettre d’obtenir plus de jetons par la suite. Cela les fait réfléchir sur la notion de « but » en évolution, et sur les façons de mesurer la réussite des êtres vivants.

Au final, tout a été fait pour réintroduire du hasard dans le jeu, en enlevant régulièrement aux joueurs le contrôle qu’ils pensent avoir. En faisant ça, on arrive à mieux faire comprendre le rôle du hasard dans l’évolution, et à lutter contre les conceptions finalistes et de dessein intelligent.

Un autre malentendu sur lequel les concepteurs du jeu ont voulu travailler c’est ce qu’on pourrait appeler le malentendu Lamarckiste, l’idée que les êtres vivants seraient capables de se transformer en l’espace d’une seule génération et de transmettre les caractères qu’ils ont acquis au cours de leur vie à leur descendance. L’exemple classique étant celui de la girafe qui aurait obtenu son long cou à force de tendre la tête pour attraper des feuilles, et qui aurait ensuite transmis ce trait à ses petits.

Ce malentendu est en partie dû au fait que les gens ont du mal à considérer l’évolution comme un processus observable au niveau des populations. L’évolution, c’est un changement de fréquence des gènes dans une population sur plusieurs générations, pas un changement d’un trait chez un individu particulier au cours de sa vie.

Et quand des enfants jouent à Darwinium, on observe très bien cette ambiguïté dans la façon dont ils nomment leur population. Certains vont la nommer au niveau du groupe, avec un nom du genre « les oiseaux à peau bleue », quand d’autres vont la nommer au niveau de l’individu, comme « le roubidou ». Les deux choix peuvent se justifier, mais reflètent des conceptions sous-jacentes différentes de l’évolution sur lesquelles il peut être intéressant de revenir. Et c’est aussi intéressant de voir si le nom de la population décidé en début de partie est toujours pertinent en fin de partie. Par exemple, si un joueur décide d’appeler sa population les « oiseaux à peau bleue » en début de partie, peut-être qu’en fin de partie ce trait aura disparu. Donc ça permet aussi de discuter d’une autre fausse conception souvent présente en biologie qui est celle de l’essentialisme, l’idée que les espèces auraient une essence, des caractéristiques immuables.

Enfin, les concepteurs de Darwinium ont aussi réfléchi à la meilleure façon de désigner les gagnants. On l’a dit, qui dit jeu dit but du jeu et dit donc gagnants, or en évolution biologique il n’y a pas vraiment de critères permettant d’établir qui gagne et qui perd. Dans Darwinium, le score d’un joueur dépend d’à quel point il a réussi à diversifier sa population et d’à quel point les traits de sa population finale sont différents des traits de sa population initiale. Ces deux valeurs sont reportées sur un graphe mais ce graphe est construit de telle sorte que des gagnants clairs ne peuvent pas toujours être identifiés. Cette question du gagnant suscite alors un débat chez les joueurs à la fin du jeu, autour de questions comme « peut on considérer qu’une espèce peut être gagnante dans l’évolution et au-dessus de toutes les autres ? ».

Alors au final, est-ce que Darwinium réussit à briser la malédiction des jeux d’évolution qui semblent condamnés à colporter des malentendus finalistes ? Probablement que non et oui. Non parce que le fait de laisser un certain contrôle aux joueurs pour leur permettre d’élaborer des stratégies continue à faire courir le risque de malentendus finalistes. Mais oui parce que tout est fait pour minimiser ces malentendus, et peut-être plus important encore, ce jeu ne cache pas ces problèmes sous le tapis mais les met en évidence pour permettre de les discuter. Par exemple, au moment du lancer de jetons dans la tour, il n’est pas rare d’observer des discussions entre joueurs qui trahissent leur conception du hasard, de la probabilité, de la chance et de la malchance. Il est donc très facile pour un enseignant d’intervenir à ce moment pour dissiper les malentendus.

Les concepteurs et conceptrices du jeu insistent d’ailleurs pour que chaque partie soit suivie d’une séance de débriefing. Si vous laissez des enfants jouer seuls à ce jeu, il est probable qu’ils en ressortiront sans avoir appris grand-chose et même avec un petit sentiment de frustration dû à toutes ces mécaniques chaotiques qui réintroduisent sans cesse du hasard. Un enfant ne fera pas de lui-même le parallèle entre le jeu et la théorie de l’évolution. Il faut qu’un adulte puisse attirer l’attention sur tous les points que l’on a évoqués, et expliquer que le jeu consiste en ce qu’on appelle en science un modèle, une représentation simplifiée de la réalité. D’ailleurs, le jeu peut aussi être utilisé en classe comme introduction à une démarche scientifique, puisque le joueur est placé dans la peau d’une équipe de recherche et qu’à la fin, il lui est demandé de faire un petit résumé des changements observés dans sa population comme s’il publiait ses résultats.

Et puis, une des dernières raisons pour lesquelles ce jeu de société a été imaginé, c’est que le sujet de l’évolution n’est pas un sujet anodin pour les enseignants. Il est difficile de l’aborder aujourd’hui à l’école pour des raisons notamment religieuses. Selon les enquêtes des chercheuses derrière ce jeu, presque 50% des élèves de collège ont des conceptions créationnistes du vivant. Ce qui est assez énorme. 50% de créationnistes, c’est le genre de chiffres que l’on trouve généralement aux États-Unis. Donc l’évolution est un sujet particulier non seulement parce qu’il met en jeu des concepts difficiles et peu intuitifs comme celui de hasard, mais également parce qu’il y a des questions religieuses derrière.

Voilà, c’est tout pour cette vidéo qui sera complétée par une vidéo plus longue publiée sur la chaîne d’Echosciences SUD Provence Alpes Côte d’Azur, qui est à l’initiative de cette collaboration. Dans cette vidéo longue j’interviewerai les personnes ayant travaillé à l’élaboration de ce jeu, elles nous parleront notamment du projet de recherche qui a précédé et des expérimentations qui ont été faites en classe. Cette interview se fera en direct à Marseille lors du Festival Explore qui aura lieu du 27 mai au 2 juin 2024. Je vous invite à m’y retrouver pour découvrir ce projet scientifique ainsi que plein d’autres, je vous mets le programme en description. Ce festival et les projets qui y seront présentés ont tous été financés par l’Agence Nationale de la Recherche.

Je tiens enfin à signaler que ce jeu n’est pour l’instant pas disponible à la vente, mais qu’une version à imprimer est disponible pour permettre aux enseignants qui le voudraient de le tester. Je vous mets le lien en description. Et si vous êtes fan de jeu de plateau et d’évolution, sachez qu’il existe un article scientifique recensant les meilleurs jeux sur ce sujet (Muell 2020). Deux des meilleurs cités sont Evolution: Climate et Bios: Megafauna, je vous mets aussi les liens dans la description. N’hésitez pas à me dire dans les commentaires si vous en connaissez d’autres, et si vous voyez des solutions pour résoudre cette tension entre la nécessité de laisser un certain contrôle aux joueurs sans pour autant colporter des idées finalistes.

Merci d’avoir regardé cette vidéo, comme d’habitude n’oubliez pas de vous abonner et de partager cette vidéo si elle vous a plu. Les concepteurs du jeu ont eu la gentillesse de bien vouloir vous faire gagner une boîte du jeu, qui sera offerte à une personne inscrite à ma newsletter, le lien se trouve en description. Le gagnant sera décidé très prochainement par tirage au sort. À très bientôt !


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