On commence à se rendre compte que les dormeurs sont capables de faire beaucoup plus de choses qu’on ne pensait !
Transcription de la vidéo pour ceux qui préfèrent le texte :
Je pense qu’on a tous connu ça. On se réveille le matin avec en tête le souvenir d’un rêve
qu’on vient de faire. Le rêve était bien cool, donc on veut le noter sur un bout de papier. Mais
une envie pressante nous fait commencer par aller aux toilettes, et malheureusement quelques
secondes plus tard le rêve a déjà disparu. Frustrant non ? Et si je vous disais qu’il pourrait
bientôt exister un moyen pour éviter de perdre vos rêves ? Que ce moyen, ça consisterait tout
simplement à communiquer vos rêves *pendant* que vous êtes en train de dormir ? Et mieux
que ça, vous pourriez communiquer vos rêves à une personne qui resterait éveillée, et qui donc
non seulement pourrait tout noter pour vous mais aussi vous poser des questions, et noter
vos réponses. Et s’il devenait possible de carrément discuter pendant votre sommeil avec une
personne éveillée ?
Tout ce que je viens de vous raconter est maintenant possible d’après deux papiers qui
viennent de sortir [1, 2], et qui pourraient, avant de vous être utile à vous, transformer la
façon dont on étudie les rêves et le sommeil. Pour comprendre ce que les chercheurs ont fait,
il faut d’abord que vous sachiez ce qu’est un rêve lucide. Un rêve lucide, c’est un rêve où vous
savez que vous êtes en train de rêver. C’est un concept qui va paraître tout à fait familier à
certains d’entre vous et beaucoup plus bizarre à d’autres, parce que tout le monde n’en fait pas
l’expérience. Moi par exemple, j’en faisais quand j’étais petit, mais ça fait un paquet d’années
que ça m’est plus arrivé. Sachez juste que même si ça vous paraît bizarre, ça existe : il y a
des gens qui, quand ils rêvent, arrivent à se rendre compte qu’ils sont en train de rêver, et on
appelle ça un rêve lucide. Et c’est un peu hors sujet, mais encore plus fou, certaines personnes
arrivent même à prendre le contrôle de leurs rêves pour décider consciemment de ce qu’elles
vont faire dedans, comme si elles étaient aux commandes d’un simulateur de réalité virtuelle
ultrapuissant. Du coup elles peuvent en profiter pour faire des choses folles, comme voler dans
le ciel ou se servir une deuxième part de kouign-amann.
Mais pour revenir à notre histoire, la performance des chercheurs et chercheuses dont je
vous parle, c’est d’avoir réussi à communiquer avec des personnes qui faisaient ce genre de
rêve lucide, et quand je dis communiquer, c’est vraiment communiquer dans les deux sens,
c’est à dire à poser une question et réussir à ce que les dormeurs répondent en retour [1].
Parce qu’on savait déjà communiquer avec des dormeurs mais de façon très simple, et souvent
unidirectionnelle, du dormeur vers le chercheur ou du chercheur vers le dormeur. Par exemple,
une équipe de recherche a demandé en 2018 à des dormeurs d’indiquer qu’ils traversaient un
rêve lucide en retenant leur respiration pendant quelques secondes [3]. Et les dormeurs ont été
capables de faire ça, et donc de communiquer d’une certaine façon par la respiration. On a aussi
déjà transmis des informations dans le sens chercheur -> dormeur. Par exemple, des chercheurs
se sont amusés à diffuser dans des hauts-parleurs l’affirmation que 2+2=4 pendant que des
gens dormaient, tout en enregistrant l’activité du cerveau de ces dormeurs [4]. Et ensuite ils ont
diffusé l’affirmation 2+2=9, et ils se sont rendu compte que l’activité du cerveau n’était plus la
même, et que donc le cerveau endormi était capable de détecter des violations arithmétiques.
Vous pouvez faire ça aussi avec du langage non mathématique. Vous pouvez comparer l’activité
du cerveau quand il entend que « la biologie est une vraie science » et quand il entend que « la
géologie est une vraie science ». Enfin bref, communiquer comme ça de façon simple, on savait
déjà faire.
Mais là la grande nouveauté, c’est qu’on est maintenant capable de poser une question au
dormeur et d’obtenir sa réponse en direct. C’est à dire qu’on ne se limite plus simplement à
lui diffuser une équation comme 2+2=4 et à regarder comment son cerveau réagit, on peut
carrément lui demander de nous donner la réponse à la question « combien font 2+2 ? ». On
fait donc de la communication à double sens, on est capable d’interagir, de discuter avec un
dormeur, et de lui demander de réaliser des opérations cognitives beaucoup plus compliquées
que simplement retenir sa respiration.
Alors comment on fait ça en détail. Pour poser une question au dormeur, c’est pas trop
difficile : comme je vous l’ai dit, on peut tout simplement utiliser un haut-parleur. Mais ça serait
aussi intéressant de voir s’il est possible de communiquer par d’autres sens que l’audition. Donc
ce qu’ont fait les chercheurs, c’est qu’ils ont posé des questions avec des signaux lumineux, en
utilisant le morse comme langage. Évidemment il faut que le dormeur ait appris à décoder le
morse avant quand il était éveillé. Et on peut aussi tester si le sens du toucher du dormeur est
toujours actif pendant le sommeil en lui tapotant la main.
Ça c’est pour l’envoi du message côté chercheur. Comment on fait pour l’envoi du message
côté dormeur maintenant ? Comment on peut permettre au dormeur de répondre ? Là c’est un
peu plus complexe, parce que comme vous l’aurez sûrement remarqué, y’a pas mal de muscles
qui ne répondent plus pendant le sommeil. Mais il y a quelques exceptions, comme certains
muscles du visages. Par exemple, on peut toujours bouger les yeux quand on dort, et on peut
aussi toujours sourire et froncer les sourcils.
Bouger les yeux par exemple ça peut être très pratique pour communiquer des chiffres. Si le
dormeur veut communiquer qu’il pense au chiffre 1, il fait 1 aller-retour de gauche à droite avec
ses yeux. S’il veut communiquer qu’il pense au chiffre 2, il fait 2 allers-retours. Etc. Le sourire
et le froncement des sourcils, ça peut être utile pour répondre oui ou non. On peut se mettre
d’accord pour dire que sourire ça veut dire oui, et froncer les sourcils ça veut dire non. Ce
sont des exemples, en fait on peut faire ce qu’on veut. L’important c’est de se mettre d’accord
sur un code avant de commencer l’expérience. Ha oui et puis aussi vous imaginez pas que y’a
besoin de sourire comme un gros débile pour que les chercheurs puissent vous comprendre, des
mouvements minimes de la bouche ou des sourcils peuvent être détectés, parce qu’on vous pose
des électrodes sur le visage pour les repérer. Donc pas besoin d’avoir le sourire de Julia Roberts
ou les sourcils de Frida Kahlo pour participer à ces expériences.
Donc voilà, maintenant on a tout ce qu’il faut pour faire notre expérience et essayer de
communiquer avec des dormeurs. D’un côté, on a des chercheurs qui peuvent communiquer
avec des paroles, des pressions sur la main, ou des flashs lumineux qui codent un message en
morse. Et d’un autre côté on a des dormeurs qui peuvent communiquer en bougeant les yeux,
les zygomatiques ou les sourcils. Toutes les conditions sont maintenant réunies pour pouvoir
s’amuser.
Imaginez que vous êtes en train de faire la fête avec des amis. Vous enchaînez les verres et
faites brûler le dancefloor comme à votre habitude, quand tout d’un coup, vous entendez une
voix sortie de nul part, un peu comme si Dieu essayait de vous parler depuis son nuage. Et la
voix de Dieu, elle vous demande : « est-ce que tu aimes le chocolat ? ». Bon vous êtes un peu
surpris, vous trouvez que c’est une drôle de phrase d’accroche pour entamer la conversation,
mais, comme vous êtes poli·e, vous répondez quand même d’un joli sourire. Vous retournez faire
la fête, mais trente secondes plus tard Dieu se remet à vous parler, cette fois pour vous demander
si… vous étudiez la biologie. À nouveau, vous trouvez ça un peu bizarre comme question, et vous
trouvez que ce Dieu est décidément bien curieux, il est pas censé être omniscient d’ailleurs ?,
mais bon, pour qu’il vous laisse tranquille vous lui répondez encore une fois d’un joli sourire.
Mais là, 30 secondes après, Dieu revient vous déranger pour vous demander si vous parlez
espagnol. Là vous trouvez qu’il abuse vraiment, donc vous froncez les sourcils et vous retournez
faire la fête pour de bon.
Autre décor, imaginez que vous êtes dans le seigneur des anneaux, en train d’affronter
des armées de gobelins, tranchant des orques à gauche et découpant des trolls à droite. Vous
approchez de la Montagne du Destin pour y jeter l’anneau, mais au moment où vous vous
apprêtez à le faire, quelqu’un attrape votre main ! Vous vous retournez pour voir qui est là
mais il n’y a personne. Pourtant, vous continuez à sentir qu’on vous tient la main, et qu’on
applique des pressions dessus. Vous vous rappelez alors qu’en traversant le mordor un magicien
avait prophétisé que ça allait arriver et que votre mission serait alors de compter le nombre de
pressions exercées sur votre main. Vous vous exécutez donc, et vous transmettez le résultat en
bougeant les yeux trois fois à droite, trois fois à gauche, avant de retourner sauver la Terre du
milieu.
Comme quoi, Tolkien aurait pu rendre son univers un peu plus fantastique encore si seulement
il avait pris soin de collaborer avec des chercheurs en neurosciences. Vous l’aurez compris,
ce que je viens de vous raconter ce sont des exemples de rêves qui se sont réellement déroulés
pendant les expériences de nos chercheurs, et que les dormeurs ont raconté à leur réveil. J’ai un
tout petit peu enjolivé l’histoire, mais trois fois rien. En tout cas, l’expérience a bien marché :
on a réussi à communiquer avec des personnes en train de dormir, on a réussi à poser des
questions à des dormeurs et ils y ont répondu, alors même que ces questions nécessitaient pas
mal de capacités cognitives.
Alors que ce soit clair tout de suite, ça marche pas parfaitement, on arrive pas à communiquer
aussi facilement qu’on le ferait avec une personne éveillée. Dans la majorité des cas, 60% à
peu près, le dormeur ne répond pas aux questions et continue de rêver tranquille. Dans 3% des
cas le dormeur répond mais se trompe, même sur des calculs aussi simples que 2+1. Ça veut
dire que le sommeil empêche parfois la production ou la communication de la bonne réponse.
Enfin ça c’est l’interprétation des chercheurs. Mon interprétation à moi, c’est que ça montre
que ce dormeur a fait des études de géologie. Y’a aussi des cas où le dormeur répond mais sa
réponse est ambigue, donc on arrive pas à savoir s’il se trompe ou pas. Et pour couronner le
tout, parfois quand les dormeurs entendent une question qu’on leur pose ou qu’ils cherchent à
y répondre, ils se réveillent, et donc l’expérience s’arrête. Donc c’est pas de la communication
facile, faut pas s’imaginer une discussion comme dans la vie de tous les jours, et si vous vous
vouliez essayer de refaire cette expérience à la maison, y’a de grandes chances que vous n’y
arriviez pas. Mais tout de même, ça marche un nombre de fois suffisamment grand pour que ce
soit remarquable : quand on arrive à questionner le dormeur sans qu’il ne se réveille, on obtient
une réponse correcte dans 18% des cas. C’est déjà une prouesse impressionnante et un résultat
étonnant au regard de ce qu’on pensait savoir sur les capacités d’un cerveau endormi.
Un truc que je trouve hyper intéressant c’est la façon dont les dormeurs reçoivent les messages
qu’on leur envoie. Quand les dormeurs se réveillent, on peut les questionner sur ce qu’ils
ont vécu, et en particulier sur la façon dont les messages des chercheurs leur sont parvenus
dans leur rêve. Et là, ça se divise un peu en deux groupes. Y’en a qui disent qu’ils reçoivent les
messages comme s’ils venaient de l’extérieur, comme si c’était la voix de Dieu perché sur un
nuage, comme dans le premier exemple que je vous ai raconté. Mais y’en a d’autres qui disent
que ces messages étaient directement intégrés à leur rêve. Par exemple, qu’ils étaient en train
de conduire, et que la question est sortie de la radio de leur voiture. Ou encore mieux, je vais
vous lire le compte-rendu qu’a fait une autre personne de son rêve. C’est important de savoir
qu’à cette personne on avait posé des questions en utilisant des flashs lumineux, en utilisant le
morse comme langage. Et voilà comment elle raconte son rêve au réveil :
« J’étais dans un cabinet médical, peut-être de physiothérapie. J’étais seul dans la pièce où
se trouvait un grand canapé de docteur, des étagères et des buffets. Le canapé était bizarre.
La pièce avait l’air solide et stable, quand les lumières se sont mises à clignoter. J’ai reconnu
le signal venant de l’extérieur, qui m’a demandé 4 plus 0, et j’ai répondu 4 avec mes yeux. J’ai
cherché autour de moi un outil qui pourrait flasher, et j’ai trouvé un bol rond plein d’eau. L’eau s’est mise à flasher, comme la lumière d’un aquarium qu’on allumerait et qu’on éteindrait. J’ai vu un nouveau signal, mais je n’ai pas été capable de le décrypter. Le bol s’est cassé parce que
je l’ai fait tomber sans faire exprès en essayant de décoder les flashs. J’ai quitté la pièce, en
essayant de trouver autre chose qui pourrait flasher, et je suis allé dehors et j’ai regardé les
nuages. Il y avait du soleil et des nuages gris. J’ai vu des variations de luminosité, des nuages
qui dérivaient rapidement, mais malheureusement, je n’ai pas non plus réussi à décoder ces
signaux. Ils étaient trop rapides pour être décodés, mais je savais que c’étaient des problèmes
de maths. »
Des problèmes de maths dans les nuages donc, quelle poésie. Donc vous voyez, on a là un
dormeur qui intègre les messages qu’on lui envoie à son rêve, qui va les voir dans les lumières
de la pièce qui clignotent, puis dans un bol d’eau, puis dans les nuages qui défilent.
J’ai pu discuter de tout ça avec Emma Chabani, une des chercheuses ayant réalisé ces
expériences, et elle m’a raconté une anecdote rigolote. Vous vous rappelez du premier rêve que
je vous ai raconté, où le dormeur est en train de faire la fête pendant que Dieu vient lui poser
des questions bizarres ? Une de ces questions, c’était : est-ce que tu parles espagnol ? Hé bien,
après avoir posé cette question, Emma s’est rendu compte que ça prenait plus de temps que
d’habitude pour recevoir une réponse. Elle se demandait un peu ce qu’il se passait. Et vous
savez ce qu’il se passait ? Y’avait une bonne raison à ce délai. En fait, le dormeur a expliqué,
une fois réveillé, qu’il avait hésité longtemps à répondre parce qu’il ne savait pas si son niveau
d’espagnol pouvait être qualifié de bon ou pas. Et puis ensuite, il s’est rappelé qu’il avait eu
une note pourrie au bac, et donc il a fini par répondre «non». En plus d’être rigolote, cette
anecdote montre le niveau de conscience important des sujets pendant qu’ils font ces rêves,
puisqu’ils sont capables de s’introspecter, de se demander s’ils sont bons ou pas en espagnol,
de se rappeler de leur note du bac et ensuite de prendre une décision et de la communiquer au
chercheur. Pas mal pour un cerveau endormi, non ?
Et encore mieux, tout récemment, les mêmes chercheurs ont décidé d’aller encore plus loin,
en essayant de communiquer avec des dormeurs pendant d’autres phases du sommeil que le
rêve lucide [2]. Parce que toutes les expériences dont je vous ai parlé jusqu’ici ont été réalisées
pendant un rêve lucide, ce moment particulier du sommeil où on sait qu’on est en train de rêver.
Mais dans ces nouvelles expériences, les chercheurs ont essayé de communiquer dans les autres
phases du sommeil, et à nouveau, les dormeurs ont été capables de répondre aux questions
mieux que s’ils répondaient au hasard. Et là ça devient vraiment intéressant. Ça veut dire
que finalement quand on dort, à n’importe quel moment, et pas seulement pendant les rêves
lucides, on reste connecté avec le monde extérieur, on est capable de réaliser certaines opérations
cognitives non triviales, et de transmettre volontairement le résultat de ces opérations.
Par contre, dans ce cas, on est pas bien sûr que les dormeurs avaient réellement conscience
d’être en train de répondre au moment où ils répondaient. Quand on pose des questions au
milieu d’un rêve lucide, ensuite en général quand les dormeurs se réveillent ils se rappellent de
l’expérience, ils disent « j’étais en train de zigouiller des trolls et vous m’avez demandé combien
font 2+2 ». Par contre quand on pose des questions en-dehors d’un rêve lucide les dormeurs
n’en ont généralement aucun souvenir au réveil. Même s’ils ont bien répondu aux questions,
c’est ça qui est fou. Ils répondent bien mais ils ne se rappellent de rien. Donc, en-dehors d’un
rêve lucide, on est pas bien sûrs qu’ils aient conscience de répondre à des questions au moment
où ils le font. Mais c’est une possibilité qui est quand même sérieusement envisagée, parce que
les chercheurs ont remarqué que l’état cérébral de ces dormeurs était similaire à celui observé
pendant un rêve lucide. Et aussi parce que les dormeurs mettent du temps à répondre, plus
de temps que ne prennent généralement les processus inconscients. Et aussi parce que la façon
dont on leur demande de répondre, en bougeant des muscles du visage, c’est pas quelque chose
qui peut s’automatiser facilement. Donc même si les gens qui répondent à des questions en
dehors des rêves lucides ne se rappellent de rien quand ils se réveillent, il est possible qu’ils
aient quand même effectué ces exercices consciemment, mais qu’ils l’aient oublié ensuite.
Tout ça nous montre que pendant le sommeil, on reste quand même dans un certain degré
attentif à notre environnement extérieur, on est capable d’effectuer des opérations cognitives
non triviales et on est capable de les communiquer au monde extérieur. En d’autres termes, on
n’est finalement pas si endormis que ça quand on dort, ou en tout cas la dichotomie endormi
/ éveillé n’est pas aussi tranchée qu’on aurait pu le penser. Quand on dort, nos sens restent à
l’écoute même de stimuli très faibles, et nos capacités cognitives sont en partie conservées. Tout
ça ça vient complexifier la vision du sommeil qu’on avait. On savait déjà depuis un moment
que parler *du* sommeil était un peu réducteur, parce que le sommeil est constitué de plein
d’états et de processus qui se succèdent – vous avez sûrement déjà entendu parler des différentes
phases du sommeil par exemple. Mais maintenant on se rend compte que l’état de conscience
n’est probablement pas quelque chose qu’il faut limiter à l’état d’éveil – ou inversement, que le
sommeil ne peut pas être défini comme le royaume de l’inconscience. Il y a aussi des formes de
conscience pendant le sommeil, qui peuvent s’étudier comme des phénomènes intéressants en
eux-mêmes. Et ces expériences nous poussent aussi à réviser notre vision du cerveau endormi
comme d’un organe qui ne peut faire que des tâches très basiques, des tâches automatiques,
des tâches de bas niveau comme on appelle ça en neurosciences. Le cerveau endormi peut
probablement faire bien plus de choses qu’on ne le pensait, mais on est tout juste en train de
le découvrir.
Évidemment, d’un point de vue purement scientifique, ces expériences de communication
sont géniales parce que ça devrait grandement nous faciliter l’étude des rêves et du sommeil.
C’est très utile qu’on puisse aller directement discuter avec des dormeurs et leur poser des
questions sur ce qu’ils vivent. Et si dans les expériences dont je vous ai parlé on a juste permis
aux dormeurs de donner des réponses très simples, du type oui/non, une des prochaines étapes
sera de leur permettre de s’exprimer plus librement. Delphine Oudiette, une autre chercheuse
impliquée dans ces expériences, m’a dit qu’elle testait actuellement un moyen de permettre aux
dormeurs de communiquer directement ce qu’ils voient ou même les émotions qu’ils ressentent
dans leur rêve. Et il y a aussi des essais pour voir si on pourrait communiquer directement par
la parole, en faisant des expériences avec des somnanbules par exemple. Comme le savent ceux
d’entre vous qui ont un ou une partenaire somnanbule, il est possible de communiquer dans
une certaine mesure avec ces personnes, même si la communication n’a pas toujours vraiment
de sens. Le problème d’un point de vue scientifique, c’est que c’est pas facile de s’assurer que
les somnanbules sont réellement en train de dormir quand ils parlent, parce que leur activité
cérébrale montre un mélange d’activité typique du sommeil et d’activité typique de l’éveil. Donc
communiquer avec des somnanbules, c’est une piste envisagée, mais c’est pas sûr que ça nous
apprendrait réellement des choses sur le sommeil en lui-même, puisque ça a l’air d’être un état
un peu hybride.
Au-delà de ces aspects purement scientifiques, y’aura peut-être des applications. Faut faire
attention aux applications de la recherche sur le sommeil parce que y a pas mal de bullshit là-dessus.
Par exemple tout ce qui est apprentissage de nouvelles compétences pendant le sommeil,
apprendre une nouvelle langue de zéro pendant le sommeil par exemple, ça marche pas. Le
sommeil aide surtout à renforcer des apprentissages faits au cours de la journée, mais pour
apprendre des choses complètement nouvelles la nuit ça marche très mal, les effets sont très
petits et ça a des coûts associés importants parce que ça perturbe le sommeil. Donc attention,
on vend pas mal de rêve sur le sommeil, si je peux m’exprimer ainsi. Mais je vous donne quand
même trois exemples d’applications de ces travaux que citent les chercheurs eux-mêmes.
D’abord, on pourrait s’en servir pour soigner des personnes qui souffrent de cauchemars
récurrents, ou d’un syndrome post-traumatique par exemple. Ça serait intéressant de pouvoir
aller discuter directement avec ces personnes pendant leurs cauchemars pour les aider à les
surmonter.
Ensuite, on pourrait s’en servir pour influencer le contenu des rêves. Soit par simple plaisir,
soit parce que y’a déjà des études qui ont montré que rêver que vous êtes en train de jouer de la
musique, ou de pratiquer votre sport préféré, peut augmenter votre performance de la pratique
de cet instrument ou de ce sport dans la vie réelle [5]. Donc on pourrait imaginer essayer de
booster légèrement ses performances sportives ou musicales de la même manière, en influençant
le contenu des rêves, en aidant les dormeurs à rêver de certaines choses.
Et troisième application potentielle, ça serait d’utiliser la force créative des rêves pour
résoudre des problèmes de façon originale. Vous avez sûrement déjà remarqué que pendant un
rêve, votre imagination tourne à plein régime et s’affranchit souvent des contraintes du monde
réel. L’idée serait donc de poser des problèmes aux rêveurs pour regarder s’ils les résolvent
d’une manière inattendue.
En résumé, on est maintenant capables de faire du rêve interactif, c’est à dire de communiquer
avec des gens endormis pour les questionner sur leur vie personnelle ou leur faire résoudre
des problèmes mathématiques. C’est une avancée qui non seulement change quelques idées
qu’on avait sur la conscience et les capacités cognitives des dormeurs, mais qui va certainement
nous aider à l’avenir à mieux étudier le sommeil et les rêves.
Un gros merci à Emma Chabani et Delphine Oudiette, qui ont réalisé ces expériences, et
ont bien voulu répondre à mes questions et relire mon script. N’oubliez pas que si ce sont
les vulgarisateurs qui prennent la lumière sur Youtube, ce sont les chercheurs qui la méritent
vraiment. Je mets en lien la vidéo de soutenance de thèse d’Emma pour ceux qui voudraient
approfondir ce sujet. Et merci à Thomas Andrillon pour sa relecture et son travail de repérage
de jeunes talents.
Et merci comme d’habitude aux dizaines de personnes qui me soutiennent sur utip et tipeee
et m’autorisent donc à exercer ce métier, me permettant par là-même de prendre le contrôle de
mes propres rêves.
C’est beau ce que jdis. Jvais le mettre sur instagram tiens.
Références
1. Konkoly, K. R. et al. Real-Time Dialogue between Experimenters and Dreamers during
REM Sleep. Current biology : CB 31, 1417-1427.e6. issn : 1879-0445 (avr. 2021).
2. Türker, B. et al. Behavioral and Brain Responses to Verbal Stimuli Reveal Transient Periods
of Cognitive Integration of External World in All Sleep Stages mai 2022. https://www.biorxiv.org/content/10.1101/2022.05.04.490484v1 (2022).
3. Oudiette, D. et al. REM Sleep Respiratory Behaviours Match Mental Content in Narcoleptic
Lucid Dreamers. Scientific Reports 8, 2636. issn : 2045-2322. https://www.nature.com/articles/s41598-018-21067-9 (2022) (fév. 2018).
4. Strauss, M. & Dehaene, S. Detection of Arithmetic Violations during Sleep. Sleep 42,
zsy232. issn : 1550-9109 (mar. 2019).
5. Wamsley, E. J., Tucker, M., Payne, J. D., Benavides, J. A. & Stickgold, R. Dreaming of a
Learning Task Is Associated with Enhanced Sleep-Dependent Memory Consolidation. Current
Biology 20, 850-855. issn : 0960-9822. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0960982210003520 (2022) (mai 2010).
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