Pour ne pas que ce blog se transforme en blog à parution bi-annuelle, un petit article différent de ce que je fais d’habitude: plus court, et basé sur un seul article scientifique.
Si de nos jours les religions sont facilement associées à la spiritualité et au contrôle de ses propres désirs, cela n’a pas toujours été le cas. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et les Etats primitifs, la religion se contente souvent de décrire des rituels et des tabous à respecter pour s’attirer prospérité et réussite. Cependant, vers 500-300 avant JC, une période que l’on nomme la période axiale, plusieurs doctrines insistant sur le contrôle de ses désirs matériels ont vu le jour. Il s’agit du bouddhisme et jaïnisme par exemple dans la vallée du Gange, du stoicisme et de l’épicurisme dans l’est de la Méditerranée, du Taoisme ou du Confucianisme en Chine.
La question du jour
La question du jour est donc : pourquoi d’un seul coup, en 400 avant JC environ, voyons-nous apparaître des religions similaires insistant sur l’autodiscipline et les comportements moraux dans trois régions du monde aussi éloignées que la vallée du Gange, la région méditerranéenne et la Chine ? Pourquoi sommes-nous passés de religions qui jusque-là postulent des dieux qu’il faut craindre mais qui ne disent pas ce qu’il est bien et mal de faire à des religions postulant des dieux moralisateurs ?
Un article récemment publié dans le journal Current Biology suggère une hypothèse basée sur la théorie des traits d’histoire de vie dont nous avons déjà parlé sur ce blog. Nous savons que la richesse d’un individu a des effets sur ses motivations et ses « systèmes de récompense ». Quelqu’un qui vit de façon confortable a plus tendance à se fixer des objectifs à long terme, à s’éloigner de stratégies que l’on appelle « rapides » (obtenir des ressources rapidement, se reproduire rapidement…) et à se reporter vers une stratégie plus « lente » qui inclut des comportements plus coopératifs, inscrits dans la durée, privilégiant le self-control à l’impulsivité. L’étude montre précisément que lors de la période axiale, la capture d’énergie dans les trois régions sus-citées (vallée du Gange, Chine et Est de la Méditerranée) a augmenté de façon dramatique, dépassant les 20 000 kcal/jour/personne alors que les sociétés traditionnelles de chasseurs-cueilleurs ne dépassent pas les 4000 kcal et les grandes sociétés archaïques comme l’Egypte ou les Sumériens plafonnent à 15 000 kcal.
La capture d’énergie est un bon proxy pour la mesure de la richesse d’une civilisation. Elle est établie à partir de mesures variées qui peuvent inclure l’étude de squelettes, de restes de nourriture, d’outils, de pratiques agricoles, de maisons, monuments et épaves de bateaux. La taille des maisons par exemple est un proxy utilisé pour se faire une idée de la capture d’énergie. En Grèce, la taille des maisons a augmenté fortement pendant la période axiale :
L’hypothèse alternative majeure – et classiquement avancée – est que la complexité politique d’une société – et non pas sa richesse – permet d’expliquer l’apparition de ces religions. L’idée serait que plus une société devient grosse, plus elle a besoin de religions morales pour que ses individus continuent à coopérer à large échelle. Le reste de l’article est donc affaire de statistiques : différents « modèles bayésiens » cherchent à départager ces deux hypothèses, en estimant quels facteurs (de la richesse ou de la complexité politique) ont le plus de chance d’expliquer les données, c’est à dire l’apparition de religions morales à des moments précis de l’histoire. Par exemple, si dans une région du monde une religion morale apparaît alors que la complexité politique est faible et la richesse élevée, l’hypothèse « la richesse explique mieux l’apparition des religions morales » prendra du poids.
Le résultat, dont vous vous doutez sûrement maintenant, c’est que la capture d’énergie est un très bon prédicteur de l’apparition des religions morales à la période axiale. Le développement économique expliquerait donc l’apparition de ces religions plutôt que la complexité politique, un résultat aussi en concordance avec l’absence de doctrines ascétiques dans des sociétés politiquement complexes telles que l’Egypte antique ou la Perse.
Les auteurs interprètent ce résultat en termes de traits d’histoire de vie :
« Une augmentation massive de la richesse et de la sécurité matérielle pendant la période axiale pourrait avoir entraîné un changement drastique des stratégies, déplaçant les motivations pour des objectifs matérialistes (obtenir plus de richesses, un meilleur statut social) et des stratégies aggressives (oeil pour oeil, dent pour dent) à des motivations pour un investissement à long terme dans la coopération (« ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ») et des stratégies privilégiant le développement personnel. […] Au cours du premier millénaire avant JC, les vieilles religions « rituelles » insistant sur les stratégies à court terme auraient été remplacées par les nouvelles religions « spirituelles » insistant plus sur les stratégies à long terme, l’ascétisme et le self-control. »
Comme je le disais en intro, il s’agit d’une hypothèse nouvelle qui vient d’être suggérée par un papier et qui se base sur des données archéologiques forcément incomplètes. D’autres études devront donc venir confirmer ou infirmer cette hypothèse, mais elle a le mérite de proposer une alternative raisonnable et biologiquement fondée au mystère de l’apparition de ces religions morales au moment de la période axiale.
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