Le « combat pour la survie » au centre de la théorie de Darwin pour expliquer l’évolution des espèces repose sur l’idée qu’une compétition pour la survie et la reproduction s’exerce en permanence entre membres d’une même espèce et entre membres d’espèces différentes. Une compétition implique des gagnants et des perdants mais n’a pas besoin de toujours se traduire par de l’agression et de la violence. Malgré tout, l’agression reste une manière évidente de gagner une compétition, et elle est à cet égard étudiée d’un point de vue évolutionnaire.
Malheureusement, difficile de caractériser ce qui constitue une agression ou pas ! Un parent qui gifle un enfant, faire circuler des rumeurs, se défendre contre un agresseur, s’agit-il d’actes d’agression ? Tout dépendra de votre définition bien sûr, et pour contourner ces problèmes de définition, les scientifiques se sont concentrés sur l’étude d’un cas extrême d’agression : l’homicide. En plus de ne pas souffrir de problèmes de définition, les statistiques sur l’homicide sont nombreuses et précises. Par contre, les comités d’éthique ne permettant pas ne serait-ce que d’évoquer de l’agressivité chez des sujets humains, les études sur le sujet se contentent d’une approche interprétative et peu expérimentale : il s’agira de montrer que les motifs et fréquences d’homicide que l’on observe s’accordent bien avec ou sont prédits par les théories évolutionnaires.
Et tout commence avec les statistiques sur le sexe des tueurs. Quel sexe tue le plus quel sexe, et à quelle fréquence ? Des méta-études portant sur des données des systèmes judiciaires canadiens et états-uniens nous informent que les hommes sont les auteurs de 90 % de tous les homicides recensés !
Sexe du tueur | |||
Homme | Femme | ||
Sexe de la victime | Homme | 68 % | 10 % |
Femme | 20 % | 2 % |
Est-il possible d’expliquer cette différence entre les genres ? Les sciences humaines l’expliquent généralement par des normes culturelles locales spécifiques au genre (par exemple, qu’on pousse les garçons à jouer à la guerre et les filles à la poupée). Mais ces différences dans les statistiques se retrouvent dans chaque culture autour du globe pour laquelle des données sur l’homicide sont disponibles. Les explications entièrement culturelles de ces comportements ne semblent donc pas suffire.
Pourquoi les hommes se tuent-ils entre eux plus qu’ils ne tuent de femmes, et plus que les femmes ne se tuent entre elles ?
Au niveau évolutionnaire, ces différences de comportements peuvent être expliquées par des différences de compétition dans l’accès à des partenaires sexuels. Nous l’avons déjà évoqué, dans de nombreuses espèces ce sont les femelles qui choisissent leurs partenaires mâles et pas l’inverse. De plus, la grande majorité des sociétés humaines est polygyne, et celles qui ne le sont pas ne sont souvent que monogames socialement. De fait, si dans ces sociétés les femmes n’auront pas trop de mal à trouver un partenaire, certains hommes risquent de se retrouver seuls, tandis que d’autres jouiront de plusieurs partenaires. L’argument serait donc que ces difficultés dans l’accès à des partenaires sexuels pousseraient les hommes à prendre plus de risques et agir de manière violente si nécessaire pour écarter des rivaux potentiels.
Par exemple, on observe qu’à l’âge de 10 ans, les hommes et les femmes ne diffèrent pas dans la probabilité d’être victimes d’un meurtre. Par contre, dès l’adolescence, les meurtres d’hommes commencent à grimper en flèche. A 25 ans, les hommes ont six fois plus de chances d’être victimes d’un meurtre que les femmes. Et ces hommes sont majoritairement tués par des hommes…
Pourquoi donc de jeunes hommes au sommet de leur forme et de leur santé prendraient des risques pour leur vie en s’engageant dans des activités violentes ? Daly & Wilson proposent une explication évolutionnaire similaire à celle que nous venons de voir, qu’ils appellent le « syndrome du jeune mâle » :
Les hommes jeunes sont à la fois redoutables et prêts à prendre des risques car ils constituent la classe démographique sur laquelle s’exerçait le plus de compétition dans l’environnement ancestral.
Plus précisément, Daly & Wilson proposent qu’au cours de l’histoire évolutive humaine, les jeunes hommes cherchant une femme devaient faire preuve de prouesses physiques à la chasse, la défense de la tribu, les raids et la défense de leurs intérêts, pour impressionner non seulement les femmes mais également les autres hommes qui voudraient se mettre en travers de leur chemin.
Pourquoi les hommes se tuent-ils entre eux ?
Dans le détail, on suppose généralement trois raisons principales qui amènent les hommes à se tuer entre eux. Premièrement, les cas d’agression et d’homicide sont souvent liés à des cas où l’agresseur tente de protéger son statut et sa réputation. Même des altercations triviales à propos de petites sommes d’argent ou d’insultes verbales peuvent mener à des combats létaux. Or le statut et la réputation d’un homme sont vitaux pour lui assurer des opportunités sexuelles. Une étude a par exemple montré comment des brimades au collège et lycée, qui se traduisent le plus souvent par une perte de statut, diminuent de façon significative le nombre de partenaires sexuels obtenus à l’université.
Deuxièmement, les homicides entre hommes sont souvent liés à de la jalousie et de la rivalité intrasexuelle, comme nous l’avons évoqué plus haut. Les hommes, notamment pour des raisons d’investissement parental, ont intérêt à défendre et protéger leurs partenaires sexuels de rivaux potentiels.
Enfin, la pauvreté et le statut marital semblent également expliquer une partie des homicides entre hommes. Dans une étude des homicides recensés à Détroit en 1972 par exemple, bien que 11 % seulement de la population ait été au chômage cette année, 43 % des victimes d’homicide et 41 % des meurtriers étaient au chômage. 73 % des meurtriers et 69 % des victimes étaient de plus non mariés, contre 43 % des hommes du même âge dans la même région. Manquer de ressources (qui permettent d’attirer des partenaires sexuels potentiels) semble donc être un facteur important expliquant les homicides hommes-hommes.
Pourquoi les hommes tuent-ils des femmes ?
Passons aux sujets un peu plus sensibles, les meurtres d’hommes sur femme. Je ne sais pas si c’est la peine de le préciser, mais je vais le faire quand même : ce n’est pas parce qu’on propose des explications aux homicides d’hommes sur femmes que ces homicides deviennent moins condamnables. Ces homicides ont forcément été causés par quelque chose, et ce n’est pas parce que les causes sont aussi à chercher du côté de la biologie que ces comportements deviennent désirables. Ce n’est pas non plus parce qu’un comportement a des bases biologiques qu’on ne peut rien y faire.
La deuxième catégorie d’homicides la plus importante après les homicides d’homme sur homme sont les homicides d’homme sur femme. Nous disions à l’instant que pour un homme, agresser ou tuer des hommes pouvait être motivé par la protection de sa/ses partenaires. Mais l’agression sur sa propre partenaire peut être motivé par la même chose. C’est un comportement observé dans de nombreuses espèces animales et appelé « garde de partenaires » en écologie (« mate guarding« ). Comme dans toutes ces espèces, les hommes pourraient s’en prendre à leur partenaire pour l’empêcher d’aller voir d’autres partenaires (l’explication est aussi valable en partie pour les femmes, avec des nuances, voir ci-dessous). Mais dans ce cas bien sûr, les perspectives évolutionnaires expliquent uniquement l’agression, pas l’homicide : tuer sa partenaire n’est évidemment pas avantageux d’un point de vue évolutionnaire. Les cas d’homicides homme-femme seraient donc plutôt vus comme des cas de mate guarding qui ont mal tourné.
Cette hypothèse du mate guarding est en partie étayée par l’âge des femmes tuées par des hommes : elles sont le plus souvent jeunes, c’est à dire qu’il existe une corrélation fertilité/homicide. De plus, des enquêtes portant sur un panel de 8385 femmes ont montré que les conjoints faisant le plus de demandes visant à restreindre l’autonomie de leurs femmes étaient aussi ceux produisant le plus de violence ou menaces de violence.
Les meurtres d’hommes réalisés par des femmes.
Les homicides de femmes sur des hommes concernent 8% de tous les homicides. Il serait possible de dire que ces meurtres suivent la même logique que les meurtres d’hommes sur femmes, c’est à dire qu’il s’agit de comportements de garde de partenaires qui ont mal tourné. Mais en pratique, ces meurtres sont le plus souvent le résultat de comportements d’autodéfense face à un partenaire masculin violent, ou la seule manière qu’une femme soumise à de la violence prolongée a trouvée pour sortir de l’emprise de son mari. L’idée que les meurtres de femmes sur hommes reflètent des comportements de mate guarding est aussi repoussée par deux autres arguments :
- les hommes sont environ 20 % plus grands et plus forts que les femmes et ont la possibilité de répliquer en cas d’attaque, ce qui rendrait ce comportement très coûteux pour les femmes
- les femmes n’ont pas le problème des hommes de l’assurance de la paternité (elles sont quasiment sûres d’être la mère biologique de l’enfant qu’elles élèvent).
Les homicides de femmes sur femmes.
Les homicides de femmes sur femmes sont très rares (environ 2 % de tous les homicides), et cela pourrait s’expliquer par le fait que le succès reproducteur des femmes dépend beaucoup moins de leur statut que les hommes. Les femmes auraient donc moins besoin d’avoir recours à la violence pour assurer leur statut et les taux d’homicides s’en ressentent.
Cependant, cela ne veut pas dire que la compétition intrasexuelle des femmes pour l’accès aux mâles, ou aux meilleurs mâles, est complètement absente. Elle pourrait simplement s’exprimer sous des formes moins violentes : par exemple sous formes de ragots, dénigrement, tout ce que l’on appelle l’agression indirecte. Les femmes seraient alors aussi agressives que les hommes mais emploieraient des armes plus sophistiquées. Dans la cour de récré, les filles semblent déjà utiliser l’agression indirecte plus que les garçons, et plus tard à l’université, il a été montré que cette agression est spécifiquement vouée à infliger des coûts aux compétitrices sexuelles potentielles.
Pour résumer, nous avons donc vu que les hommes étaient plus agressifs (physiquement) que les femmes, ce qui se voit dès l’enfance et se traduit dans les taux d’homicide à l’âge adulte. Les hommes se tuent entre eux plus souvent qu’ils ne tuent des femmes. D’un point de vue évolutionnaire, ceci colle parfaitement avec ce qu’on observe dans d’autres espèces, et est attribué à la forte compétition intrasexuelle qui s’exerce entre mâles pour l’accès aux femelles. Les hommes tuent aussi des femmes plus souvent que les femmes ne se tuent entre elles. D’un point de vue évolutionnaire, ce comportement peut s’expliquer par une stratégie de garde et de protection de partenaires sexuels. Si les femmes tuent peu d’hommes et se tuent peu entre elles, cela pourrait être car les bénéfices de ces comportements sont beaucoup moins grands pour elles, mais elles pourraient néanmoins employer des formes plus subtiles d’agression.
Les comportements meurtriers ont-ils été sélectionnés au cours de l’évolution ?
Tous les psychologues évolutionnaires ne pensent pas que l’homicide est adaptatif (c’est à dire, que le fait de tuer des gens dans certaines situations procure un avantage pour survivre ou se reproduire). Certains pensent que l’agression uniquement est adaptative, et que l’homicide n’est qu’un épiphénomène non-voulu de l’agression, une agression qui aurait mal tourné. C’est « l’hypothèse du slip-up » (l’hypothèse du déraillement/glissement). Mais d’autres psychologues pensent que l’homicide est une solution spécifique pouvant résoudre un certain nombre de problèmes adaptatifs et peut constituer à cet égard une adaptation.
Une étude portant sur 760 étudiants a même mis en évidence que 79 % des hommes et 58 % des femmes avaient déjà eu au cours de leur vie des pensées visant à tuer quelqu’un ! Près de 40 % des hommes et 20 % des femmes ont eu ces pensées plusieurs fois au cours de leur vie, et tandis qu’elles durent majoritairement quelques secondes uniquement pour les femmes, elles durent de quelques minutes à quelques heures pour les hommes.
Une fois de plus, ces considérations ne sont pas normatives ! Même si l’homicide faisait partie des comportements humains favorisés par la sélection naturelle dans certaines situations, cela ne le justifierait pas ! Dire ce qui est est différent de dire ce qui devrait être. C’est même peut-être une des spécificités de l’espèce humaine, d’être capable par le raisonnement ou la culture, de contrôler et réprimer certaines tendances biologiques.
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