Deuxième épisode de ma série sur les critiques de la psycho évo. Je vous présente la lassitude des psychologues et la réponse de l’auteur de l’article de l’encyclopédie de Stanford, M. Downes quand je lui ai demandé pourquoi il avait écrit un article de si « faible qualité ».
Transcription de la vidéo pour ceux qui préfèrent le texte :
Dans l’épisode précédent, nous avons lu ensemble un article de philosophie des sciences censé être de très bonne qualité et qualifiant la psychologie évolutionnaire de « profondément défectueuse ». Sa lecture nous a pourtant montré qu’aucun argument apporté n’était à la hauteur de cette accusation, la plupart des critiques étant basées sur des incompréhensions et des caricatures. Aujourd’hui, on termine l’analyse de cet article en prenant un peu plus de recul, je vous présenterai le ressenti des psychologues évolutionnaires sur ces critiques et je vous relaierai la réponse du philosophe derrière cet article quand je lui ai demandé pourquoi il avait écrit un texte de si faible qualité. Bonne vidéo !
1. Étude d’une critique « de qualité »
1.3 Inattaquable car triviale ?
Alors qu’est-ce qu’on peut dire de tout ça en prenant un peu de recul ? Je vous disais en introduction que pour se faire une idée de la qualité des critiques il fallait choisir un article représentatif. Celui que nous avons lu ensemble est à mon avis très représentatif, non seulement parce qu’il provient d’une encyclopédie à jour faisant un état de l’art de la littérature, mais également parce qu’il annonce d’entrée quelque chose de très fort – que la psycho évo serait « profondément défectueuse », sans ensuite apporter aucun argument à la hauteur de ces accusations. C’est un article qui vend du rêve sans service après-vente, et c’est quelque chose de très courant chez les critiques de la psycho évo. Cet article est donc bien représentatif de la faible qualité des débats.
Plus précisément, les arguments énoncés peuvent se classer dans trois catégories [Schéma 5]. D’abord, ceux basés sur des malentendus ou une méconnaissance de la psychologie évolutionnaire. Reprocher à la psycho évo de penser que le cerveau humain aurait cessé d’évoluer, ou qu’il n’existerait aucun mécanisme généraliste dans le cerveau, c’est tout simplement mal la connaître. C’est lui faire dire des choses qu’elle ne pense pas. Ensuite, il y a les arguments qui peuvent sembler pertinents, mais uniquement sous une définition bien particulière des termes. Dans cette catégorie on trouve les critiques sur le concept de modularité ou sur le réductionnisme. C’est uniquement en adoptant une définition bien particulière de ces mots que ces critiques sont pertinentes, une définition qui la plupart du temps n’est pas celle de la psycho évo. Et enfin, on trouve les critiques qui sont réellement pertinentes, qui mettent en évidence une limite réelle que peut avoir la psycho évo, mais qui ne sont pas dévastatrices. Ce sont simplement des critiques qui illustrent le fait qu’en science, aucune approche n’est jamais parfaite, chacune a toujours des points forts et des points faibles. Dans cette catégorie se trouvent par exemple les critiques sur le programme adaptationniste et à quel point il peut nous conduire à négliger des hypothèses non adaptatives.
Vous devez maintenant mieux comprendre pourquoi je vous disais tout à l’heure qu’il suffit de piger que la psychologie évolutionnaire c’est simplement se préoccuper de fonction pour découvrir du design pour comprendre pourquoi la plupart des critiques sont peu pertinentes. C’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo d’être un champ « spéculatif » qui produit des hypothèses qu’on ne peut pas tester, parce que le travail premier des chercheurs du champ c’est précisément de tester empiriquement les prédictions de leurs hypothèses [Schéma 5b]. C’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo de ne pas assez bien connaître l’environnement passé de nos ancêtres parce qu’à partir du moment où les hypothèses sont testées, si on se trompe sur l’environnement passé ça va simplement conduire à ne pas pouvoir confirmer les prédictions. C’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo de ne pas avoir de machine à remonter le temps pour tester ses hypothèses, parce que son but c’est de faire des hypothèses sur la psychologie des humains d’aujourd’hui, pas sur celle des humains du passé. C’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo de ne pas connaître les gènes qui codent pour nos capacités cognitives, parce que la méconnaissance de leurs gènes n’empêche pas d’étudier leur fonctionnement général. Et c’est peu pertinent de reprocher à la psycho évo d’être trop modulaire, parce que la notion de modularité n’intervient à aucun moment lorsque vous cherchez à tester des hypothèses fonctionnelles. Une fois de plus, je renvoie à ma dernière vidéo sur Court-Circuit au cas où tout ce que je viens de dire vous paraît nébuleux ().
Et enfin, je pense qu’il sera aussi utile de rappeler que faire des hypothèses sur la fonction de notre psychologie pour découvrir du design c’est ce que font déjà tous les psychologues NON-évolutionnaires. Je prends un exemple au hasard, comme cette vidéo de psyko-couac, dans laquelle il présente la fonction supposée de la nostalgie en psychologie NON-évolutionnaire18 (t=29118. PsykoCouac. Ca Sert à Quoi La Nostalgie? – Psykonnaissance #36 (2022)., e=571). Comment croyez-vous que les psychologues NON-évolutionnaires ont fait pour proposer une fonction à la nostalgie ? Ils ont fait exactement la même chose que les psychologues évolutionnaires, ils ont fait une analyse de correspondance design/fonction. Simplement, ils ne l’ont pas basée sur des considérations évolutionnaires. L’analyse de correspondance design/fonction est bien une stratégie heuristique que l’on retrouve dans de nombreux domaines, en psychologie non-évolutionnaire, en philosophie, en biologie de l’évolution, et bien sûr en ingéniérie, robotique, programmation, et dans tous les domaines où on manipule des systèmes spécialisés fonctionnellement. La psycho évo, c’est simplement l’esprit ingénieur appliqué à la psychologie humaine.
Voilà pourquoi il est possible de dire dans un sens que son principe de base est inattaquable. Une fois que vous avez compris que la psycho évo ça n’est que postuler des fonctions pour découvrir du design, une fois que vous avez compris qu’elle fait la même chose que la psychologie non-évolutionnaire, vous avez compris que son programme de recherche est en fait trivial. Mais quand elle est enterrée sous une montagne de critiques, comme l’ont fait les philosophes des sciences, on a l’impression qu’elle se fourvoie, qu’elle est naïve, et effectivement profondément défectueuse. Mettez-vous à la place de quelqu’un qui va lire cet article de l’encyclopédie de Stanford pour la première fois, il va se dire, « ho la la, ça fait quand même beaucoup de critiques, c’est pas possible qu’elles soient toutes à côté de la plaque, dans le tas il doit forcément y en avoir une ou deux qui sont valides ». Je comprends que ça impressionne, cet empilement de critiques, et en fait, c’est précisément l’effet recherché, c’est ce qu’on appelle la stratégie du millefeuille argumentatif. Les philosophes empilent les critiques pour convaincre. Pourtant, quand on prend ces critiques une par une, on se rend compte qu’elle n’ont rien d’impressionnant, que certaines reposent sur des malentendus, d’autres sur une mauvaise connaissance du champ, d’autres sont pertinentes mais non fatales. Mais en aucun cas elles ne suffisent pour conclure à un champ « profondément défectueux ».
Je tiens à être clair que je trouve ça très normal que la psycho évo soit critiquée et il est certain que certaines critiques sont pertinentes, c’est pas ça le problème. Si la psycho évo est un champ scientifique comme un autre, alors elle aura des limites et des faiblesses comme un autre, ya aucun doute là-dessus. Ça serait même plutôt inquiétant de trouver un domaine scientifique qui ne soit pas critiqué. Il existe d’ailleurs différentes écoles de psychologie évolutionnaire pas complètement d’accord les unes avec les autres1919. Laland, Kevin N. & Brown, Gillian. Sense and Nonsense: Evolutionary Perspectives on Human Behaviour (2011).. Ce que je ne trouve pas normal par contre, et même profondément injuste, c’est qu’on fasse dire à ce champ des choses qu’il n’a jamais dites, qu’on fasse semblant que ses problèmes soient spécifiques quand en fait ils sont communs à de nombreuses autres disciplines, et qu’on fasse passer des critiques banales pour dévastatrices. Tout ça c’est profondément injuste.
C’est d’ailleurs cette injustice qui m’a poussé à me lancer dans cette série de vidéos. Aujourd’hui vous avez peut-être l’impression que ma chaîne ne parle que de psycho évo, parce que ça fait trois ans que je ne parle effectivement quasiment que de ça, mais à la base ma chaîne avait pour but de vulgariser les sciences cognitives en général. C’est seulement quand j’ai vu à quel point la psycho évo était maltraitée dans le domaine universitaire et dans certains milieux sceptiques que j’ai décidé de prendre sa défense. Et mon but premier c’est pas de vous convaincre de la pertinence du champ, c’est simplement de vous en donner une image non déformée. Après que vous soyiez convaincus ou pas par cette approche, je m’en moque éperdument. Si vous pensez qu’il existe de meilleures approches pour étudier l’humain, allez-y. Si vous pensez que la biologie de l’évolution est inutile pour comprendre le comportement humain, allez-y. Si vous pensez que l’analyse de correspondance design-fonction est inutile pour faire des progrès en psychologie, allez-y. Vous vous mettez ce que vous voulez dans le crâne. L’important pour moi c’est que vous ayez pris ces décisions sur la base d’informations non déformées, et c’est certainement pas en lisant l’article de l’encyclopédie de Stanford que vous y arriverez.
1.4 Et les résultats empiriques dans tout ça ?
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais dans cet article de l’encyclopédie de Stanford il y a un gros angle mort, un point qui n’est pas discuté et qui pourtant aurait été très utile pour se faire une idée du bien-fondé des méthodes de la psycho évo. Vous voyez lequel ? Qu’est-ce que les philosophes des sciences ont oublié de discuter ?
Ce qu’ils ont oublié de discuter, ce sont les découvertes empiriques. En tout et pour tout, sur l’ensemble de l’article, on n’a que deux paragraphes qui discutent chacun d’un résultat empirique. Et ces deux paragraphes servent juste à illustrer des points précis, ce ne sont pas des discussions globables de ce que la psychologie évolutionnaire a permis de découvrir ces trente dernières années. Et ça c’est bien dommage, parce que ça paraîtrait tout à fait sensé, pour décider de si un champ est vraiment défectueux ou non, de jeter un oeil à ce qu’il a produit. C’est même un critère de scientificité important pour certains philosophes des sciences comme Imre Lakatos, qu’une bonne indication du mérite d’un programme de recherche, c’est sa capacité à nous faire découvrir des choses2020. Lakatos, Imre. The Methodology of Scientific Research Programmes: Volume 1: Philosophical Papers (1978).. Et si c’est vrai qu’aux tout débuts de la psycho évo il y a 30 ans on pouvait se limiter à des débats théoriques, aujourd’hui il serait peut-être temps de commencer à regarder un peu ce que la discipline a produit. Or, comme je vous en ai déjà parlé (), depuis 30 ans ce sont des milliers de découvertes qui ont été publiées dans des dizaines de journaux, y compris les plus réputés dans le monde de la science2121. Buss, David M. The Handbook of Evolutionary Psychology Vol. 2 (2016)., 2222. Buss, David M. The Handbook of Evolutionary Psychology Vol. 1 (2016).. Alors je dis pas que ce sont forcément des découvertes révolutionnaires, avec le même effet « Waouh » qu’on peut retrouver en physique quantique par exemple. Mais pourquoi demander des découvertes révolutionnaires à la psycho évo quand on n’en demande pas au reste des sciences sociales ? Citez-moi une découverte incroyable des sciences sociales ces cinquante dernières années, dans le sens d’une prédiction à laquelle personne ne s’attendait et qui s’est révélée vraie, vous allez pas en trouver des masses. C’est très rare les effets waouh en sciences sociales, ça n’empêche pas les sciences sociales de faire plein de petites découvertes, tout comme l’a fait la psycho évo ces trentes dernières années.
Et quand on y réfléchit, c’est tout à fait normal que la psycho évo arrive à découvrir des choses malgré tous les défauts théoriques que lui trouvent les philosophes. Ça vient de ce dont on parlait à l’instant, le fait que la démarche de postuler des fonctions pour découvrir du design n’est pas affectée par ces prétendus défauts théoriques. Donc quand un psychologue évolutionnaire envoie un article à un journal en disant « hé regardez j’ai découvert cette propriété de la psychologie humaine », les éditeurs de ce journal ne pourront jamais lui répondre « alors oui ok vous avez découvert quelque chose mais par contre on n’aime pas le cadre théorique que vous avez utilisé pour faire cette découverte. On aime pas que vous ayez utilisé le mot module, et puis on trouve que vous avez été un peu trop adaptationniste, un peu trop ci, pas assez ça. » Non. À partir du moment où un psychologue évolutionnaire découvre quelque chose, c’est impossible de lui refuser de publier juste parce qu’on serait en désaccord avec ses partis-pris épistémologiques. Mais les philosophes des sciences, eux, semblent apparemment prêts à faire ça, puisqu’il continuent d’appeler cette discipline « profondément défectueuse » malgré son succès empirique. Il est certain que ça ne va pas arranger leur réputation d’être déconnectés de la réalité et perdus dans le monde des idées.
Certains philosophes capables d’auto-critique ont quand même pointé ce problème de ne jamais discuter des résultats empiriques des approches évolutionnaires. David Hull, considéré comme un des pères de la philosophie de la biologie, écrit par exemple en l’an 2000 que :
Le philosophe Peter Carruthers déclare quant à lui en 2006 que :
[son emphase sur immense]
Et cette non-prise en compte des résultats empiriques après plus de 30 années de recherches, je peux vous assurer que c’est exaspérant pour les chercheurs du domaine. Encore en 2020, une philosophe se permet de publier tranquillou un article intitulé « La psychologie évolutionnaire est-elle possible ? »2525. Smith, Subrena E.. Is Evolutionary Psychology Possible?. Biological Theory (2020).. En 2020 ! Et tous les chercheurs qui publient depuis 30 ans, ils ont fait quoi jusqu’ici ? De la science impossible ? La réponse des psychologues évolutionnaires à cet article, dans un sentiment d’exaspération résignée, c’est de demander qui en 2020 fait encore de la psychologie non-évolutionnaire2626. Nettle, Daniel & Scott-Phillips, Thom. Is a Non-Evolutionary Psychology Possible? (2021)., dans le sens où comme je vous l’ai dit, toute la psychologie, qu’elle se revendique évolutionnaire ou non, fait en permanence des analyses de correspondance design / fonction. Et même si un psychologue ne se revendique pas forcément évolutionnaire, à partir du moment où il utilise le mot « fonction », il est obligé de sous-entendre sélection naturelle, parce que la sélection naturelle est le seul processus que l’on connaisse, et je dis bien le seul, qui soit capable de créer de la fonction dans le monde vivant. Tous les psychologues qui font appel à cette notion de fonction sont donc évolutionnaires ne serait-ce qu’implicitement, que ça leur plaise ou non.
Et dans un sens, c’est ballot pour les détracteurs de la psycho évo qu’ils n’aient jamais vraiment daigné s’intéresser à ses résultats empiriques, parce que c’est peut-être là que se trouve le point faible majeur de la psycho évo. Parce que parmi les milliers de découvertes empiriques depuis ces trente dernières années, il y en certainement une partie qui sont des faux positifs. La psycho évo emprunte en effet une grosse partie de ses méthodes à la psychologie non évolutionnaire, qui a été profondément ébranlée par la crise de réplicabilité ces dix dernières années2727. Klein, Richard A. et al. Investigating Variation in Replicability: A « Many Labs » Replication Project. Social Psychology (2014)., 2828. Open Science Collaboration. Estimating the Reproducibility of Psychological Science. Science (2015)., 2929. Camerer, Colin F. et al. Evaluating the Replicability of Social Science Experiments in Nature and Science between 2010 and 2015. Nature Human Behaviour (2018).. Je vous en parlais dans cette vidéo (). Évidemment, cette crise n’est pas spécifique à la psycho évo, donc on ne peut pas s’en servir pour la décrédibiliser elle spécifiquement – c’est probablement pour ça que les détracteurs ne se serve pas de cet argument. Il n’empêche que, la raison principale pour laquelle une partie des articles de psycho évo pourrait être considérée comme du bullshit, c’est à cause de cette crise méthodologique.
1.5 Une injustice connue
Toutes ces critiques injustes qu’on vient de voir, je ne suis pas le premier à les dénoncer. Dans les années 1990 déjà, les fondateurs de la psychologie évolutionnaire se plaignaient des injustices, et notamment de celles du paléoanthropologue Stephen Jay Gould :
Dans les années 2000, le psychologue évolutionnaire Robert Kurzban écrit encore que :
Et en 2021 encore, les psychologues Daniel Nettle et Thom Scott-Philips écrivent que :
En fait, ça fait trente ans que les psychologues évolutionnaires passent leur temps à publier des articles aux titres évocateurs :
« Pauvre psychologie évolutionnaire : injustement accusée, injustement condamnée3131. Kurzban, Robert. Alas Poor Evolutionary Psychology: Unfairly Accused, Unjustly Condemned. Human nature review (2002).. »
« Ce n’est pas tout à fait vrai ce qu’on dit sur la psychologie évolutionnaire3232. Geher, Glenn. That’s Not Really True About Evolutionary Psychology | Psychology Today (2016).. »
« Sept malentendus-clés sur la psychologie évolutionnaire3333. Al-Shawaf, Laith. Seven Key Misconceptions about Evolutionary Psychology (2019).. »
Les philosophes les plus lucides ont même reconnu que les critiques dans leur camp étaient souvent mal informées. Je vous ai déjà parlé du philosophe Peter Carruthers qui affirmait que la plupart des critiques n’ont pas connaissance des derniers résultats empiriques. On pourrait aussi ajouter le philosophe Harmon Holcomb qui écrit en 1996 que :
M Holcomb écrivait ça en 1996, mais son analyse s’appliquerait très bien à l’article de l’encyclopédie de Stanford. En 1996 comme en 2020, les critiques reposent toujours sur des incompréhensions, des malentendus, du flou sémantique, des caricatures, et les quelques critiques qui subsistent après ça sont pertinentes mais déjà connues et certainement pas dévastatrices.
1.6 Échanges avec l’auteur
Je dois vous avouer que la première fois que j’ai lu cet article de l’encyclopédie de Stanford, ça m’a passablement énervé. Ça s’est traduit chez moi par des manifestations de colère incontrôlées. Et ça m’a aussi poussé à envoyer un email à l’auteur de cet article, le philosophe Steven Downes, pour lui demander pourquoi il avait écrit un article de si mauvaise qualité – pardon, un article si profondément défectueux, comme on dit en philosophie des sciences. Et M. Downes a eu la gentillesse de me répondre. Sans dévoiler les détails de nos échanges je peux quand même vous faire part de sa réponse dans les grandes lignes.
Son explication de pourquoi son article est si négatif, c’est qu’il s’agit avant tout d’un article destiné à un public de philosophes. L’idée c’est donc de présenter les débats historiques ayant eu lieu en philosophie, sans forcément présenter une vision réaliste de ce qu’est vraiment la psycho évo. Autrement dit, c’est pas un article d’encyclopédie pour essayer de démêler le vrai du faux, c’est un article pour témoigner de qui a dit quoi. Et quand on a cet objectif en tête, effectivement, force est de constater que les philosophes ont historiquement été assez négatifs sur la psycho évo. M. Downes était par exemple d’accord avec moi pour dire que les débats sur la modularité sont très peu importants en pratique pour le travail des psychologues évolutionnaires. Mais il s’est senti obligé d’en parler et d’y consacrer une section entière simplement parce que ces débats ont tenu occupés les philosophes pendant longtemps.
Alors on comprend l’idée, c’est important que les philosophes aient quelque part une ressource présentant l’histoire des débats dans leur domaine. Mais on peut par contre s’interroger sur pourquoi cette dimension historique n’est avouée à aucun endroit, parce que ça va conduire tous ceux lisant cet article pour se faire une idée sur la psycho évo à en ressortir avec une vision très déformée et caricaturale du champ. Et bien sûr, si jamais les philosophes ont tort d’avoir été si négatifs, s’ils ont tort de qualifier ce champ de défectueux, adopter une perspective historique conduira à ce que cette injustice ne soit jamais réparée. Les mêmes mauvais arguments continueront à être présentés comme s’ils étaient bons alors que ce ne sont que des arguments historiques. Ce n’est donc malheureusement pas demain la veille que les étudiants en philosophie arriveront à se faire une image correcte du champ.
M. Downes a quand même reconnu que cet article méritait d’être mis à jour, et qu’il allait profiter de sa prochaine révision pour intégrer quelques-unes de mes remarques. Et puisque nos échanges datent d’il y a plus de trois ans – c’est l’avantage de produire des vidéos à un rythme de tortue – figurez-vous que cette mise à jour a maintenant été faite. Tout guilleret et rempli d’espoir, je suis donc allé voir ce qui avait changé.
Alors on a un paragraphe qui a été rajouté à la fin, sur un nouvel article de psycho évo publié en 2020, mais qui parle d’un sujet autre que ceux qu’on a discutés aujourd’hui. Et après… c’est tout. M. Downes a changé des virgules par-ci, des abréviations par là, et ça suffira pour constituer la soit-disant « révision substantielle » de cet article, ce qui montre bien que pour lui cet article n’a en réalité aucun problème. Ha non quand même. Si on remonte au printemps 2021, donc juste après que j’ai contacté M. Downes pour la première fois pour lui parler de ce fameux consensus, on peut détecter une modification dans le premier paragraphe. Au printemps 2021, on est passés de l’affirmation qu’« il existe un consensus large chez les philosophes des sciences pour dire que la psychologie évolutionnaire est une entreprise profondément défectueuse » à, ouvrez les guillemets, « Bien qu’il existe un consensus large chez les philosophes de la biologie pour dire que la psychologie évolutionnaire est une entreprise profondément défectueuse, ça n’implique pas que ces philosophes rejettent complètement la pertinence de la théorie évolutionnaire pour la psychologie humaine. » Fermez les guillemets.
Alors dans un sens c’est un progrès, puisque ça atténue le propos initial, ça reconnait que les approches évolutionnaires ont du mérite. Mais d’un autre côté, je ne sais pas ce que vous en pensez, ça ressemble aussi à du gros foutage de gueule. D’une part ça ne corrige aucun des grossiers malentendus et caricatures qu’on trouve partout dans l’article, mais en plus ça ressemble à un soutien de façade, du lip-service comme on dit en anglais, c’est-à-dire une tentative des philosophes de passer pour des gens ouverts d’esprit qui ne rejettent pas les approches évolutionnaires en théorie tout en continuant à cracher derrière sur tous ceux qui essaient de mettre ce programme de recherche en pratique [mème].
Bref, passons à autre chose, on a encore beaucoup de trucs à discuter. Pour résumer, dans cette première partie je souhaitais discuter de ce que valent les innombrables critiques universitaires ayant été émises contre la psychologie évolutionnaire. Pourquoi faudrait-il croire le très partial et très biaisé Homo Fabulus plutôt que le consensus en philosophie des sciences ? La réponse à cette question tient en deux points. D’abord parce que ce n’est pas seulement mon avis que je vous présente, mais celui d’un grand nombre de psychologues évolutionnaires qui se plaignent depuis des dizaines d’années d’une injustice notoire. D’ailleurs, même si les philosophes des sciences parlent de consensus dans leur camp, il faut rappeler que les philosophes des sciences ne sont pas si nombreux que ça quand dans le même temps les approches évolutionnaires du comportement humain ont séduit des centaines de chercheurs de par le monde. Donc si la seule chose qui vous intéresse ce sont les effectifs dans chaque camp, l’existence d’un consensus en philosophie doit être relativisé. Mais surtout, même si les défenseurs de la psycho évo étaient vraiment minoritaires, j’ai essayé de vous montrer que les arguments de leurs détracteurs sont en grande partie basés sur des malentendus, des incompréhensions, des ignorances et des caricatures.
La question qu’on peut se poser maintenant, c’est pourquoi ? Pourquoi ces injustices ? Pourquoi les détracteurs de la psychologie évolutionnaire n’ont pas arrêté de déformer ce champ ? Pourquoi ils lui ont fait dire des choses qu’il ne disait pas ? Pourquoi ils lui ont fait à lui seul des reproches qu’ils pourraient tout aussi bien faire à d’autres disciplines ? Pourquoi ils refusent de discuter de son succès empirique ? Pourquoi ce traitement de faveur ? La partie suivante a pour but d’apporter des éléments de réponse à ces questions.
Cette vidéo vous est offerte par ces humains. Si après son visionnage vous pensez qu’ils ont bien fait, n’hésitez pas à les rejoindre.
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