Présentation du système immunitaire dont on ne parle jamais, mais qui est pourtant ô combien important !
Transcription de la vidéo pour ceux qui préfèrent le texte :
Vous avez un deuxième système immunitaire. Voilà l’idée que je voudrais qu’on examine ensemble aujourd’hui. À côté du système immunitaire que vous connaissez tous et que vous avez étudié à l’école, les leucocytes, les lymphocytes, et toutes ces petites conneries qui vous sauvent la vie chaque jour, vous auriez un deuxième système immunitaire qui lui n’est pas physiologique mais comportemental. Ce système immunitaire serait un programme cognitif dont le rôle serait le même que celui du système immunitaire classique, c’est à dire éviter qu’on tombe malades, mais lui assurerait cette fonction par la production de comportements plutôt que par la production de globules blancs et d’anticorps. Et le plus incroyable, c’est que ce programme cognitif, vous le connaissez tous, vous l’avez devant les yeux depuis des années, il s’appelle…
Il s’appelle le dégoût. L’hypothèse qu’on va examiner aujourd’hui, c’est que cette sensation de dégoût que vous avez déjà tous ressenti, face à une pomme pourrie, un cadavre en décomposition ou un manuel de géologie, c’est une sensation produite par un programme cognitif qui aurait évolué pour nous éviter le plus possible d’entrer en contact avec des pathogènes dangereux. L’idée serait que la sélection naturelle, en plus de nous avoir équipé d’un système immunitaire physiologique, nous aurait équipé d’un système immunitaire comportemental11. Schaller, Mark & Park, Justin H.. The Behavioral Immune System (and Why It Matters). Current Directions in Psychological Science (2011).. Le sens du dégoût serait une adaptation prophylactique si vous voulez, une adaptation dont la fonction évolutionnaire est de minimiser les chances que l’on tombe malade. Dans la dernière vidéo, on a beaucoup parlé d’adaptation, mais on a très peu parlé de psychologie. Dans cette vidéo, je vous propose de parler d’adaptation en psychologie spécifiquement, d’étudier ce que donne l’application du programme adaptationniste à la psychologie humaine.
1. Justification théorique
D’abord, la première chose dont il faut se rendre compte, c’est que cette hypothèse d’une fonction prophylactique du dégoût est compatible avec la théorie moderne de l’évolution. Pas besoin d’être un génie pour comprendre en quoi éviter les pathogènes augmente les chances de survie et de reproduction, mais c’est important de mentionner le lien avec l’évolution, parce que comme je vous le disais dans ma vidéo d’introduction, parfois en psychologie c’est un peu le far west en ce qui concerne la génération d’hypothèses. On se demande parfois si les chercheurs ne travaillent pas un peu sous l’emprise de psychotropes. Et le dégoût n’y fait pas exception puisque rien qu’au cours du XXe siècle, on a postulé qu’il était la manifestation d’un « surplus de vie », d’une « fascination pour la mort»22. Kolnai, Aurel. On Disgust (2004)., un moyen de ne pas menacer l’ordre social33. Douglas, Mary. Purity and Danger: An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo (2002)., ou un moyen d’oublier que nous ne sommes que des animaux44. Rozin, Paul & Fallon, April E.. A Perspective on Disgust. Psychological Review (1987).. En psycho évo, le cadre est déjà restreint, c’est pas possible de suggérer des explications qui ne soient pas motivées par une analyse évolutionnaire, et même si ça laisse encore pas mal de place à l’imagination, ça limite le champ des possibles, et ça permet de construire sur un cadre théorique qui n’a plus à faire ses preuves.
Parfois en plus de dire quel problème évolutionnaire une capacité cognitive vient résoudre il faut en plus montrer que ce problème s’est avéré important pour nos ancêtres, mais là dans le cas du dégoût personne ne va remettre en question l’idée que l’humain a évolué dans un environnement où de nombreux pathogènes existaient, et que ces pathogènes faisaient peser une menace pour notre survie. Même si la plupart des maladies infectieuses s’attaquent aux tissus mous et ne laissent pas de traces sur les squelettes, les paléontologues s’accordent pour dire qu’elles ont toujours été présentes dans notre passé et qu’elles expliquent par exemple tous les squelettes d’enfants en bas âge retrouvés lors de fouilles55. Waldron, Tony. Palaeopathology (2009)., 66. Perry, George H.. Parasites and Human Evolution. Evolutionary Anthropology (2014).. Aujourd’hui encore d’ailleurs, les maladies infectieuses sont la cause de mort principale chez les chasseurs-cueilleurs77. Gurven, Michael & Kaplan, Hillard. Longevity among Hunter-Gatherers: A Cross-Cultural Examination. Population and Development Review (2007)..
Et puis on peut être certains que les pathogènes ont constitué une pression de sélection importante au cours de notre histoire évolutive puisque nous sommes tous équipés d’un système immunitaire physiologique. Et en plus, ce système est extrêmement coûteux. La fièvre par exemple, qui est une des stratégies utilisées par notre corps pour lutter contre les pathogènes, demande énormément d’énergie. On estime que pour augmenter notre température corporelle de 1 degré seulement il faut une augmentation de 13% du métabolisme88. Dantzer, R et al. Cytokines and Sickness Behaviour. European Neuropsychopharmacology (1991)., c’est vraiment énorme. Et puis pendant que vous avez de la fièvre, vous ne pouvez pas faire grand-chose d’autre, ce qui la rend encore plus coûteuse. Un système immunitaire comportemental serait en théorie moins coûteux car il s’agit d’un système préventif avant tout, et comme le sait bien la sécurité sociale, la prévention coûte moins cher que l’action curative. Notre système immunitaire classique est un moyen de se débarrasser des pathogènes une fois qu’ils sont déjà entrés dans notre corps, quand un système immunitaire comportemental aurait pour but de ne pas les laisser entrer du tout.
Donc rien qu’une analyse évolutionnaire théorique rapide rend l’idée d’un programme cognitif évolué pour nous protéger des maladies pas débile du tout. Comme dirait un bayésien, la probabilité a priori n’est pas ridiculement faible, avant même d’avoir commencé à regarder les données.
Mais passons aux données. Ce qu’on veut faire en regardant les données, c’est la même chose que ce qu’on a fait dans la dernière vidéo en ce qui concerne le mug, on veut évaluer la correspondance qu’il existe entre un design et une fonction, entre le design du dégoût et sa fonction prophylactique supposée. On va essayer d’estimer l’efficacité, la précision, la parcimonie et la fiabilité du dégoût pour nous tenir éloignés des pathogènes. Et comme je vous l’expliquais dans la dernière vidéo, on peut faire ça soit en réinterprétant des données existantes, c’est à dire en évaluant le pouvoir explicatif de l’hypothèse, soit en générant et testant de nouvelles prédictions, c’est à dire en évaluant le pouvoir prédictif de l’hypothèse.
2. Pouvoir explicatif
Commençons par la réinterprétation de données existantes. C’est Darwin le premier qui en 1872 nous fait remarquer que l’expression faciale liée au dégoût semble adaptée pour nous faire recracher tout de suite des aliments. « Le dégoût extrême est exprimé par des mouvements de la bouche identiques à ceux préalables à l’acte de vomir. La bouche est ouverte en grand, avec la lèvre supérieure fortement rétractée. »99. Darwin, Charles. The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872).. [photos originales]
Une expression de dégoût encore plus prononcée c’est celle-là [exemple], où la langue est carrément tirée, comme pour recracher tout de suite un aliment. Cette expression faciale liée au dégoût a l’air d’être universelle, en tout cas elle a été reconnue dans toutes les cultures que l’on a testées jusqu’ici1010. Mesquita, B. & Frijda, N. H.. Cultural Variations in Emotions: A Review. Psychological Bulletin (1992)., et chose intéressante, elle est produite même par les aveugles de naissance1111. Galati, D. et al. Voluntary Facial Expression of Emotion: Comparing Congenitally Blind with Normally Sighted Encoders. Journal of Personality and Social Psychology (1997).. Les aveugles de naissance sont capables de produire cette expression faciale de dégoût, ce qui semble montrer qu’elle n’est pas le résultat d’une simple imitation d’une expression que l’on aurait vu quand on était petits. Enfin, mis à part cette expression faciale, la manifestation physiologique associée le plus souvent au dégoût, c’est la nausée, l’envie de vomir. Et vomir permet précisément de faire sortir de notre corps une substance ingérée qui pourrait s’avérer dangereuse, par exemple parce qu’elle contiendrait des pathogènes.
Si le dégoût avait pour fonction de nous tenir éloignés des choses qui rendent malade, on devrait aussi s’attendre à ce que les choses qui nous dégoûtent soient des choses qui contiennent effectivement des pathogènes. C’est bête à dire, mais si vous postulez que le dégoût a une fonction prophylactique mais que les humains ressentent du dégoût devant des choses pas du tout dangereuses, en voyant passer une étoile filante ou en écoutant du Francis Cabrel par exemple, votre hypothèse est déjà mal barrée. Il faut donc s’assurer que le dégoût est effectivement généralement évoqué par des choses qui contiennent des pathogènes, ce qui semble bien être le cas1212. Curtis, Valerie & Biran, Adam. Dirt, Disgust, and Disease: Is Hygiene in Our Genes?. Perspectives in Biology and Medicine (2001)., 1313. Oaten, Megan et al. Disgust as a Disease-Avoidance Mechanism. Psychological Bulletin (2009)., 1414. Curtis, Val & de Barra, Mícheál. The Structure and Function of Pathogen Disgust. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences (2018).. Les choses qui évoquent le plus souvent du dégoût sont des substances comme les excréments, le sang ou le vomi, et de façon générale toute substance qui sort du corps ; la viande en décomposition, les cadavres ; les insectes, les vers, les limaces, les rats, les pous ; les lésions sur le corps, en particulier celles qui ont l’air d’être infectées ou purulentes ; les personnes qui ont l’air de ne pas être très portées sur l’hygiène ; et toute nourriture qui a l’air périmée ou pourrie.
Normalement rien que d’avoir écouté cette petite énumération, vous devriez vous sentir un peu moins dans votre assiette. Les plus sensibles d’entre vous ont peut-être même eu un haut-le-coeur. Plutôt que de me maudire intérieurement, remerciez-moi de ne pas avoir ajouté d’images. Ce qui est important de remarquer, c’est que même si tous ces éléments qui nous inspirent du dégoût sont très divers – on parle d’animaux, d’humains, d’objets, de nourriture – ils ont tous la particularité d’être liés à des pathogènes d’une façon ou d’une autre. Les liquides corporels sont des vecteurs de maladie, tout comme les cadavres, les insectes, les rats, les plaies, ou la nourriture en décomposition. Si quelqu’un avait voulu créer un programme cognitif dans le but de nous tenir éloignés des pathogènes, il aurait été très bien inspiré de nous faire ressentir de l’aversion pour tous ces stimuli. Non seulement ça, mais on observe aussi une corrélation positive entre ces stimuli et le dégoût, c’est à dire que plus un stimulus est associé à un fort risque d’infection, plus ce stimulus va être trouvé dégoûtant1515. Curtis, Val et al. Evidence That Disgust Evolved to Protect from Risk of Disease.. Proceedings. Biological sciences / The Royal Society (2004)..
Si le dégoût était une adaptation évoluée par sélection naturelle, on devrait aussi retrouver une certaine forme d’universalité dans les jugements de dégoût. Les adaptations sont en effet généralement communes à toute une espèce, puisque que par définition elles ont pour effet d’augmenter la fitness et qu’elles vont se répandre au cours du temps. Par contre, les expériences qui recherchent de l’universalité sont toujours assez dures à interpréter, parce que même en supposant l’existence d’un programme cognitif universel on s’attendra toujours à trouver des variations d’une société à l’autre ou même d’une personne à l’autre. Exactement comme dans le cas de la morale, je vous renvoie à ma vidéo sur les bisounours (), et je reviendrai sur ce point en fin de vidéo. Dans le cas du dégoût je trouve qu’on manque un peu de données interculturelles, mais au moins de façon grossière il semblerait que ce soient toujours les même stimuli que j’ai cités précédemment, les cadavres, la nourriture pourrie, les liquides corporels, etc, qui évoquent du dégoût partout dans le monde 1515. Curtis, Val et al. Evidence That Disgust Evolved to Protect from Risk of Disease.. Proceedings. Biological sciences / The Royal Society (2004)., 1616. Smith, Virginia. Clean: A History of Personal Hygiene and Purity (2008)..
Le dégoût vu comme un système immunitaire permet aussi d’expliquer pourquoi on est dégoûtés non seulement par les objets qui contiennent des pathogènes mais aussi par des objets qui ont été en contact avec ces premiers, même après un contact très bref. Si je fais marcher un cafard sur votre part de gâteau, ne serait-ce que pendant 1/2s, vous allez sûrement trouver ça dégueulasse et refuser de finir votre gâteau, même si je vous dis que j’avais bien stérilisé mon cafard auparavant1717. Rozin, Paul et al. Operation of the Laws of Sympathetic Magic in Disgust and Other Domains. Journal of Personality and Social Psychology (1986).. Et vous ne l’avez sûrement pas remarqué, mais cette propriété du dégoût, d’être transferé de façon immédiate et irréversible d’un objet à un autre, est très intéressante, parce que ce n’est pas une propriété qu’on retrouve partout dans le monde physique. Quand vous mettez en contact une éponge mouillée avec une éponge sèche par exemple, l’éponge sèche ne devient pas humide immédiatement. Il faut souvent attendre un certain temps pour que les propriétés d’un objet soient transférées à un autre objet par simple contact. Et certaines propriétés, comme la couleur, ne se transmettent pas du tout par simple contact. Si vous collez un objet bleu à un objet orange, l’objet orange ne devient pas bleu.
Mais le dégoût, lui, se transmet immédiatement d’un objet à un autre même après un contact très bref, et c’est évidemment quelque chose de très pertinent pour un système qui aurait pour but de nous protéger des pathogènes, parce que les pathogènes passent d’un objet à un autre immédiatement par simple contact.
Dans un sens, on peut dire que nous avons dans notre cerveau une sorte de « théorie des germes intuitive ». Si vous vous rappelez l’avant-dernière vidéo, je vous disais qu’on nait avec un cerveau qui fait des présuppositions sur la manière dont le monde fonctionne. Que même s’il a fallu que l’humanité attende des siècles pour disposer d’une théorie qui lui permette de comprendre les mouvements des objets, les bébés sont déjà équipés d’une physique intuitive qui leur permet de faire ça intuitivement. Là c’est la même chose mais avec le dégoût. Même s’il a fallu attendre Pasteur et le XIXe siècle pour que l’on dispose d’une théorie des germes satisfaisante, cette propriété du dégoût de se transférer immédiatement et irréversiblement d’un objet à un autre constitue déjà une forme de théorie des germes intuitive. C’est à dire que même si certaines populations de chasseurs-cueilleurs actuelles ignorent encore que les maladies sont transmises par des germes microscopiques invisibles à l’oeil nu, leur sens du dégoût les fait se comporter comme si elles le savaient déjà.
Ca illustre aussi un autre truc que je vous disais dans cette même avant-dernière vidéo, que l’on devrait donner plus d’importance à la théorie de l’évolution pour décider si un comportement est « rationnel » ou pas. Penser que les propriétés d’un objet peuvent se transférer à un autre objet par simple contact, c’est irrationnel dans beaucoup de situations, parce que beaucoup de systèmes physiques ne fonctionnent pas comme ça, mais c’est par contre tout à fait rationnel dans le cas des pathogènes. Le sens du dégoût possède sa propre rationalité si vous voulez, et on retombe sur l’importance de l’idée de spécialisation fonctionnelle. La spécialisation fonctionnelle permet de faire en sorte que chaque programme cognitif que l’on a dans la tête ait sa propre logique, ses propres suppositions sur le monde, ses propres critères de ce qui est rationnel, ou plus exactement ses propres critères de ce qui est adaptatif.
Un autre truc rigolo avec le dégoût c’est qu’il peut s’appliquer à des choses dont on sait pertinemment qu’elles ne sont pas contagieuses. Par exemple, beaucoup de personnes refuseront de manger un chocolat en forme de crotte de chien, ou en forme de cafard1717. Rozin, Paul et al. Operation of the Laws of Sympathetic Magic in Disgust and Other Domains. Journal of Personality and Social Psychology (1986)., alors qu’on sait très bien qu’il ne présente aucun danger. C’est une particularité bizarre si vous pensez que le dégoût vient d’un raisonnement conscient, et que l’on calcule en permanence la probabilité d’être infecté par tel ou tel objet à partir de nos connaissances en médecine sur ce qui est pathogène ou pas. Dans une perspective évolutionnaire, ce genre de « dysfonctionnement » est moins surprenant, à cause du concept d’exécution d’adaptation dont je vous ai déjà parlé. On est probablement dans la même situation que face à la cuisine d’Etchebest à la télé, on est face à un stimulus, la nourriture en forme de cafard, qui normalement n’existe pas dans la nature, et donc notre sens du dégoût « se fait avoir » et agit de façon non optimale parce qu’il n’a pas évolué pour répondre à ce genre de stimulus. Pour ceux qui font un peu de machine learning, c’est comme si vous aviez entraîné un modèle à différencier des images, mais que dans vos données d’entraînement il n’y avait que des chats et des avions, et dans vos données test des chats, des avions mais aussi des chiens. Les chiens seront sûrement catégorisés comme des chats, ce qui est une erreur à strictement parler mais une erreur très compréhensible vu la façon dont le modèle a été entraîné. Ça rejoint donc aussi ce que je vous disais dans la vidéo précédente, qu’on n’a pas besoin de supposer que nos adaptations psychologiques sont parfaitement optimisées. La sélection naturelle construit avant tout des trucs qui fonctionnent en moyenne sur toute une vie, pas des trucs qui fonctionnent parfaitement dans toutes les situations, et encore moins si ces situations sont des anomalies statistiques dans notre histoire évolutive.
Voilà donc ce qu’on peut faire en termes de réinterprétation de choses qu’on savait déjà pour apporter un peu de crédit à l’hypothèse d’une fonction prophylactique du dégoût. Notez que la réinterprétation de choses qu’on savait déjà, on a l’habitude de la dénigrer, d’appeler ça du raisonnement post-hoc et de la vouer aux gémonies de la citadelle Zététique, mais ça vaut pas non plus zéro épistémiquement parlant. Même si j’imagine que je n’ai appris à personne quelle était l’expression faciale associée au dégoût, j’imagine que certains d’entre vous n’avaient jamais remarqué que cette expression est extrêmement fonctionnelle pour recracher des aliments. Même si j’imagine que la plupart d’entre vous refuseront de manger un aliment qui a été en contact ne serait-ce qu’une demi-seconde avec un excrément, j’imagine que beaucoup d’entre vous n’auront jamais remarqué que c’est une propriété bizarre d’une certaine façon, en tout cas non applicable à tous les systèmes physiques. Si certains d’entre vous se sont dits « bon sang mais oui bien sûr » en m’entendant parler de tout ça, bienvenue au club, c’est une réaction typique de celle que vous pouvez ressentir quand vous faites de la biologie de l’évolution, parce que l’évolution est la théorie qui donne du sens à tout en biologie, comme le disait Dobzhansky1818. Dobzhansky, Theodosius. Nothing in Biology Makes Sense except in the Light of Evolution. The American Biology Teacher (1973).. Si je devais voter pour une devise qui représente la biologie de l’évolution, ça serait sûrement ça, « bon sang mais oui bien sûr », ou alors « diantre, que n’y avais-je pensé plus tôt », qui est aussi la réaction qu’on peut ressentir quand on entend parler de la sélection naturelle pour la première fois.
Mais bref, je m’égare. Ce que je voulais dire, c’est que si on a généralement tendance à donner moins de valeur au pouvoir explicatif qu’au pouvoir prédictif, ce pouvoir explicatif ne vaut pas rien non plus. Mais passons maintenant au pouvoir prédictif.
3. Pouvoir prédictif
Une prédiction intéressante que l’on peut faire c’est sur la variabilité du dégoût entre différentes personnes. Une analyse évolutionnaire nous dit que tout le monde ne devrait pas en permanence être dégoûté de la même façon. En particulier, ceux qui ont le plus à perdre à être exposés aux pathogènes devraient être plus facilement et rapidement dégoûtés que les autres. Et cette prédiction peut être testée, en testant le dégoût de personnes qui ont plus à perdre à tomber malade. Chez les humains, une population toute trouvée ce sont les femmes, parce qu’à cause de la grossesse et de l’allaitement, c’est à dire à cause du lien physiologique étroit entre une mère et son enfant, la probabilité de transmission d’une maladie d’une mère à ses enfants est plus grande que celle d’un père à ses enfants. Y’a d’autres raisons qui expliquent pourquoi on s’attend à ce que les femmes aient plus à perdre que les hommes à tomber malade1919. Al-Shawaf, Laith et al. Sex Differences in Disgust: Why Are Women More Easily Disgusted Than Men?. Emotion Review (2018)., mais la raison la plus simple à comprendre pour des cerveaux comme les vôtres c’est celle-là. Si notre hypothèse prophylactique du dégoût est vraie, on peut donc prédire que la sélection naturelle aura rendu les femmes plus sensibles aux stimuli dégoûtants que les hommes.
Et cette prédiction a été confirmée de nombreuses fois : pour un même stimulus, les femmes sont beaucoup plus rapidement ou fortement dégoûtées que les hommes1919. Al-Shawaf, Laith et al. Sex Differences in Disgust: Why Are Women More Easily Disgusted Than Men?. Emotion Review (2018)., 1414. Curtis, Val & de Barra, Mícheál. The Structure and Function of Pathogen Disgust. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences (2018).. Au passage, vous remarquerez qu’en plus de commencer à nous apprendre des choses sur la psychologie humaine, cette prédiction permet aussi de départager différentes hypothèses. Le fait que les femmes soient plus rapidement dégoûtées que les hommes, c’est une prédiction qui découle naturellement d’une analyse évolutionnaire, mais pas une prédiction qui découle naturellement d’une théorie qui postulerait que ce qu’on trouve dégoûtant nous vient uniquement de notre éducation. Ou alors, il faudrait postuler que l’on enseigne à nos petites filles d’être plus dégoûtées que nos petits garçons, ce qui complexifie le truc et reste bien sûr à être démontré.
La théorie de l’évolution fait aussi des prédictions sur les variations de dégoût au cours de la vie d’un même individu, toujours dans la même logique que celle que je viens de vous présenter : on s’attend à ce que le dégoût soit renforcé aux moments de notre vie où il est plus coûteux, en termes de fitness, de tomber malade. Un des moments où il est plus coûteux de tomber malade, pour un humain, c’est pendant la grossesse. Non seulement parce c’est une période développementale sensible pour le foetus pendant laquelle il faut absolument lui éviter d’être exposé à des toxines, mais aussi parce que le système immunitaire de la femme enceinte est un peu moins performant en début de grossesse, parce qu’il a été modifié pour éviter de reconnaitre le foetus comme un corps étranger2020. Sherman, Paul W. & Flaxman, Samuel M.. Nausea and Vomiting of Pregnancy in an Evolutionary Perspective. American Journal of Obstetrics and Gynecology (2002)., 2121. Pepper, Gillian V & Craig Roberts, S. Rates of Nausea and Vomiting in Pregnancy and Dietary Characteristics across Populations. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences (2006)., 2222. Mor, Gil & Cardenas, Ingrid. The Immune System in Pregnancy: A Unique Complexity. American journal of reproductive immunology (New York, N.Y. : 1989) (2010).. Un dégoût efficace devrait donc se renforcer au début de la grossesse, pour protéger la femme enceinte et son foetus, et c’est exactement ce qu’on observe2323. Fessler, Daniel M. T. et al. Elevated Disgust Sensitivity in the First Trimester of Pregnancy: Evidence Supporting the Compensatory Prophylaxis Hypothesis. Evolution and Human Behavior (2005)..
Autre prédiction que l’on peut faire sur la plasticité du dégoût au cours d’une vie : comme être facilement dégoûté n’a pas que des avantages, c’est à dire que si vous êtes dégoûté par tout vous ne mangez plus rien et vous mourez, on peut s’attendre à ce que le dégoût soit moins exprimé quand son rapport bénéfices/risques diminue2424. Tybur, Joshua M. et al. Disgust: Evolved Function and Structure. Psychological Review (2013)., 2525. Al-Shawaf, Laith et al. Context, Environment, and Learning in Evolutionary Psychology (2019).. On peut donc prédire que dans des situations où manger devient vital, le sens du dégoût sera moins activé. Ce qui explique ce genre de comportement par Bear Grylls [presse une bouse pour en boire le jus], alors que vous devant votre télé le ventre plein vous trouvez ça pleinement répugnant2626. Hoefling, Atilla et al. When Hunger Finds No Fault with Moldy Corn: Food Deprivation Reduces Food-Related Disgust. Emotion (Washington, D.C.) (2009)..
Une autre situation dans laquelle on peut prédire que le dégoût sera mis en sourdine c’est pendant un rapport sexuel. On l’a vu, les fluides corporels font partie des stimuli que nous trouvons les plus dégoûtants. Mais il est au moins une situation dans laquelle on peut penser que ces stimuli seront jugés moins dégoûtants, c’est pendant un rapport sexuel. Parce que si vous continuez à éprouver du dégoût face à un humain que vous avez envie de pécho, hé bien ça ne vous aidera pas à le pécho. Donc le dégoût est mis en sourdine pendant un rapport sexuel2727. Borg, Charmaine & Jong, Peter J.. Feelings of Disgust and Disgust-Induced Avoidance Weaken Following Induced Sexual Arousal in Women. PLOS ONE (2012)., 2828. Al-Shawaf, Laith et al. Disgust and Mating Strategy. Evolution and Human Behavior (2015)., 2929. Al-Shawaf, Laith et al. Experimentally Inducing Disgust Reduces Desire for Short-Term Mating. Evolutionary Psychological Science (2019).. À l’avenir, quand vous chercherez un moyen d’informer l’humain qui vous attire qu’il peut passer à l’étape suivante, faites comme moi, glissez-lui simplement à l’oreille : « sache que tu ne me dégoûtes plus ». Vous verrez, l’effet est garanti.
Le même genre d’analyse coûts / bénéfices peut expliquer pourquoi le dégoût est en général moins prononcé envers les gens de notre propre famille qu’envers des gens extérieurs. J’imagine que vous préférez partager une brosse à dents avec votre partenaire ou vos enfants plutôt qu’avec votre patron ou votre facteur1515. Curtis, Val et al. Evidence That Disgust Evolved to Protect from Risk of Disease.. Proceedings. Biological sciences / The Royal Society (2004).. Cette particularité est utile pour faciliter l’allaitement et de façon générale tous les soins apportés aux enfants. Y’a même des expériences « rigolotes » qui montrent que les parents sont plus facilement dégoûtés par l’odeur des couches des bébés des autres que par celle de leur propre bébé3030. Case, Trevor I. et al. My Baby Doesn’t Smell as Bad as Yours: The Plasticity of Disgust. Evolution and Human Behavior (2006).. Tout en espèrant que les sujets de cette expérience étaient bien rémunérés, ça montre à nouveau une atténuation du dégoût dans les situations où être trop dégoûté devient trop coûteux.
Autre prédiction : si le dégoût est un outil psychologique de défense contre les pathogènes, on peut s’attendre à ce que les zones cérébrales qui produisent du dégoût soient liées à d’autres mécanismes de défense comme la nausée. Ce qui semble être le cas : le cortex insulaire est une région de notre cerveau spécifiquement activée par le dégoût et par aucune autre émotion, et non seulement cette région est liée à la nausée, mais c’est aussi la région activée chez des primates non-humains confrontés à des odeurs ou goûts déplaisants3131. Rozin, Paul et al. Disgust (2018)..
Autre prédiction : l’existence d’un lien physiologique entre le dégoût et notre système immunitaire classique. Si le dégoût sert de premier rempart aux infections, ça serait tout à fait fonctionnel qu’en plus d’essayer de nous tenir éloignés des pathogènes, il prévienne les petits copains à l’arrière qu’ils vont peut-être bientôt avoir du boulot. Cette prédiction a été testée, et il semblerait qu’effectivement, le dégoût soit lié à notre système immunitaire classique. Rien que percevoir visuellement des images qui inspirent du dégoût augmenterait la température corporelle et la production de certains marqueurs immunitaires3232. Schaller, Mark et al. Mere Visual Perception of Other People’s Disease Symptoms Facilitates a More Aggressive Immune Response. Psychological Science (2010)., 3333. Stevenson, Richard J. et al. Disgust Elevates Core Body Temperature and Up-Regulates Certain Oral Immune Markers. Brain, Behavior, and Immunity (2012).. En fait ce résultat montre qu’une fois de plus, on a tort d’introduire une fausse distinction entre corps et esprit, entre système immunitaire physiologique et comportemental. De la même façon que je vous avais dit que l’adaptation « marcher » a besoin non seulement de membres adaptés mais aussi d’un programme cognitif pour contrôler tout ça, l’adaptation « se protéger des pathogènes » a besoin à la fois de mécanismes physiologiques et psychologiques pour bien fonctionner. La sélection naturelle est aveugle, et donc elle s’en fout de savoir si une mutation affecte un organe ou un réseau neuronal. Tout ce qu’elle regarde, c’est si cette mutation augmente en moyenne les chances de survie ou pas.
Et pour terminer, on peut aussi essayer de faire des prédictions sur la variabilité du dégoût à l’échelle de populations ou de pays entiers, mais les prédictions ne sont pas faciles à faire dans ce cas. On pourrait par exemple penser que les gens qui habitent des pays à forte concentration en pathogènes soient plus facilement dégoûtés3434. Dunn, Robert R. et al. Global Drivers of Human Pathogen Richness and Prevalence. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences (2010)., ou que ces personnes soient plus centrées sur elles-mêmes, fermées aux autres, et on a quelques données qui vont dans ce sens3535. Schaller, Mark & Murray, Damian R.. Pathogens, Personality, and Culture: Disease Prevalence Predicts Worldwide Variability in Sociosexuality, Extraversion, and Openness to Experience. Journal of Personality and Social Psychology (2008)., 3636. Fincher, Corey L et al. Pathogen Prevalence Predicts Human Cross-Cultural Variability in Individualism/Collectivism. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences (2008).. Mais ça pourrait aussi être le contraire, que les pays les plus exposés aux pathogènes sont aussi les moins dégoûtés, parce qu’il existe un effet d’habituation, que l’on observe chez les médecins par exemple : à force de voir ou d’opérer des choses dégoûtantes ils vont finir par s’habituer un peu3737. Rozin, Paul. Hedonic « Adaptation »: Specific Habituation to Disgust/Death Elicitors as a Result of Dissecting a Cadaver. Judgment and Decision Making (2008)..
Les prédictions ne sont pas non plus faciles à faire en ce qui concerne la comparaison d’espèces. On a vu dans la vidéo précédente que comparer plusieurs espèces est un des moyens à notre disposition pour tester une hypothèse adaptative. Mais dans le cas du dégoût, l’analyse évolutionnaire est ambigüe. D’un côté c’est certain que tous les animaux sont sensibles aux pathogènes, et que la sélection naturelle a dû mettre en place des stratégies comportementales pour éviter d’en rencontrer trop souvent3838. Curtis, Valerie A.. Infection-Avoidance Behaviour in Humans and Other Animals. Trends in Immunology (2014)., 3939. Buck, J. C. et al. Ecological and Evolutionary Consequences of Parasite Avoidance. Trends in Ecology & Evolution (2018).. On en connaît déjà plein d’ailleurs, on sait que certains homards évitent de s’abriter avec d’autres homards malades4040. Behringer, Donald C. et al. Avoidance of Disease by Social Lobsters. Nature (2006)., que des vaches peuvent nager dans des étangs pour échapper à des mouches qui leur pondent des larves sous la peau4141. Hart, B. L.. Behavioral Adaptations to Pathogens and Parasites: Five Strategies. Neuroscience and Biobehavioral Reviews (1990)., ou que les moutons évitent de pâturer dans les endroits où leurs congénères ont beaucoup déféqué4242. Hutchings, M. R. et al. The Herbivores’ Dilemma: Trade-Offs between Nutrition and Parasitism in Foraging Decisions. Oecologia (2000).. Donc on pourrait s’attendre à retrouver un truc comme un sens du dégoût dans certaines espèces. Mais d’un autre côté, on l’a vu, le dégoût est quand même un truc très coûteux, parce que ça fait perdre plein d’opportunités de manger, et on pourrait donc penser que seuls les animaux les plus à risque d’attraper des maladies possèderont un sens du dégoût développé. Ça concernerait en particulier les animaux qui vivent en groupe et qui sont omnivores. Ceux qui vivent en groupe pour des raisons évidentes sur la probabilité de transmission, hashtag DistanciationSociale, et ceux qui sont omnivores parce qu’être omnivore veut dire que vous allez être exposé à une diversité de toxines et de pathogènes très importante. Si vous êtes un panda et que vous ne faites que sucer du bambou dans votre coin toute la journée, vous allez pas être exposé à beaucoup de pathogènes, et votre système immunitaire classique pourra se spécialiser sur les rares qu’il rencontrera. Par contre, l’humain est vulnérable sur les deux points : non seulement c’est une espèce très sociale mais en plus elle est omnivore et mange beaucoup de viande où les bactéries prolifèrent facilement. Nos joyeux cousins les chimpanzés vivent aussi dans des grands groupes mais consomment eux surtout des plantes et des fruits, donc on peut penser que les risques d’infection sont moins grands pour eux. On a quand même commencé à rechercher des marques de dégoût chez les chimpanzés et il semblerait qu’ils évitent au moins comme nous les liquides corporels des autres chimpanzés4343. Sarabian, Cecile et al. Avoidance of Biological Contaminants through Sight, Smell and Touch in Chimpanzees. Royal Society Open Science (2017)..
Si au début de cette vidéo j’ai dit que notre système immunitaire comportemental s’appelait le dégoût, c’est un raccourci, parce que notre système immunitaire comportemental est probablement plus large que le simple dégoût. Nous pouvons modifier nos comportements face à des pathogènes sans que cela ne nous fasse ressentir de dégoût. Par exemple, il semblerait qu’on soit capables de détecter si une personne est malade rien qu’à sa tronche, voire, comme vous le présentait Scilabus il y a pas si longtemps, rien qu’à son odeur4444. Axelsson, John et al. Identification of Acutely Sick People and Facial Cues of Sickness. Proceedings. Biological Sciences (2018).. (https://www.youtube.com/watch?v=YxIOU3KC51c ) . Et il est probable que cette détection des gens malades soit suivie de changements de comportements4545. Regenbogen, Christina et al. Behavioral and Neural Correlates to Multisensory Detection of Sick Humans. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America (2017).. De plus en plus d’études montrent que notre cognition au sens large est affectée par la présence de pathogènes : notre mémoire, notre attention, notre tolérance au risque, notre tendance à être extraverti·e et même nos préférences sexuelles pourraient être modifiées, sans qu’on en soient conscients ou que ça ne nous fasse éprouver de dégoût4646. Thiebaut, Gaetan et al. The Behavioral Immune System: How Does It Contribute to Our Understanding of Human Behavior? (2020)., 4747. Prokosch et al. Caution in the Time of Cholera: Pathogen Threats Decrease Risk Tolerance. – PsycNET. Evolutionary Behavioral Sciences (2019)., 4848. Bonin, Patrick et al. Contamination Is “Good” for Your Memory! Further Evidence for the Adaptive View of Memory. Evolutionary Psychological Science (2019)., 4949. Little, Anthony C. et al. Exposure to Visual Cues of Pathogen Contagion Changes Preferences for Masculinity and Symmetry in Opposite-Sex Faces. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences (2011).. Bref, le dégoût est probablement un élément central dans notre système immunitaire comportemental, et peut-être même un élément spécifiquement humain, mais ce n’est probablement pas le seul.
Quoi qu’il en soit, ces données sur les animaux illustrent à nouveau pourquoi il faut garder la sélection naturelle en tête pour étudier les comportements. Pourquoi est-ce que pour nous humains, une crotte fait partie des choses les plus repoussantes au monde, alors que pour une mouche, c’est la chose la plus attirante au monde ? Ce qui décide de ce qui est attirant ou repoussant dans ce cas, c’est la sélection naturelle. Pour des humains, une crotte est une source d’infection. Pour une mouche, c’est une source de nourriture pour ses gosses, un palais magnifique pour y élever ses enfants. Le cerveau de la mouche réagit donc très différemment du cerveau humain devant ce même stimulus de l’univers, parce qu’il a été façonné différemment par la sélection naturelle. Dit autrement, une crotte n’est pas objectivement dégoûtante partout dans l’univers. Et les plus perspicaces d’entre vous vont commencer à faire le lien entre l’objectivité du dégoût et l’objectivité de la morale dont je vous ai parlé dans cette vidéo (), je reviens pas dessus. Retenez simplement que la sélection naturelle est une théorie incontournable pour éclairer notre rapport au monde, pour comprendre ce qu’on trouve plaisant ou repoussant, moral ou immoral, rationnel ou irrationnel, tout simplement parce que tous nos jugements sur le monde, nous les produisons avec un cerveau, et c’est la sélection naturelle qui a créé ce cerveau. Et j’ai bien dit « théorie incontournable ». Pas « théorie suffisante ».
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4. Résumé
Voilà donc quelques-unes des données qui jouent en faveur d’une fonction prophylactique du sens du dégoût. Si on résume, on a vu que le dégoût entraîne des expressions faciales et des changements physiologiques appropriés pour lutter contre les pathogènes, et qu’au moins certains d’entre eux sont universels ; on a vu que le dégoût est généralement évoqué par des stimuli porteurs de pathogènes ; on a vu que le dégoût est plus fort chez les personnes qui ont le plus à perdre à tomber malades ; on a vu que le dégoût est plus fort dans les situations les plus à risque, comme la grossesse ; on a vu qu’au contraire, le dégoût pouvait s’estomper dans les situations où ses coûts deviennent trop importants, comme quand on meurt de faim ; on a vu que la propriété du dégoût de se transférer de façon immédiate et irréversible devenait très rationnelle dans un cadre prophylactique ; on a vu que le dégoût activait des régions cérébrales qui chez les primates non-humains traitent aussi de goûts déplaisants ; et on a vu que le dégoût était relié à notre système immunitaire classique.
Toutes ces caractéristiques montrent qu’on est là en présence d’un système qui a l’air d’être ultra-fonctionnel et ultra-efficace pour lutter contre les pathogènes. La correspondance entre le design du dégoût et sa fonction prophylactique supposée est bonne, comme la correspondance entre le design du mug et sa fonction de porter des boissons chaudes était bonne. Un tel design a très peu de chances d’avoir évolué par hasard, on peut donc éliminer l’hypothèse que le dégoût est le produit du hasard. On ne voit pas bien non plus quelle autre adaptation pourrait expliquer plus parcimonieusement cette fonctionnalité, on peut donc éliminer l’hypothèse du sous-produit. Ne reste que l’hypothèse de l’adaptation, qui nous permet de conclure, sans pour autant en être sûr à 100%, que le dégoût est probablement un programme cognitif évolué par sélection naturelle dont la fonction est de nous éviter les contacts avec les pathogènes.
Et pour ceux qui se rappellent de la 2e façon de tester l’existence d’une adaptation qu’on a vue dans la dernière vidéo, c’est à dire mesurer si un trait augmente les chances de survie, une étude de terrain a récemment montré que chez les shuars d’Équateur, un peuple d’Amazonie, ceux qui sont le plus facilement dégoûtés sont aussi ceux qui sont les moins infectés, si on se fie à leurs marqueurs de réponse immunitaire5050. Cepon-Robins, Tara J. et al. Pathogen Disgust Sensitivity Protects against Infection in a High Pathogen Environment. Proceedings of the National Academy of Sciences (2021)..
En essayant de tester cette hypothèse, on a réussi d’une part à réinterpréter parcimonieusement certaines choses qu’on savait déjà, on a donné du sens à nos connaissances, mais de façon plus intéressante, on a aussi réussi à apprendre de nouvelles choses sur le dégoût, comme ses connexions avec le système immunitaire classique, qui font toujours l’objet de recherches aujourd’hui. Et même si j’ai pas insisté dessus, on a aussi pu se confronter à d’autres hypothèses, comme celle que le dégoût est un truc entièrement culturel ou entièrement le produit d’un raisonnement conscient. Je ne vous ai présenté qu’une petite partie des données sur le sujet, d’ailleurs. La recherche sur le dégoût est aujourd’hui fourmillante comme un séminaire de chercheurs où le café est en libre-service, et c’est en partie grâce à la psycho évo, mais aussi aux neurosciences et à la psychiatrie, parce qu’on s’est aperçu qu’un dérèglement de notre sens du dégoût pouvait être à l’origine de certains troubles psychiatriques5151. Phillips, M. L. et al. Disgust – the Forgotten Emotion of Psychiatry. The British Journal of Psychiatry (1998)..
5. Autres hypothèses
Maintenant qu’on a dit tout ça, prenons un peu de recul et permettez-moi d’insister sur quelques points.
D’abord, penser que le dégoût est à la base une adaptation prophylactique n’empêche pas d’étudier d’autres pistes. Moi je vous ai présenté uniquement cette hypothèse, mais d’autres personnes travaillent par exemple sur l’hypothèse que le dégoût pourrait avoir un lien avec la morale. Vous avez peut-être remarqué que parfois quand on est indigné moralement on dit qu’on est « dégoûté ». Vous entendez parler des mauvais agissements de, au hasard, un politicien, et vous dites « ça me dégoûte ». Ou « c’est dégueulasse ». « c’est immonde ». On utilise souvent le champ lexical du dégoût pour parler de morale. Certains chercheurs pensent qu’il ne s’agit là que d’une utilisation métaphorique5252. Royzman, Edward & Kurzban, Robert. Minding the Metaphor: The Elusive Character of Moral Disgust. Emotion Review (2011)., un peu comme quand vous dites que vous avez « soif » de connaissance, sans pour autant qu’il y ait une réelle connexion psychologique entre la soif et la volonté d’apprendre des choses. Mais d’autres chercheurs explorent l’hypothèse qu’il puisse réellement y avoir dans notre cerveau une connexion entre notre sens moral et notre sens du dégoût, que l’un puisse s’être construit à partir de l’autre par exemple, en récupérant certains réseaux neuronaux.
6. Pas de méthodes spécifiques
Deuxièmement, et c’est un des messages les plus importants de cette vidéo, vous remarquerez qu’on a jamais utilisé de méthodes spécifiques pour tester notre hypothèse adaptative. La psycho évo n’a pas de méthodes propres. Je répète, la psycho évo n’a pas de méthodes propres. Tout ce qu’on fait en psycho évo, c’est utiliser la théorie de l’évolution pour formuler des hypothèses et générer des prédictions, mais ensuite pour tester ces prédictions on utilisera n’importe quelle méthode de n’importe quelle discipline plus traditionnelle. Si une hypothèse fait des prédictions sur les jugements des humains, on testera ces prédictions avec les méthodes de la psychologie ; si elle fait des prédictions sur ce qu’on devrait trouver dans d’autres espèces on utilisera les méthodes de l’éthologie, si elle fait des prédictions d’optimalité on fera des modèles mathématiques, si elle fait des prédictions sur la physiologie humaine on fera de la biologie moléculaire, et si elle fait des prédictions sur le meilleur vin à emmener en rando on fera de la géologie.
Je vous montre ce schéma touffu5353. Schmitt, David P. & Pilcher, June J.. Evaluating Evidence of Psychological Adaptation: How Do We Know One When We See One?. Psychological Science (2004). qui montre bien toutes les méthodes qu’on peut utiliser pour apporter du crédit à une hypothèse évolutionnaire. Nous dans notre exploration du sens du dégoût on a été amenés à utiliser celles-là.
En fait, il faut retenir que la psycho évo ne peut pas avoir de méthodes propres, tout simplement parce que ce n’est pas une discipline, c’est simplement une façon de penser et de générer des hypothèses. Si vous avez compris ça, vous avez tout compris. Vous avez peut-être pas remarqué mais depuis le début de cette série je n’ai jamais utilisé le mot « discipline » pour qualifier la psycho évo. J’utilise en général les mots « approche » ou « programme de recherche », mais le mot le plus adapté ça serait vraiment simplement « façon de penser ». La psycho évo, elle se conçoit pas comme une énième discipline à rajouter à côté de toutes les autres disciplines qui étudient déjà l’humain, les neurosciences, la psychologie, la sociologie, etc. Elle se conçoit comme un liant qui viendrait faire le lien entre toutes ces disciplines qui existent déjà. Vous pouvez tout à fait faire de la psycho évo en utilisant uniquement les méthodes de la sociologie, ou uniquement les méthodes des neurosciences, ou uniquement des méthodes mathématiques, à partir du moment où vous intégrez de la pensée évolutionnaire à votre façon de concevoir le cerveau et de générer des hypothèses.
Donc je répète, la psycho évo n’a pas de méthode propre. Si je récapitule les grandes lignes, la psycho évo c’est avant tout un but, celui d’aboutir à une meilleure compréhension de l’humain. Pour atteindre ce but, on pense que le meilleur moyen c’est de commencer par comprendre les programmes cognitifs qui se trouvent dans notre cerveau, parce que comme on l’a déjà vu ce sont ces programmes qui sont à l’interface entre le niveau génétique et le niveau environnemental, qui font la jonction entre le biologique et le culturel. Pour comprendre ce que ces programmes font, il faut comprendre leur fonction première, la raison pour laquelle ils ont évolué par sélection naturelle. Et pour découvrir cette fonction, on utilise la méthode des biologistes de l’évolution, qui consiste à évaluer une correspondance entre un design et une fonction. Quand cette analyse génère des prédictions, on les testera en utilisant les méthodes de la discipline la plus appropriée.
Évidemment, l’évaluation du niveau de preuves en faveur d’une adaptation doit toujours se faire au cas par cas. Certaines adaptations disposeront de beaucoup de données en leur faveur, d’autres moins. Le niveau de preuve peut parfois être limité quand on étudie un trait très simple, parce que dans ce cas la correspondance design/fonction est dure à mettre en évidence. C’est la même chose en biologie, si vous étudiez un trait aussi simple que la présence d’une protéine dans le sang, les indices de design seront limités. Mais le niveau de preuves peut aussi être limité parce que la psycho évo est toute jeune, elle a à peine 30 ans, et qu’elle s’appuient beaucoup sur un autre champ de recherche, les sciences cognitives, qui est aussi très jeune. Donc faut pas vous attendre à trouver des niveaux de preuve équivalents à ceux qu’on trouve en physique, ça c’est certain.
7. Compatibilité avec la variabilité culturelle
Autre chose très importante à retenir, c’est que supposer que le dégoût est une adaptation évoluée par sélection naturelle ne veut pas dire que le dégoût est un truc qui ne va pas varier d’une culture à l’autre, d’une époque à l’autre ou d’une personne à l’autre. Si vous parlez en soirée de cette hypothèse que le dégoût est un programme cognitif évolué, vous verrez que c’est la première chose qu’on va vous rétorquer. On va vous dire, ça n’a pas de sens parce qu’à une certaine époque on était pas du tout dégoûtés par les mêmes choses qu’aujourd’hui. Les normes d’hygiène ont changé au cours de l’histoire, à une époque les bains étaient considérés comme bons, à d’autres époques comme mauvais1616. Smith, Virginia. Clean: A History of Personal Hygiene and Purity (2008).. Les romains faisaient caca à plusieurs dans la même pièce, et ils utilisaient la même éponge simplement rincée dans un seau d’eau pour se nettoyer. On va vous dire, le dégoût évolué biologiquement, ça n’a pas de sens parce qu’en France on aime manger du roquefort et on est dégoûtés à l’idée de manger des insectes, alors qu’en Thaïlande c’est l’inverse. On va vous dire, le dégoût évolué biologiquement, ça n’a pas de sens parce qu’on voit bien que les bébés ne sont pas facilement dégoûtés, tous les parents savent que les bébés mettent à la bouche tout ce qui leur passe sous la main, et parfois même sous le pied. Le dégoût, c’est donc forcément le résultat d’un apprentissage social.
Les réponses à ces objections sont plus ou moins les mêmes que celles que j’ai déjà détaillées dans ma série sur la morale. Je vous les re-résume rapidement ici mais vous pouvez retourner voir cette vidéo au besoin. L’idée générale, c’est que ces supposées objections ne sont des objections que si vous avez une vision naïve de ce que veut dire « évolué biologiquement ».
D’abord, il faut se rappeler que ce que la psycho évo suppose avoir évolué biologiquement et être universel, ce ne sont pas nos comportements ou nos jugements mais nos programmes cognitifs5454. Barkow, Jerome H et al. The Adapted Mind: Evolutionary Psychology and the Generation of Culture (1992).. La nuance est cruciale, parce que les programmes cognitifs travaillent quasiment toujours sur des entrées pour produire leurs sorties. Si vous leur fournissez des entrées différentes, en les faisant tourner dans des environnements ou des cultures différentes par exemple, leurs sorties seront différentes, alors que leur fonctionnement de base restera le même.
Évolué biologiquement ne veut pas dire non plus présent à la naissance. Vos dents n’étaient pas présentes à la naissance, et pourtant elles sont évoluées biologiquement. Un programme cognitif peut de la même façon être évolué biologiquement mais avoir besoin de temps pour arriver à maturation. Donc c’est pas parce que votre bébé mange les crottes de votre chat qu’il n’a pas quelque part dans un coin de sa tête un programme cognitif qui va, plus tard, naturellement le pousser à être dégoûté par certains stimuli.
Évolué biologiquement ne veut pas non plus dire que l’apprentissage n’a pas de rôle à jouer. On en a déjà parlé avec le programme d’apprentissage de la peur des serpents. Il est tout à fait possible, et même probable, que le sens du dégoût ait besoin d’être calibré pendant l’enfance. La composante sociale du dégoût est tout à fait prise en compte par les approches évolutionnaires1313. Oaten, Megan et al. Disgust as a Disease-Avoidance Mechanism. Psychological Bulletin (2009)., 5555. Stevenson, Richard J. et al. Children’s Response to Adult Disgust Elicitors: Development and Acquisition. Developmental Psychology (2010)., 5656. Widen, Sherri C. & Russell, James A.. Children’s Recognition of Disgust in Others. Psychological Bulletin (2013).. Le dégoût serait, comme la peur des serpents, non pas « présent à la naissance » mais « facile à apprendre grâce à une prédisposition évoluée ».
Évolué biologiquement ne veut pas non plus dire insensible au contexte. Si je vous dis que la brosse à dents que vous êtes en train d’utiliser a servi à nettoyer les chiottes une heure avant, vous allez immédiatement être dégoûté·e par cet objet qui vous semblait encore tout à fait respectable 2 secondes plus tôt. Ça montre que le sens du dégoût n’est pas imperméable à nos autres capacités cognitives, qu’il est capable de prendre en compte de l’information produite par d’autres algorithmes, et de s’appliquer à des objets qui n’ont à première vue aucun lien avec des pathogènes. Le sens du dégoût est un programme sophistiqué, sensible au contexte et ouvert aux autres programmes cognitifs, ce n’est pas un truc rigide et fermé sur lui-même.
Et évolué biologiquement ne veut pas non plus dire invariant tout au long de la vie, on l’a vu avec le dégoût des femmes enceintes, ou le dégoût qui s’atténue dans les situations où vous mourez de faim.
Bref, de façon générale, la variabilité culturelle n’est pas une objection aux approches évolutionnaires, ou plus exactement ce n’est une objection que si vous avez une vision simpliste du genre de systèmes qu’est capable de produire la sélection naturelle. Si vous vous débarrassez de l’idée que la sélection naturelle ne peut que produire des comportements simples, rigides et présents dès la naissance, si vous acceptez qu’elle puisse produire des programmes cognitifs très sophistiqués, sensibles au contexte et dépendants d’un apprentissage, vous faites sauter la plupart des objections à l’idée d’un sens du dégoût évolué biologiquement. Rappelez-vous de la complexité du coeur ou de l’oeil, et de leurs dizaines de tissus spécialisés tous arrangés d’une façon bien précise. Il n’y a aucune raison de penser qu’on a pas des organes aussi sophistiqués que ça mais dans le cerveau. En fait, si je devais parier, je dirais même que nos organes cognitifs sont peut-être encore plus sophistiqués que nos organes corporels, parce que pour les optimiser il suffit de changer des connexions entre neurones alors que pour nos organes corporels l’optimisation passe souvent par la création de nouvelles protéines ou de nouveaux tissus. Peut-être qu’un jour je vous présenterai un programme cognitif qu’on a bien étudié, comme celui qui analyse les signaux électriques reçus de l’oeil, pour que vous vous rendiez compte d’à quel point c’est incroyablement sophistiqué.
On pense souvent que c’est une affirmation extraordinaire de supposer des bases biologiques au dégoût, à cause de l’existence de cette variabilité culturelle dont on a parlé. Et parce qu’on pense que c’est une affirmation extraordinaire, on demande des preuves extraordinaires. Mais il faut renverser cette façon de penser. Ce qui serait extraordinaire, c’est qu’un trait, quel qu’il soit, soit entièrement culturel ou entièrement génétique. Qu’un trait soit en partie dépendant d’influences génétiques et en partie dépendant d’influences environnementales est au contraire quelque chose de très banal, une hypothèse très faible, que vous devriez considérer comme l’hypothèse par défaut. Et ce, que le trait en question soit un truc tout con comme l’envie de manger ou un truc très sophistiqué comme la morale.
Je développerai dans une autre vidéo ces questions d’interaction gènes/environnement, mais j’insiste sur ce point : la sélection naturelle n’est pas restreinte à produire des trucs très simples, des comportements rigides. Mettez-vous deux secondes dans sa peau. Ça serait complètement con de produire un dégoût rigide et entièrement déterminé à la naissance. À quel point vous devez être dégoûté dans votre vie, et par quels stimuli précisément, doit dépendre de ce qu’il y aura plus tard dans votre environnement. Ça serait aussi tout à fait adaptatif de donner de l’importance à ce que les personnes autour de vous trouvent dégoûtant, parce qu’elles ont souvent plus d’expérience que vous sur votre environnement5555. Stevenson, Richard J. et al. Children’s Response to Adult Disgust Elicitors: Development and Acquisition. Developmental Psychology (2010).. C’est aussi adaptatif de mettre en balance le coût de tomber malade avec le coût de moins manger ou d’avoir moins de rapports sexuels. La flexibilité est donc une caractéristique qui sera souvent recherchée et favorisée par la sélection naturelle. La variabilité culturelle n’est donc pas un contre-argument aux explications évolutionnaires, parce que la variabilité culturelle est prédite tout autant par les approches évolutionnaires que par les approches culturalistes.
8. Le futur de la recherche
Par contre, une fois qu’on a dit ça, on en est bien sûr encore qu’au début de notre programme de recherche. Il nous reste encore à étudier précisément comment nos programmes cognitifs utilisent toute cette information de leur environnement pour au final produire les comportements qu’on observe chaque jour. Comment on en arrive à ce qu’un même algorithme universel puisse faire préférer le roquefort aux uns et les asticots aux autres ? Existe-t-il des périodes sensibles au cours de l’enfance qui permettent cet apprentissage ? Peut-on être dégoûté par absolument n’importe quoi si les contraintes sociales sont assez fortes, ou y a-t-il des choses qui n’activeront jamais notre sens du dégoût ? Au contraire, peut-on s’habituer à n’importe quel stimulus naturellement dégoûtant, comme on finit par s’habituer à l’amertume du café ? Quelles sont les propriétés des objets porteurs de pathogènes qui font qu’ils nous dégoûtent plus facilement ? S’agit-il de couleurs, d’odeurs, de visions, de textures ? Est-ce que les traits de personnalité peuvent expliquer pourquoi certaines personnes sont plus dégoûtées que d’autres5757. Tybur, Joshua M. et al. Why Do People Vary in Disgust?. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences (2018). ? Le fait que notre environnement actuel soit différent de l’environnement ancestral change-t-il quelque chose en matière de dégoût ? La géologie est-elle une pseudoscience ?
Voilà le genre de questions qui attendent les chercheurs du XXIe siècle. La question n’est plus de savoir si le comportement humain est produit par la culture ou les gènes, le défi est maintenant d’arriver à intégrer l’idée qu’on naît avec un cerveau chargé de programmes cognitifs légués par l’évolution, avec tout ce que ça implique en termes de contraintes sur ce que ces programmes sont capables de faire, avec l’idée que pour produire des comportements, ces programmes cognitifs sont en permanence bombardés d’informations externes et influencés par le milieu dans lequel ils baignent.
Et c’est pour ça que la psycho évo est un cadre théorique adapté pour faire travailler ensemble les sciences sociales et les sciences naturelles. Même si tous les chercheurs en sciences sociales et sciences naturelles ne souhaitent pas travailler ensemble, on en reparlera plus tard, le fait que la psycho évo insiste sur l’universalité des programmes cognitifs, et pas l’universalité des comportements, et le fait qu’elle insiste sur l’importance de l’information reçue du monde extérieur, fait qu’on peut facilement trouver des moyens de rattacher les travaux sur l’influence de la culture aux travaux sur l’influence des gènes. Je dis pas que ça se fera sans concessions, les sciences naturelles et les sciences sociales ont été séparées trop longtemps pour que leur réunification se fasse sans heurts. Mais l’idée générale d’étudier l’influence de la culture, de l’éducation, et de l’environnement de façon large est tout à fait compatible avec le paradigme développé actuellement en psycho évo.
Voilà, donc les deux grands messages à retenir de cette vidéo, premièrement, la psycho évo n’a pas de méthodes propres, et deuxièmement, variabilité culturelle et universalité cognitive ne sont pas incompatibles.
Vidéo terminée ! La prochaine vidéo sera un petit bonus que je n’avais pas prévu de faire à la base, c’est une vidéo dans laquelle je vais vous présenter un maximum d’hypothèses étudiées en psycho évo en un minimum de temps, pour vous donner un aperçu de la diversité de la recherche dans ce domaine. Si aujourd’hui je me suis concentré sur une seule adaptation que je vous ai présentée en détail, la prochaine fois je ferai le contraire, je vous en présenterai plein mais de façon superficielle. Ce sera l’occasion de parler de toutes ces petites choses qui vous occupent l’esprit à longueur de journée, on parlera d’amour, de colère, de honte, de peur, de bonheur, de tristesse, d’amitié, de raisonnement, mais aussi d’art et de religion. Dans la prochaine vidéo, on fait un tour d’horizon des logiciels que l’évolution a mis dans votre tête.
Merci à DjoKun, Philociraptor, Gerceval, Wellington Yueh, AwesomeJohn, et aux 300 autres primates qui me soutiennent sur uTip et tipeee, vos dons sont ma seule source de revenus.
Et je pense qu’on peut terminer en remerciant notre système immunitaire comportemental, qui travaille en permanence sans jamais se mettre en avant, mais qui en ces temps de pandémie nous a probablement déjà permis d’éviter quelques dizaines de milliers de morts. À chaque fois que vous avez entendu quelqu’un éternuer ou renifler bruyamment, et que ça vous a fait vous éloigner ou simplement détourner la tête, vous étiez en train de diminuer vos chances de vous faire contaminer. Merci le dégoût.
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