Si vous êtes obèse, comme un français sur dix (ne vous moquez pas les neuf autres, quatre d’entre vous sont en surpoids), il y a de fortes chances pour que vos rapports sociaux ne soient pas toujours faciles, au moins au premier contact. Comment vous regardent majoritairement les gens : avec un air de reproche de ne pas faire assez de sport et de trop manger ou un air de compassion d’avoir hérité de vos parents de si mauvais gènes ? Probablement la première, et peu étonnant quand on sait que la stigmatisation des gros aurait augmenté de 2/3 dans la dernière décennie.
« Les gens ne font qu’entendre que l’obésité est due à une mauvaise alimentation et un manque d’exercice, ce qui implique que les personnes obèses sont paresseuses et gloutonnes. »
Et pourtant, en y regardant de plus près, les obèses seraient loins d’être des erreurs de la nature. Ce serait même plutôt le contraire…
Le propre de l’homme, c’est la graisse ?
Vous avez tous probablement en tête ces bourrelets de phoques ou de porcs à faire déculpabiliser d’un banana split-chocolat-chantilly-caramel-noisettes-feuille-de-menthe-pour-la-digestion. Le stockage de matières grasses n’est pas rare dans le monde animal, il est même souvent vital. Certains primates en environnement captif sont aussi susceptibles de devenir obèses et de développer maladies cardiovasculaires et diabètes.
Ce qui est plus rare par contre, voire quasi-inexistant, c’est de trouver des primates obèses à l’état sauvage. Le seul cas connu est celui de femelles babouins se nourrissant dans des décharges sauvages et pesant plus de 150% du poids des femelles à l’alimentation classique. Mais peut-on encore parler d’état sauvage quand on se nourrit dans des décharges ?
L’humain moderne non plus n’est pas dans son état sauvage, et c’est une première raison de notre tendance au surpoids, une raison “culturelle”. Mais il y a plus que ça…
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Nous mangeons un peu de tout, comme nos homologues primates qui, en fonction des espèces, se nourrissent de fruits, de légumes, de feuilles, d’insectes, voire même d’autres singes et de petites antilopes dans le cas des chimpanzés. Comme nos homologues primates, nous possédons une préférence pour les aliments sucrés et la viande.
D’un point de vue évolutionniste, ce goût pour les aliments gras et sucrés s’explique facilement : ils sont plus riches en énergie. En période de disette, comme cela fut souvent le cas dans l’histoire de l’humanité, un individu possédant un goût pour des aliments pauvres en énergie (légumes notamment) aura moins de chances de survivre que ses homologues se nourrissant de viande et de fruits sucrés. La sélection naturelle favorisera donc les individus possédant un goût pour les mets riches en énergie, et, sur le long terme, ces individus deviendront majoritaires dans la population.
Nous partageons donc avec les primates non-humains le goût et la capacité pour faire des réserves de graisse. Là où cela devient intéressant, c’est quand on étudie les points sur lesquels nous sommes différents.
L’originalité humaine.
Comme le résume Anna Bellisari dans son très bon état des connaissances sur les origines évolutives de l’obésité (duquel sont tirées toutes les citations et informations sans sources de cette page) ,
« Les dépôts humains de graisse sont uniques dans leur taille et leur distribution, particulièrement chez les femelles dont les dépôts aux seins, aux hanches et aux cuisses sont mobilisés pour la grossesse et la période d’allaitement. Les humains et les femmes en particulier ont un avantage sélectif sur les primates non-humains dans la capacité de stocker, retenir et utiliser leurs réserves d’énergie pour la reproduction. »
Plongeons quelques millions d’années en arrière pour revenir aux origines de cette particularité.
Il y a environ sept millions d’années, les premiers individus appartenant à la lignée humaine apparaissent. Ces “hominines” se distinguent de leurs homologues singes par une bipédie habituelle (c’est à dire que marcher sur deux pattes est leur moyen de locomotion favori). Or si marcher sur deux pattes est plus lent que marcher à quatre pattes, cela consomme jusqu’à 35% moins d’énergie à vitesse égale !
Par conséquent,
« la bipédalisation, indiquée par la configuration osseuse en court pelvis, genoux complètement dépliables et pieds archés avec orteils convergents fut littéralement la première étape dans l’évolution énergétique humaine, permettant de conserver l’énergie locomotrice pour la survie et la reproduction. »
La bipédie est également supposée fournir plusieurs autres avantages adaptatifs aux hominines par rapport à leurs confrères de la savane : la posture verticale permet une plus grande visibilité sur les longues distances, les mains libres permettent de porter enfants et provisions de nourriture, l’exposition aux ultraviolets est réduite…
Ces avantages n’empêchent pas toutes les espèces d’australopithèques et de paranthropes de s’éteindre il y a à peu près un million d’années, probablement incapables de trouver l’énergie nécessaire à leur survie dans leur alimentation basée sur les plantes (des indicateurs de stress nutritionnel sont retrouvés dans leur dentition). Quelques temps plus tôt, les premières espèces d’Homo étaient néanmoins apparues, assurant la pérennité de la lignée humaine.
La tête et les jambes
Homo habilis, une des premières espèces d’Homo, est célèbre pour sa capacité à créer et utiliser des outils.
« Des os d’animaux anciens présentant des coupures et des fractures indiquent que les squelettes étaient dépecés à l’aide d’outils, et les os fracassés pour récupérer la moelle.”
Mais quel rapport avec l’apparition de poignées d’amour ?
Couper la viande et l’écraser avec des outils ramollit la nourriture, réduit le stress sur la dent, et augmente l’extraction des nutriments. Homo développe également l’utilisation du feu pour la cuisson et le chauffage. La chaleur est connue pour détruire les parois cellulaires des végétaux, « rendant le dur plus tendre, l’indigestible plus accessible et le toxique plus tolérable ». Certains auteurs comme Richard Wrangham posent même la cuisson des aliments comme origine du succès évolutif humain : quand nos ancêtres se mirent à utiliser le feu, l’humanité commença. Le temps autrefois passé à mâcher de la nourriture crue put être utilisé pour chasser et s’occuper du camp, la cuisine devint la base de l’appariement en couple, du mariage, de la création des foyers et mena à une division sexuelle du travail.
De plus, Homo habilis possède maintenant un cerveau significativement plus grand que celui d’Australopithecus ou de Paranthropus. L’apparition d’un gros cerveau chez Homo en même temps que sa consommation de nourritures plus riches en énergie (suite à l’apparition d’outils) n’est probablement pas une coincidence. Le cerveau humain actuel requiert cinq fois plus d’énergie que celui d’autres mammifères de même taille, et 20 à 25 % de toute l’énergie métabolique de notre corps est utilisée par notre cerveau. L’alimentation basée sur les plantes des grands singes et premiers hominines n’aurait jamais pu approvisionner des humains à gros cerveaux et physiquement actifs.
D’autres études devront le confirmer, mais il pourrait donc s’agir d’un cas de coévolution. Ce qui signifierait que grâce à son gros cerveau et l’utilisation d’outils Homo fut capable de s’approvisionner en viande et ressources riches en énergies, et qu’en retour ces ressources riches en énergie contribuèrent au développement de son cerveau (gourmand en acides gras contenus dans la viande notamment).
Le jeu de survie avec Néanderthal
Homo sapiens, notre espèce, arrive un peu plus tard qu’Homo habilis et coexiste à ses débuts avec une autre espèce humaine, Homo neanderthalensis (l’homme de néanderthal). Tous deux possèdent un corps et un cerveau plus gros que leurs prédecesseurs Homo, mais Néanderthal possède le corps le plus massif des deux. Néanderthal vit également isolé des autres populations humaines, à l’époque de l’Europe de l’âge de glace.
Un environnement très froid, une activité physique intense et un corps d’athlète entraîne une conséquence impitoyable : la faim ! L’analyse isotopique des os de Néanderthal montre qu’il se nourrit principalement de viande, de gras et de moelle, et que ses besoins énergétiques approchent les 4000 calories par jour (contre 2000 par jour pour nous actuellement) !
Néanderthal arrive à approvisionner correctement son corps dans un premier temps, mais ses fortes demandes énergétiques pourraient bien être une des raisons de sa disparition dans un second temps. Quand le climat européen devient encore plus froid à la fin de l’ère glacière, sa demande énergétique pourrait avoir dépassé l’approvisionnement. Le gros gibier, source principale de nourriture de Néanderthal, devient plus dur à trouver. Néanderthal est forcé de migrer en Europe du Sud et Asie de l’Ouest, ses derniers lieux d’habitation. Où il s’adonne occasionnellement au cannibalisme : des restes de Néanderthal portant les mêmes marques de coupures que celles présentes sur les os d’animaux chassés sont retrouvés en France et en Espagne, alors que Néanderthal pratique l’enterrement dans des tombes partout ailleurs…
Ce cannibalisme n’est pas retrouvé chez nos ancêtres Homo sapiens qui coexistent près de 10 000 ans avec Néanderthal, et qui pourraient bien avoir précipité sa chute. Plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer la disparition de Néanderthal, mais une simple différence de mortalité de 2% en faveur d’Homo sapiens pourrait avoir suffi à provoquer leur extinction. Et d’où viendrait cette différence de mortalité ? Je vous le donne en mille.
Le physique grand et mince de nos ancêtres (qui trahit leurs origines africaines) n’a pas les mêmes demandes énergétiques que le physique court, trapu et massif de Néanderthal. Homo sapiens développe de plus de nouvelles armes (arcs, flèches et lances), crée des refuges chauffés au poêle et noue fermement ses vêtements avec des os pour se protéger du froid.
Mais l’avantage principal d’Homo sapiens, c’est de posséder de grandes capacités à stocker et déstocker de la graisse, capacités primordiales pour survivre au cours du Paléolitique où périodes d’opulence alternent avec périodes imprévisibles de famines ! L’alimentation des premiers sapiens basée sur la viande à 35-50% (en moyenne 3000 calories par jour) permet de former ces graisses en périodes propices, mais ne l’empêche pas non plus d’être une des alimentations les plus saines de l’histoire de l’humanité (le gibier sauvage contient beaucoup moins de graisses saturées et jusqu’à cinq fois plus d’acides gras poly-insaturés bénéfiques pour la santé que la viande provenant d’animaux domestiques). Possédant des besoins énergétiques plus faibles que ceux de Néanderthal, et ayant la capacité de stocker de l’énergie en prévision de périodes de famine, Homo sapiens passe le test de la sélection naturelle au Paléolithique bien plus brillamment que Néanderthal…
Agriculture et obésité
Homo sapiens est aussi le premier à laisser des traces d’activité artistique. Un example qui nous intéresse particulièrement est celui de la Vénus de Willendorf, statuette du Paléolithique découverte en Autriche (photo ci-contre) et qui représente une femme à la graisse abondante au niveau des seins, des hanches et des fesses. Au-delà du fait qu’elle représente peut-être l’idéal de beauté et de fertilité de l’époque, la Vénus de Willendorf est intéressante pour nous car elle signifie qu’au moins certains individus de l’époque avaient la possibilité de devenir obèse.
La suite de l’histoire évolutive de l’obésité est plus culturelle que biologique. Il y a environ 10 000 ans, dans au moins neuf points différents du globe, des groupes d’individus qui se nourrissaient jusque là de chasse et de cueillette se mettent à cultiver des plantes et élever du bétail. Ce comportement excentrique fait un tabac et 7000 ans plus tard, les fermiers ont complètement remplacé les cueilleurs dans toutes les régions du monde, accompagnés par des sociétés sédentaires et stratifiées.
La sédentarisation ne fut pourtant pas un accélérateur immédiat d’obésité. L’agriculture et l’élevage demandent un travail acharné et constant toute l’année. Les cultures peuvent dépérir, les animaux mourir prématurément, des fléaux et catastrophes naturelles détruisent les réserves. Les animaux domestiques transmettent maladies et parasites aux denses populations humaines. Les famines n’étaient donc pas rares, et les problèmes de poids peu répandus.
Par contre, l’agriculture apporte d’autres problèmes en ce qu’elle réduit fortement la diversité alimentaire et transforme les préférences gustatives :
“Sur plus de 200 000 espèces de plantes à graines connues dans le monde, 3000 furent consommées par les cueilleurs du Paléolithique, 200 domestiquées par les agriculteurs, 13 sont devenues des cultures importantes et quatre seulement dominent l’agriculture aujourd’hui [le mais, le blé, le riz et la canne à sucre].”
Partout où l’agriculture remplace la cueillette, un déclin général de la santé humaine s’observe. La taille humaine moyenne devient plus faible et l’espérance de vie diminue par rapport aux générations précédentes de chasseurs-cueilleurs. Les allergies alimentaires d’aujourd’hui sont un argument en faveur d’une alimentation actuelle toujours inadaptée à notre corps.
Même si nous ne chassons presque plus et ne cueillons plus, nous sommes toujours comme nos ancêtres Homo sapiens les rois de l’approvisionnement en énergie. Les sociétés modernes ont réussi l’exploit de maximiser la production alimentaire tout en minimisant l’effort physique et la dépense d’énergie associés. Qu’on n’aille pas se méprendre : il s’agit réellement d’un exploit, et un des événements les plus importants qu’il fut pour la construction de nos sociétés actuelles. Pour la première fois depuis des millions d’années, plus besoin de passer ses journées à chercher de la nourriture : l’homme a du temps pour poursuivre des activités artistiques, politiques, et se spécialiser dans l’accomplissement de certaines tâches. Le coût de cet exploit ? L’abandon d’une partie de notre santé, la place libre à des maladies cardiovasculaires, et des cas de diabète et d’obésité en augmentation continue faisant craindre à l’Organisation Mondiale de la Santé une épidémie de “globésité” pour les années à venir.
La disparition des obèses.
Une question qui peut se poser maintenant est :
Sachant les ravages que fait l’obésité sur la santé, pourquoi la sélection naturelle n’a-t-elle pas tendance à faire disparaître ce caractère des populations humaines ?
Vues les maladies et conséquences léthales associées à l’obésité, même chez les jeunes adultes, il n’y a aucune raison pour que la sélection naturelle n’ait pas déjà commencé à fonctionner en sens inverse, favorisant à présent les individus possédant les gènes les moins aptes à stocker de la graisse. Si on ajoute à cela que les personnes en surpoids n’ont généralement pas la cote auprès des individus du sexe opposé, il est fort probable que l’obésité perdra de la vitesse dans les… milliers d’années à venir.
Car rien ne presse pour l’instant. Comme indiqué précédemment, l’obésité ne s’est répandue que très récemment sur le globe. Beaucoup d’universitaires placent même le début de la vague au lendemain de la seconde guerre mondiale, quand le transport est devenu moins cher, les produits alimentaires pré-emballés, et la publicité omniprésente.
En utilisant les données du projet Culturomics (mené par des chercheurs en collaboration avec Google Books, et qui vise à effectuer une analyse quantitative de la culture à partir d’un corpus de livres représentant 4% de tous les livres jamais imprimés – lire l‘article en anglais ici ou une présentation en français là), il est possible d’avoir une idée de la date d’apparition du problème de l’obésité dans les supports imprimés :
(En abscisse : temps en années, en ordonnées : pourcentage d’occurences du mot « obesity » par rapport au nombre total de mots dans le corpus de livres)
Et en effet, si le mot « obesity » commence à poindre son nez au début du XXe siècle, ce n’est que dans les années 70 que sa croissance deviendra fulgurante. 40 ans, tout comme 100 ans, est une tranche d’histoire évolutive humaine bien trop petite pour que la sélection naturelle ait le temps de faire diminuer un comportement qui, autrefois, était parfaitement adaptatif.
J’aimerais revenir à mon interrogation de départ, sur le regard de la société sur les obèses. Depuis que j’ai pris connaissance des éléments ci-dessus, j’ai tendance, d’une part, à considérer les obèses comme beaucoup moins responsables de leur obésité (des études confirment maintenant d’ailleurs que la masse corporelle est déterminée en grande partie par le patrimoine génétique, avec des estimations allant de 30% à 70% de rôle génétique par rapport au rôle environnemental. Ceci à contresens du discours des médias et peut-être même des médecins qui ne parlent de l’obésité qu’en termes de rapport calories absorbées sur calories dépensées). D’autre part, je me mets à regarder non sans amusement un obèse croisé dans la rue comme un symbole du succès évolutif humain, une des raisons qui permet à notre espèce d’être où elle est, et ce qu’elle est aujourd’hui.
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