Une vidéo sur un des sujets les plus chauds selon moi en biologie de l’évolution (chaud à la fois dans le sens de « débattu » et « difficile à traiter ») : l’adaptation.
Transcription de la vidéo pour ceux qui préfèrent le texte :
[Exemples vidéo d’adaptations, sur fond de petite musique châtoyante : le cou stabilisateur du faucon ou de la poule, le camouflage du papillon, la toile d’araignée, pattes de gecko, course du guépard… ]
Il y a toutes sortes de beauté dans la nature. La beauté des paysages de montagne, la beauté des couchers de soleil sur la mer, la beauté du ciel étoilé la nuit. Mais il est une beauté bien particulière dont je voudrais vous parler aujourd’hui, c’est celle que vous venez de voir, la beauté des êtres vivants et de ce qu’on appelle leurs adaptations.
La tête du faucon ou de la poule qui se stabilise toute seule, le papillon qui se fond dans son environnement, la toile d’araignée et sa structure géométrique parfaite… À chaque fois qu’en regardant un documentaire animalier vous vous dites que « la nature est décidément bien faite », c’est probablement que vous êtes en train de contempler une de ces adaptations, ces structures qui « remplissent d’admiration tous les hommes qui les ont un jour contemplées » comme disait Hume11. Hume, David. Dialogues Concerning Natural Religion (1779).. On verra plus tard que la nature n’est pas tout le temps bien faite, elle peut être aussi très mal faite d’un certain point de vue, mais personne ne niera qu’on trouve dans la nature des merveilles d’ingéniérie que les plus grands ingénieurs d’aujourd’hui ont encore du mal à imiter, comme la stabilisation de la tête des poules. D’ailleurs moi j’utilise pas de trépied pour filmer mes vidéos, je préfère poser mon appareil photo directement sur la tête d’une poule, c’est beaucoup plus efficace, regardez en ce moment-même je suis filmé par une poule (22. Darwin. L’origine Des Espèces (1859).. Ça demande un effort cognitif intense que de s’imaginer que des merveilles telles que les yeux ou le coeur aient pu être produites par un processus basé sur du hasard, par simple accumulation graduelle de mutations successives.
Du point de vue du physicien, cette fonctionnalité et cette organisation que l’on observe dans le monde vivant est aussi merveilleuse, parce qu’elle s’apparente à une diminution d’entropie. L’entropie, c’est une grandeur physique qu’on définit souvent comme la quantité de désordre dans l’univers. Et le second principe de la thermodynamique nous dit que ce désordre ne peut qu’augmenter. Si vous laissez votre voiture à l’abandon pendant 30 ans, quand vous reviendrez elle sera dans un état pire que quand vous êtes parti : elle commencera à rouiller, des pièces commenceront à tomber… Son niveau de désordre aura augmenté. De façon générale, quand vous laissez traîner un tas de matière dans un coin, il va très rarement devenir plus ordonné qu’il ne l’était avant : si vous laissez traîner un tas de cailloux dans un coin, jamais il ne va s’assembler tout seul en quelque chose de plus organisé comme une maison.
Et pourtant, les êtres vivants, eux, ont l’air de faire exactement ça. Ce sont des tas de matière dans l’univers qui sont organisés et qui le restent, au moins pendant un certain temps. Les êtres vivants sont des tas de matière qui semblent s’opposer à l’augmentation de l’entropie de l’univers. En réalité les êtres vivants ne cassent pas les lois de la physique, s’ils sont capables de s’opposer à l’augmentation du désordre c’est uniquement parce qu’ils le font de façon locale, et que dans le même temps ils augmentent le désordre de l’environnement autour d’eux. Comme le disait le physicien Erwin Schrodinger33. Schrodinger, E.. What is Life? (1944)., « la vie se nourrit d’entropie négative, c’est à dire que les organismes aspirent l’ordre de leur environnement » . Pour approfondir la question je vous recommande cette vidéo de Science étonnante : https://www.youtube.com/watch?v=G7Yw6PPg7JU (7’42)
Oui bon c’est exactement ce que je viens de dire Science étonnante, un peu d’originalité s’il te plaît.
Même si elle n’est que locale, cette diminution d’entropie reste fascinante pour un physicien, et cette fascination est la même que celle ressentie par le biologiste devant l’organisation fonctionnelle du vivant, il s’agit en fait du même phénomène décrit de deux façons différentes. Et le génie de Darwin, c’est d’avoir réussi à expliquer ce phénomène par la sélection naturelle, une théorie simple et qui permet de se passer de Dieu44. Dawkins, Richard. The Blind Watchmaker: Why the Evidence of Evolution Reveals a Universe without Design (1986)., 55. Ridley, Mark. Evolution (2004).. C’est la sélection naturelle qui nous permet d’expliquer pourquoi les êtres vivants ont l’air d’être organisés, fonctionnels et adaptés à leur environnement, pourquoi ils sont constitués d’un ensemble de caractéristiques qui ont l’air de favoriser leur survie et leur reproduction, ce qu’on appelle des adaptations. La sélection naturelle n’explique pas l’ensemble des caractéristiques d’un organisme : certaines caractéristiques sont apparues par hasard sans apporter de bénéfices particuliers. Mais quand on cherche à expliquer les adaptations précisément, c’est à dire pourquoi les êtres vivants ont l’air d’être adaptés à leur environnement, le hasard n’est pas une explication plausible. La sélection naturelle est la seule théorie satisfaisante dont on dispose pour expliquer les adaptations.
Mais qu’est-ce que c’est au juste qu’une adaptation ? Ça a l’air d’être une notion simple et intuitive, mais vous allez voir qu’en fait c’est tout le contraire. En biologie de l’évolution, il y a deux grandes façons de définir une adaptation.
1. Définition 1
Une première définition que vous rencontrerez souvent, c’est qu’une adaptation est un trait (le petit mot des biologistes pour désigner n’importe quelle caractéristique d’un organisme), qui favorise plus la survie et la reproduction d’un organisme que s’il ne le possédait pas66. Reeve, Hudson Kern & Sherman, Paul W.. Adaptation and the Goals of Evolutionary Research. The Quarterly Review of Biology (1993)., 55. Ridley, Mark. Evolution (2004)., 77. Wood, Bernard. Wiley-Blackwell Encyclopedia of Human Evolution (2013)..
Cette définition s’intéresse uniquement aux conséquences d’un trait pour la fitness, c’est à dire pour les chances de survie et de reproduction, et elle a donc l’avantage de pouvoir s’appliquer à la fois à des traits simples, comme la possession d’une certaine enzyme, ou à des traits très complexes comme la possession d’un coeur ou d’un oeil. Elle peut aussi s’appliquer indifféremment à des traits physiques ou psychologiques, c’est à dire à des organes corporels ou des programmes cognitifs immatériels comme ceux étudiés en éthologie.
Cette définition suggère immédiatement des façons de tester expérimentalement si un trait est une adaptation. Il suffit de tester s’il augmente les chances de survie ou de reproduction. Par exemple, vous pourriez vous demander si les bandes blanches qu’on voit sur ce papillon (Anartia fatima) ont une utilité, si elles augmentent ses chances de survie, et si oui comment. Une hypothèse que vous pourriez faire, c’est que ces bandes servent à casser la symétrie du papillon, à faire en sorte qu’il ressemble moins à un papillon, et qu’elles permettent donc d’être moins facilement repéré par des prédateurs. Il est possible de tester cette hypothèse : il suffit d’attraper un feutre marron, de colorier les bandes blanches du papillon et de regarder si les papillons ainsi grimés survivent plus ou moins longtemps que ceux vous n’avez pas coloriés. En l’occurrence, pour ce papillon Anartia fatima, le coloriage ne change rien88. Silberglied, Robert E. et al. Disruptive Coloration in Butterflies: Lack of Support in Anartia Fatima. Science (1980)., donc les bandes blanches ne sont probablement pas des adaptations pour échapper aux prédateurs. Mais si vous aviez testé d’autres espèces de papillons vous auriez pu avoir des résultats différents99. Cuthill, Innes C. et al. Disruptive Coloration and Background Pattern Matching. Nature (2005)..
Parfois c’est pas faisable de mesurer directement l’augmentation des chances de survie et de reproduction, donc on utilise des mesures indirectes, ce qu’on appelle des proxys, comme la quantité de nourriture récoltée, le nombre de partenaires sexuels attirés, le nombre d’attaques de prédateurs sur leurs proies… Pour prendre un exemple rigolo et rester dans le domaine du camouflage, comme vous le présentait Léo dans cette vidéo [vidéo Dirty Biology] on cherche depuis longtemps à savoir à quoi servent les rayures du zèbre, à supposer qu’elles servent à quelque chose. Différentes hypothèses ont été émises, et l’une d’entre elle c’est que les rayures permettraient de moins se faire piquer par des insectes. Pour une raison ou une autre, les insectes seraient moins attirés par les bandes blanches et noires. Pour tester cette hypothèse, des chercheurs se sont donc amusés à peindre des vaches en noir et blanc, et à mesurer si ces vaches attiraient plus ou moins d’insectes1010. Kojima, Tomoki et al. Cows Painted with Zebra-like Striping Can Avoid Biting Fly Attack. PLOS ONE (2019).. Le paramètre enregistré ici n’était donc pas l’augmentation du taux de survie des vaches directement mais le nombre d’insectes piqueurs posés à un moment donné sur ces animaux. Et apparemment, une vache peinte en noir et blanc reçoit la visite de deux fois moins d’insectes piqueurs qu’une vache sans peinture ou une vache peinte tout en noir. Et ça marche aussi sur les humains au cas où vous cherchiez une idée d’activité pour les vacances en Camargue cet été1111. Horváth, Gábor et al. Striped Bodypainting Protects against Horseflies. Royal Society Open Science (2019)..
Dans une autre expérience un peu plus classique, des chercheurs voulaient tester l’hypothèse que la longue queue du passereau qu’on appelle Euplecte à longue queue est une adaptation liée à la compétition intersexuelle, c’est à dire une adaptation qui permet aux mâles de se faire choisir plus souvent comme partenaire sexuel par les femelles1212. Andersson, Malte. Female Choice Selects for Extreme Tail Length in a Widowbird. Nature (1982).. Pour tester cette hypothèse, ils ont coupé des plumes de la queue de certains mâles et les ont recollées, à la super glue directement, sur d’autres mâles, ce qui leur a permis de manipuler expérimentalement le paramètre « longueur de queue ». Ensuite, ils ont mesuré le nombre de nids qui se trouvaient sur le territoire de chaque mâle, qui est un bon indicateur du nombre de femelles attirées, et donc un bon indicateur de l’augmentation des chances de reproduction. Et les chercheurs ont montré qu’effectivement, les mâles aux plumes les plus longues, pour rester poli, étaient préférés par les femelles, ce qui permet d’envisager que ce trait est une adaptation servant à se faire choisir plus souvent comme partenaire.
Voilà donc une première façon de déterminer si un trait est une adaptation : tester s’il augmente les chances de survie ou de reproduction. C’est une façon de procéder non ambigue mais qui a des défauts. D’abord, en pratique, il n’est pas toujours facile de mesurer l’augmentation des chances de survie, même avec des mesures indirectes. Par exemple, pour mesurer à quel point le coeur fait augmenter les chances de survie, vous n’allez pas pouvoir faire une expérience où vous comparerez des individus sans coeur et d’autres avec coeur. À la limite, vous pouvez essayer de trouver certains individus dont le coeur est malformé, mais ça reste des études observationnelles et même si vous arrivez à mesurer les variations de survie ou de reproduction de ces individus, ce qui est déjà pas facile à faire, vous aurez du mal à savoir si elles proviennent de ces malformations du coeur en particulier.
Mais surtout, cette définition de l’adaptation se heurte à un problème plus grave, qui est le problème du nez et des lunettes. Un nez, ça permet de porter des lunettes, et donc d’améliorer sa vue, et on peut donc penser qu’il serait assez facile de mettre en évidence qu’une personne augmente ses chances de survie en ayant un nez, parce qu’il lui permet de porter des lunettes. Mais doit-on pour autant en conclure que le nez est une adaptation qui sert à porter des lunettes, un organe qui a évolué pour cette raison ?
En fait, il y a probablement plein de caractéristiques des êtres vivants qui leur sont utiles, qui augmentent leurs chances de survie, sans pour autant être le produit de la sélection naturelle. Imaginez un poisson volant qui saute hors de l’eau et retombe dans l’eau1313. Williams, George C.. Adaptation and Natural Selection (1966).. Le comportement de retomber dans l’eau augmente clairement ses chances de survie, et pourtant on n’a pas envie de dire que c’est un comportement évolué par sélection naturelle. Imaginez un renard qui marche toujours au même endroit dans la neige, et en tassant la neige finit par créer un chemin qui diminue les efforts suivants pour se déplacer. Doit-on en conclure que les pattes du renard ont évolué dans le but d’aplatir la neige ? Et regardez-moi ce bélier qui se gratte les fesses avec ses cornes (https://www.youtube.com/watch?v=BpY7S1N3Kg8). Doit-on en conclure que la raison pour laquelle les cornes ont évolué, c’est pour permettre aux béliers de se gratter les fesses ?
2. Définition 2
C’est pour essayer d’éviter ces problèmes et de ne pas voir de la sélection naturelle partout que le biologiste Georges Williams écrit en 1966 son livre « Adaptation and natural selection ». Dans ce livre, il nous incite à être prudents dans nos utilisations du concept d’adaptation. L’adaptation, nous dit-il, est un « concept onéreux », c’est à dire un concept qu’on ne doit pas utiliser partout et tout le temps. Il faut le réserver à des traits bien précis, et en particulier à des traits qui possèdent un « design fonctionnel », c’est à dire une correspondance entre un design et une fonction. C’est la deuxième grande définition de l’adaptation : une adaptation, c’est un trait qui possède une correspondance entre un design et une fonction, un trait qui montre une adéquation de moyens pour réaliser une certaine fin. Et cette correspondance entre design et fonction peut s’évaluer à l’aide de critères comme la précision, l’efficacité, la parcimonie et la fiabilité.
Prenons quelques exemples pour illustrer cette définition un peu obscure, et commençons avec un exemple non biologique. Imaginons que je vous demande à quoi sert cet objet [un mug]. Naïfs comme vous êtes, vous allez sûrement me répondre à boire des boissons chaudes. Oui mais voilà, moi j’ai une autre idée. Je pense que cet objet est un presse-papiers. Regardez, je le pose sur un tas de feuilles, et il empêche les feuilles de s’envoler1414. Tooby, John & Cosmides, Leda. The Theoretical Foundations of Evolutionary Psychology (2015).. J’ai donc envie de penser que c’est un presse-papier. Et en plus, le créateur de cet objet a disparu, on ne sait pas où, ni quand, ni comment cet objet a été créé. Donc je ne vois pas comment vous pouvez dire que cet objet sert à boire des boissons chaudes plutôt qu’à empêcher des feuilles de s’envoler. Mais allez-y, je vous donne une chance de me convaincre.
N’hésitez pas à faire pause sur cette vidéo pour réellement réfléchir à ce problème et aux arguments que vous pourriez utiliser pour me convaincre.
Pour me convaincre de votre hypothèse, vous devez me montrer que la correspondance entre le design du mug et la fonction de boire des boissons chaudes est bien meilleure que la correspondance entre le design du mug et la fonction de presser du papier. Concrètement, vous pourriez me faire remarquer que si cet objet avait vraiment été créé pour presser du papier, il n’y aurait pas vraiment de raisons de l’avoir creusé en son centre. Je ne serais pas entièrement convaincu, je pourrais dire que ok, c’est pas très utile pour un presse-papier d’être creusé en son centre, mais c’est peut-être juste dû au hasard. Soit. Mais vous pourriez aussi me demander, pourquoi cet objet possède une anse ? Pour faire un presse-papier, un simple volume de matière sans poignée aurait suffi. Ce à quoi je vous répondrai que même si cette anse n’est pas très utile, je m’en sers quand même parfois quand je déplace l’objet. Soit. Mais vous pourriez aussi faire remarquer que les bords du mug sont très épais, beaucoup plus que ceux d’un verre, et que cette propriété est très utile pour ralentir la diffusion de la chaleur. Vous pourriez aussi faire remarquer que le mug est fait dans une matière, la terre cuite, qui a la propriété de ne pas bien conduire la chaleur et de ne pas être très lourde, deux propriétés qui sont inutiles voire néfastes pour un presse-papiers. Et vous pourriez faire remarquer que le mug a une taille qui lui permet de contenir une quantité de liquide adaptée pour un humain, alors qu’un presse-papiers pourrait faire n’importe quelle taille. Vous pourriez me faire remarquer toutes ces caractéristiques, et bien d’autres encore. Et je serais alors obligé de reconnaître que toutes ces caractéristiques rendent l’hypothèse du presse-papiers peu parcimonieuse. Cette hypothèse reste possible, mais pas du tout probable.
Au contraire, toutes ces caractéristiques rendent le mug extrêmement efficace et pratique pour contenir des liquides chauds, ce qui nous permet de conclure que c’est ça sa fonction probable, la raison pour laquelle il a été créé. Cette raison pour laquelle il a été créé, c’est ce qu’on appelle la fonction propre en philosophie1515. Griffiths, Paul E.. Functional Analysis and Proper Functions. The British Journal for the Philosophy of Science (1993).. Certes, un mug peut avoir d’autres utilités que contenir des liquides chauds, il peut servir de presse-papier, de pot à crayons, et même d’ampli pour votre smartphone. Mais ce ne sont pas ces utilités qui expliquent la raison d’être des mugs sur Terre. Leur raison d’être est mise en évidence par l’étude de la correspondance entre leur design et une fonction supposée, par l’adéquation des « moyens du mug » à la « fin de contenir des boissons chaudes ». Si un jour vous découvrez dans une brocante un outil ancien dont vous ignorez tout de l’utilité, c’est exactement comme ça que vous raisonnerez pour savoir à quoi il peut bien servir. Vous analyserez la correspondance entre son design et une fonction supposée.
Hé bien on peut faire exactement la même chose avec les objets biologiques. Même si le créateur de nos organes a disparu, même si on ne pourra jamais revenir en arrière pour observer comment nos organes se sont formés, on peut analyser la correspondance entre leur design et une fonction supposée. L’oeil est un très bon exemple de correspondance entre un design et une fonction, celle de capter des rayons lumineux. Quand vous disséquez un oeil, quand vous regardez comment il est structuré et comment il fonctionne, vous vous rendez compte que tout a l’air d’être conçu, designé dans le but de récupérer des rayons lumineux et les projeter sur une rétine. Votre oeil est composé d’une pupille par laquelle la lumière entre, d’un iris qui contrôle la quantité de lumière qui entre, d’un cristallin qui est une lentille qui permet de faire converger les rayons lumineux sur la rétine, d’une cornée pour protéger tout ça… et je ne vous parle pas des bâtonnets, des cônes, du nerf optique, et des myriades de particularités qui font qu’un oeil est un organe efficace pour capter la lumière, on pourrait y passer des heures. L’idée importante, c’est que la correspondance entre le design de l’oeil et la fonction de récupérer des rayons lumineux est forte. L’oeil respecte les critères de précision et d’efficacité concernant la captation de rayons lumineux. Il respecte aussi le critère de parcimonie, dans le sens où on ne voit pas de meilleure explication qui pourrait expliquer pourquoi un système présente ces caractéristiques. Et il respecte aussi le critère de fiabilité, dans le sens où il est robuste à des petits changements de luminosité par exemple et qu’on le retrouve chez la plupart des espèces où capter des rayons lumineux peut s’avérer utile pour la survie ou la reproduction. Efficacité, précision, parcimonie et fiabilité, les critères de reconnaissance d’une adaptation sont nombreux à être présents dans le cas de l’oeil.
C’est aussi grâce à ces critères qu’on peut éliminer l’hypothèse que le nez a évolué pour porter des lunettes. Évidemment on peut déjà le faire simplement en faisant remarquer que les lunettes sont des inventions technologiques récentes qui ne faisaient pas partie de notre environnement ancestral, et qu’il n’y a donc pas eu assez de temps pour qu’on évolue des organes en réponse à ces objets nouveaux. Mais pour l’expérience de pensée, imaginons un instant qu’on ait évolué depuis toujours dans un environnement où se trouvent des lunettes, où des lunettes poussent aux arbres. Comment sait-on que le nez n’a pas évolué dans le but de pouvoir les porter ? Tout simplement parce que ce ne serait pas une hypothèse parcimonieuse pour expliquer tout un tas des caractéristiques du nez. Si le nez avait évolué pour porter des lunettes, pourquoi serait-il si vascularisé ? Pourquoi serait-il creux ? Pourquoi serait-il tapissé de poils ? Pourquoi sécrèterait-il du mucus ? Tout ça ne sert à rien pour porter des lunettes.
Et puis le nez a aussi besoin des oreilles pour réussir à porter des lunettes, il ne peut pas porter des lunettes tout seul. C’est bien pour ça que nos lunettes ont des branches et qu’on utilise plus de binocles depuis longtemps. Avoir besoin de l’aide des oreilles rend le nez encore moins efficace pour remplir cette fonction supposée de porter des lunettes. Si un ingénieur à qui on demande d’inventer un moyen de maintenir des verres correcteurs devant les yeux revient avec non seulement un nez mais aussi des oreilles, avec toute la complexité interne et externe qu’on leur connaît, on pourrait lui reprocher justement d’avoir fait un très mauvais boulot, d’avoir sorti un marteau pour écraser une mouche.
Et c’est toujours en évaluant ces critères d’efficacité et de parcimonie qu’on peut dire que le comportement de « retomber dans l’eau » n’est pas une adaptation du poisson : il existe une explication beaucoup plus parcimonieuse pour expliquer ce comportement, l’existence de la gravité.
Donc une des façons importantes de reconnaître une adaptation, c’est d’analyser la correspondance entre un design et une fonction. Et ce qui est intéressant, c’est que cette analyse n’est pas que de la réinterprétation a posteriori, mais qu’elle nous permet aussi de faire des prédictions et de découvrir de nouvelles choses. C’est vrai qu’une partie de la force de la méthode réside dans la réinterprétation parcimonieuse de choses qu’on savait déjà. Par exemple, dans le cas du mug, vous saviez sûrement déjà que c’était un objet creux, avec une anse et fait dans un matériau épais et isolant. On a l’habitude de ne pas donner beaucoup de valeur à ce genre de réinterprétation post-hoc, mais il fait pourtant bien partie de la méthode scientifique, c’est ce que les philosophes appellent une évaluation du pouvoir explicatif d’une théorie1616. Lakatos, Imre. The Methodology of Scientific Research Programmes: Volume 1: Philosophical Papers (1978).. Mais à côté de ce pouvoir explicatif, il est aussi généralement considéré important qu’une théorie possède un certain pouvoir prédictif, c’est à dire qu’elle nous permette de découvrir des choses qu’on ne savait pas déjà. Et une analyse design-fonction permet aussi de faire ça.
Par exemple, si vous faites l’hypothèse qu’un mug est un objet qui permet de ne pas dissiper trop vite la chaleur, vous pourriez faire la prédiction que, en plus d’être constitué d’une matière isolante et épaisse, sa surface de contact avec tout support aura été minimisée. Et, en retournant votre mug, paf, vous vous rendrez compte qu’effectivement, il y a un petit rebord tout autour, le fond d’un mug n’est pas plat, ce qui permet de minimiser les transferts de chaleur.
Ou imaginons que vous cherchiez à savoir si un monticule de terre que vous rencontrez lors d’une balade dans un pays inconnu est une ancienne digue faite pour retenir des eaux, ou un simple mouvement de terrain qui ne saurait procurer d’émotions palpables qu’à une poignée de géologues triés sur le galet. Comme vous êtes en pays inconnu, vous ne savez absolument rien de ce monticule de terre, et vous ne pouvez donc pas faire de réinterprétation post-hoc. Mais faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une ancienne digue fait immédiatement des prédictions que l’hypothèse du mouvement de terrain géologique ne fait pas, et ces prédictions vont pouvoir être testées. Par exemple, si c’est une digue, vous devriez retrouver une rivière pas très loin. Si aucun cours d’eau n’est présent à des kilomètres à la ronde, très peu probable que ce soit une digue. Vous pourriez aussi faire des fouilles et regarder si des outils de construction ont été abandonnés pas loin. Vous pourriez étudier la composition du monticule, voir si du remblai a été utilisé. Vous pourriez regarder si une de ses faces est composée de matériaux étanches. Vous pourriez regarder si sa forme est adaptée pour résister à la pression de l’eau. Enfin bref, tester des hypothèses sur la fonction d’un objet, ça peut se faire à la fois de façon rétro-active, en réinterprétant des trucs que l’on savait déjà, mais aussi de façon pro-active, en testant des prédictions nouvelles.
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Voilà pour l’analyse design-fonction en ce qui concerne les objets non biologiques. Mais revenons maintenant à la biologie. En biologie, une méthode souvent utilisée pour évaluer la correspondance design-fonction c’est la comparaison de différentes espèces, ou la comparaison de différents individus à l’intérieur d’une même espèce. L’idée c’est de voir à quel point des individus ou des espèces qui vivent dans des environnements différents auront des adaptations qui se seront différenciées pour rester efficaces. En fait on peut voir les différentes espèces comme une expérience scientifique géante que la nature aurait décidé de faire elle-même. On part d’un ancêtre commun, qui se divise en deux branches, et on expose chacune de ces deux branches à des environnements différents. C’est un peu comme si on avait fait une manipulation expérimentale avec un groupe contrôle et un groupe test, mais à l’échelle d’une espèce. Y’a toujours des facteurs de confusion à contrôler, mais la comparaison d’espèces est intéressante pour ces raisons1717. Clutton-Brock, T. H. & Harvey, P. H.. Comparison and Adaptation. Proceedings of the Royal Society of London. Series B, Biological Sciences (1979).
Prenons l’exemple de la mouette rieuse, qui est une espèce de mouette aux comportements un peu particuliers, puisqu’on l’observe parfois en train de retirer les coquilles d’oeufs brisées de son nid pour les disperser au loin, ou en train de s’éloigner de quelques mètres de son nid pour faire ses besoins, ce que ne font pas d’autres espèces. Si je vous demandais quelle peut bien être la fonction évolutionnaire de ces comportements, que me proposeriez-vous ? Sûrement que ça a un rapport avec l’hygiène, pour éviter des maladies. Hé bien moi je vais proposer une autre hypothèse, qu’il s’agit d’une stratégie de défense contre les prédateurs, parce que laisser des coquilles vides dans un nid ça peut créer des taches blanches qui attirent le regard, et que déféquer autour de son nid ça peut aussi attirer l’attention. Là comme ça, on pourrait penser qu’il n’y a aucun moyen de départager ces deux hypothèses, l’hypothèse de l’hygiène et l’hypothèse de la prédation, et qu’elles resteront toujours au stade de la spéculation. Mais l’approche comparative permet de les départager. Pour départager ces hypothèses, il faut trouver une espèce de mouette qui est moins sujette à la prédation que la mouette rieuse, mais qui a les mêmes risques de maladies, et regarder si leurs comportements diffèrent. Coup de chance, la mouette tridactyle présente exactement ces caractéristiques. C’est une mouette qui contrairement à la mouette rieuse ne niche pas directement au sol mais à flanc de falaises, donc à l’abri de la plupart des prédateurs. Par contre, elle est soumise aux mêmes risques de maladies. Et effectivement, une étude de cette espèce montre qu’elle ne retire pas les coquilles d’oeufs de ses nids et ne s’éloigne pas non plus de son nid pour déféquer, en plus de tout un tas d’autres comportements qui semblent liés à son faible taux de prédation1818. Cullen, Esther. Adaptations in the Kittiwake to Cliff-Nesting.. Ibis (1957).. Ce qui montre que j’avais raison, ça vous apprendra à douter de moi.
La comparaison d’espèces peut aussi aider à évaluer le critère de parcimonie. Darwin emploie cette méthode dans L’origine des espèces, quand il se demande si les sutures du crâne des mammifères sont une adaptation pour faciliter l’accouchement, pour que la tête des bébés passe plus facilement par le bassin22. Darwin. L’origine Des Espèces (1859).. Darwin propose en premier cette explication, mais comme il observe ensuite qu’on retrouve aussi ces sutures sur le crâne des oiseaux et des reptiles qui n’ont pas à passer par un bassin, il en conclut que les sutures sont probablement avant tout une « conséquence des lois de la croissance ».
Une autre chose qu’on peut faire pour évaluer l’efficacité d’une adaptation en biologie c’est de construire des modèles d’optimalité. C’est à dire qu’on va calculer, théoriquement, quelle serait la structure, le comportement, ou le design, qui apporterait le plus de bénéfices à un organisme, et on va regarder si on observe cette structure, ce comportement ou ce design en pratique. Par exemple, au Canada certains corbeaux se nourrissent de coquillages. Pour casser les coquillages et accéder au mollusque à l’intérieur, les corbeaux ont l’habitude de s’envoler de quelques mètres avec et de les laisser tomber sur le rocher, pour qu’ils se brisent en mille morceaux, comme vos espoirs de pouvoir rendre le monde meilleur une fois que vous aurez passé la trentaine. Ce comportement pose un problème d’optimisation : pour ne pas dépenser plus d’énergie que nécessaire, vous devez à la fois lâcher le coquillage de suffisamment haut, parce que sinon il ne se cassera pas et vous devrez faire plein d’allers-retours, mais vous devez aussi ne pas le lâcher de trop haut, parce que c’est coûteux en énergie de monter haut. Des chercheurs ont calculé la hauteur optimale de largage, et sont tombés sur une hauteur de 5 m qui est à très peu de choses près la hauteur à laquelle les corbeaux laissent tomber leur coquillage1919. Zach, Reto. Shell Dropping: Decision-Making and Optimal Foraging in Northwestern Crows. Behaviour (1979).. Incroyable, hein, que la sélection naturelle arrive à optimiser si précisément les comportements ? Déjà que la sélection naturelle ait réussi à produire des programmes cognitifs qui permettent d’utiliser cette stratégie pour casser des coquillages, c’est incroyable, mais qu’en plus elle ait réussi à optimiser la hauteur précise de lâcher c’est doublement estomaquant.
Un truc important que cet exemple montre, comme celui de la mouette d’ailleurs, c’est que la correspondance entre le design et la fonction d’un trait peut s’évaluer non seulement pour des structures physiques comme l’oeil ou le coeur, mais aussi pour des comportements ou des programmes cognitifs. On a parfois tendance à penser qu’on ne peut évaluer une correspondance entre un design et une fonction que pour les organes physiques, mais en fait, pas du tout. Les comportements de ne pas faire caca près de son nid ou de débarrasser son nid de ses coquilles vides sont des comportements qui n’ont pas de structure physique mais dont on peut tout à fait évaluer la pertinence pour réaliser une certaine fonction.
Le critère de parcimonie peut aussi être évalué expérimentalement. Vous avez sûrement remarqué que quand vous restez trop longtemps sous la douche, votre peau se fripe au niveau des mains et notamment du bout des doigts. Des chercheurs ont proposé que ce serait une adaptation qui permet de manipuler plus facilement des objets mouillés, un espèce de grip naturel si vous voulez, comme ceux qu’on met sur nos raquettes de tennis pour qu’elles glissent moins, mais cette fois directement sur nos mains. À première vue, ça peut ressembler à une explication farfelue, et une explication qu’on ne peut pas tester. Et en plus, il semblerait qu’il existe une explication bien plus parcimonieuse : les doigts fripés pourraient résulter d’un simple phénomène physique, comme quand vous mettez un morceau de carton dans l’eau et qu’il commence à gondoler.
Mais une fois de plus, on peut en fait faire des tests pour essayer de départager ces hypothèses. On s’est par exemple aperçu que chez des personnes opérées qui n’avaient plus de contrôle nerveux dans le bras, les doigts ne fripaient plus quand ils étaient mis dans l’eau2020. Bull, C. & Henry, J. A.. Finger Wrinkling as a Test of Autonomic Function.. Br Med J (1977).. Ça tend à montrer que le plissement de la peau est sous contrôle nerveux et que ce n’est pas un simple phénomène physique. D’autres expériences ont mis en évidence que ce plissement est causé par une vasoconstriction active, c’est à dire une diminution du diamètre des vaisseaux sanguins, qui va réduire le volume de la pulpe des doigts et créer les plissements2121. Wilder-Smith, Einar & Chow, Adeline. Water Immersion and EMLA Cause Similar Digit Skin Wrinkling and Vasoconstriction. Microvascular Research (2003)., 2222. Wilder‐Smith, Einar P. V. & Chow, Adeline. Water-Immersion Wrinkling Is Due to Vasoconstriction. Muscle & Nerve (2003)..
Une fois qu’on a montré ça, l’hypothèse de l’adaptation devient moins farfelue, mais il reste encore à trouver la fonction précise de cette adaptation en évaluant la correspondance entre son design et la fonction de mieux manipuler des objets mouillés. On pourrait par exemple mesurer expérimentalement si avoir les doigts fripés augmente la facilité à manipuler des objets mouillés, ou regarder si les motifs des plissements de la peau présentent des analogies avec les motifs des pneus de nos voitures, c’est à dire qu’ils pourraient avoir été optimisés pour évacuer l’eau. Et oui, il y a réellement de la recherche sur ces hypothèses2323. Kareklas, Kyriacos et al. Water-Induced Finger Wrinkles Improve Handling of Wet Objects. Biology Letters (2013)., 2424. Changizi, Mark et al. Are Wet-Induced Wrinkled Fingers Primate Rain Treads?. Brain, Behavior and Evolution (2011)..
Dernier exemple d’un truc que j’ai lu y’a pas longtemps, qui montre la diversité des méthodes possibles pour étudier les adaptations. Vous connaissez sûrement le narval, aussi appelé licorne des mers, et sa défense qui peut atteindre 3m de long. On sait pas très bien à quoi sert cette défense, même si plein d’hypothèses ont été proposées. Elle pourrait être un outil de chasse, un outil de défense contre les prédateurs, un organe sensoriel, un organe qui permet de séduire des femelles ou un organe qui permet aux mâles de signaler aux autres mâles qu’il faut pas leur chercher des embrouilles, un peu comme le pistolet qui pend à la ceinture dans les westerns. Des chercheurs ont décidé de tester cette dernière hypothèse en raisonnant que si les défenses des narvals ont évolué pour faire peur aux autres mâles, pour leur dire « je suis plus fort que toi t’approche pas » en quelque sorte, alors elles devraient être plus grosses que n’importe quel autre organe, proportionnellement au reste du corps, et présenter une variance importante d’un individu à l’autre. L’idée c’est que si les défenses sont le résultat d’une course au « toujours plus », elles vont être hypertrophiées par rapport au reste du corps et leur taille va varier beaucoup d’un individu à l’autre. Et c’est ce que ces chercheurs ont montré2525. Graham, Zackary A. et al. The Longer the Better: Evidence That Narwhal Tusks Are Sexually Selected. Biology Letters (2020)., sur la base de quoi ils concluent que les défenses des narvals ont probablement évolué à la base pour leurs capacités de dissuasion, même si ça n’empêche pas qu’elles servent en plus à d’autres choses.
3. Résumé intermédiaire
Petit résumé intermédiaire. Comme on vient de le voir, les méthodes qu’utilisent les biologistes pour tester leurs hypothèses adaptatives sont très diverses. Ça peut être des manipulations expérimentales, des études observationnelles, comparatives ou non, ou de la modélisation théorique. Mais le but est généralement toujours un des deux suivants : soit évaluer à quel point un trait augmente la fitness d’un organisme, quand c’est possible de le faire, soit évaluer à quel point un trait est efficace, parcimonieux et fiable pour réaliser une fonction particulière, c’est à dire évaluer la correspondance entre un design et une fonction supposée. Et cette évaluation peut se faire non seulement de façon post-hoc au regard des informations que l’on connaît déjà, mais aussi en générant des prédictions nouvelles que l’on peut tester.
Parfois vous entendrez dire que les hypothèses adaptatives ne sont pas testables, pas falsifiables, c’est à dire que quand on dit quelque chose comme « les plissements de la peau des doigts ont évolué pour manipuler des objets mouillés », on ne pourra jamais faire d’expériences pour confirmer ou infirmer cette hypothèse. Vous entendrez parfois le terme de « just-so stories » pour qualifier ces hypothèses, un terme qui pourrait se traduire par « histoires à dormir debout », ou « contes pour enfants ». C’est un terme qui a été introduit par des chercheurs qui voulaient faire le buzz2626. Gould, Stephen Jay. Sociobiology: The Art of Storytelling. 25588 (1978)., 2727. Lewontin, R. C.. Sociobiology – A Caricature of Darwinism. PSA: Proceedings of the Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association (1976). mais qui n’est pas vraiment justifié : comme on l’a vu, les hypothèses adaptatives sont parfaitement testables et falsifiables2828. Ketelaar, Timothy & Ellis, Bruce J.. Are Evolutionary Explanations Unfalsifiable? Evolutionary Psychology and the Lakatosian Philosophy of Science. Psychological Inquiry (2000).. Si l’idée c’est de dire que certaines hypothèses n’ont pas encore été testées, dans ce cas ça s’appelle juste des « hypothèses non testées » et pas des « just-so stories ». On pourrait même dire qu’en science, toutes les hypothèses commencent par être des just-so stories, et c’est précisément le but de la science de séparer les bonnes just-so stories des mauvaises2929. Kurzban, Robert. Just So Stories Are (Bad) Explanations. Functions Are Much Better Explanations | Evolutionary Psychology Blog Archive (2012)..
Par contre, il est certain qu’on ne sera jamais sûr à 100% de la raison pour laquelle un trait a évolué. L’identification d’adaptations, c’est une entreprise probabiliste avant tout, c’est à dire que ce que vous allez pouvoir dire après vos expériences, c’est pas « la fonction de ce trait c’est ça », mais « la fonction de ce trait est probablement ça ». Parfois, on aura énormément de données qui vont dans le même sens, comme dans le cas de l’oeil ou du coeur, et personne ne s’aventurera à dire que ce ne sont pas des adaptations. Mais parfois, on aura beaucoup moins de données, soit parce que la recherche vient de débuter sur un sujet, soit parce qu’on étudie un trait au design relativement simple. Et parfois on aura absolument aucune donnée, mais on suspectera quand même la présence d’une adaptation rien que sur la base d’une organisation complexe qui se maintient dans le temps. Par exemple, les excroissances des racines de certains arbres, les bains de fourmis que prennent certains oiseaux, ou les chants des dauphins, ce sont des choses pour lesquelles on n’a pas, ou n’a pas eu pendant longtemps de bonnes explications1313. Williams, George C.. Adaptation and Natural Selection (1966)., mais on soupçonne quand même l’action de la sélection naturelle parce que ces organes ou ces comportements semblent complexes, organisés et maintenus dans le temps, et que ce genre de système n’est généralement pas obtenu par l’action du simple hasard. Ce n’est qu’en faisant des hypothèses, des just-so stories dont on peut tester les prédictions, que l’on arrivera à sortir de l’incertitude sur la fonction d’un trait.
Évidemment, cette incertitude n’est pas propre à la biologie de l’évolution. Les autres sciences empiriques sont également des entreprises probabilistes dans lesquelles on obtient rarement de certitudes. Je ne vais pas vous faire un cours de statistiques, vous irez voir votre vulgarisateur préféré pour ça, mais quand un chercheur dit qu’il « a montré quelque chose », la seule chose qu’il a faite généralement, c’est de calculer une probabilité, la probabilité d’obtenir certaines données sous certaines hypothèses. La plupart des scientifiques, ce qu’ils font à longueur de journée, en plus de boire beaucoup de café et faire des demandes de financement, c’est ça, calculer des probabilités, même si quand leurs résultats sont transférés dans le grand public ça se transforme souvent en certitudes.
D’ailleurs en parlant de transmission au grand public, une des raisons pour lesquelles on peut avoir l’impression que les hypothèses évolutionnaires ne sont pas testables, c’est que peu de personnes font de la vulgarisation des méthodes comme je viens de le faire. La plupart du temps, quand on évoque une hypothèse adaptative, on ne dit pas pourquoi les chercheurs font cette hypothèse. Cet « oubli » est très courant, même chez vos vulgarisateurs préférés. Illustration. [exemples]
Derrière toutes ces hypothèses adaptatives, parfois il n’y a pas beaucoup de données, en tout cas pas grand-chose de plus qu’un chercheur confronté à un trait suffisamment performant pour réaliser une fonction pour qu’il décide que cette fonction est probablement sa fonction propre. Mais parfois il existe de nombreuses expériences qui ont mis en évidence une correspondance entre un design et une fonction, ou une augmentation des chances de survie permise par ce trait, et c’est dommage de ne pas en parler quand c’est le cas.
Une autre particularité de la biologie de l’évolution qui peut expliquer qu’elle soit plus critiquée que d’autres disciplines sur son côté spéculatif, c’est qu’elle fait des hypothèses sur des choses qui se sont déroulées dans le passé. On se dit, « il est impossible de remonter dans le temps pour être sûr de ce qui s’est passé, donc il est impossible de conclure quoi que ce soit ». Je vais pas discuter dans le détail de la validité de cet argument, mais il ne faut pas oublier que la biologie de l’évolution n’est pas la seule science à étudier le passé. L’archéologie ou la cosmologie sont aussi des sciences qui font des hypothèses sur ce qui s’est passé autrefois, et qui arrivent à tester leurs hypothèses en étudiant le présent. L’archéologue dit par exemple : « si une bataille a eu lieu à cet endroit, alors je devrais retrouver des armes enterrées ici en faisant des fouilles aujourd’hui ». Le cosmologue dit « si Big Bang il y a eu il y a 14 milliards d’années, alors je devrais mesurer un fond diffus cosmologique aujourd’hui ». De la même façon, le biologiste de l’évolution dit « si la sélection naturelle a façonné ce trait pour telle raison, alors je devrais retrouver tel design aujourd’hui ».
Tant qu’on parle des reproches injustes faits à la biologie de l’évolution, je mentionne aussi que ce n’est pas parce qu’une prédiction n’a pas été confirmée que l’hypothèse associée doit être rejetée immédiatement. C’est chez Monsieur Phi que vous pourrez creuser cette idée si elle vous paraît aller à l’encontre des bonnes pratiques en science (https://www.youtube.com/watch?v=SXLHijQeYok 4’46). Et ce n’est pas grave non plus de proposer plein d’hypothèses différentes pour expliquer l’évolution d’un trait. Ça se fait dans toutes les sciences, l’important c’est que ces hypothèses puissent être testées au final. Ce type de raisonnement qui consiste à choisir l’hypothèse la plus probable, ça a un nom en philo des sciences, ça s’appelle le raisonnement abductif, ou l’inférence à la meilleure explication3030. Douven, Igor. Abduction (2011).. C’est le raisonnement des policiers sur une scène de crime, qui sont dans l’impossibilité d’être sûrs de ce qui s’est passé, mais vont quand même pouvoir privilégier une hypothèse en se basant sur des indices. C’est votre raisonnement à vous lorsque vous préférez accuser votre colocataire d’avoir fini la tablette de chocolat, plutôt que d’accuser votre voisin du dessus. Et c’est le raisonnement de nombreux scientifiques, qui ne peuvent souvent rien faire de mieux que choisir l’hypothèse la plus probable, à défaut de pouvoir choisir l’hypothèse certaine.
4. Parcimonie
En parlant de tri d’hypothèses, un critère de tri sur lequel je voudrais insister, c’est celui de parcimonie. On insiste souvent sur le caractère d’efficacité quand on étudie les adaptations, mais le critère de parcimonie est aussi très important. Comme on l’a vu, c’est lui qui nous permet de ne pas conclure que le nez a évolué pour porter des lunettes, ou que les poissons ont évolué pour retomber dans l’eau, ou que les cornes des béliers ont évolué pour se gratter les fesses. Reconnaître des adaptations ne se fait pas en mettant seulement en évidence la présence d’utilité, mais en mettant en évidence la présence d’ « utilité improbable », c’est à dire d’utilité qui n’est pas plus parcimonieusement expliquée par autre chose3131. Pinker, Steven. How the Mind Works (1997).. Le poisson qui retombe dans l’eau n’est pas de l’utilité improbable, parce que la gravité est une explication beaucoup plus parcimonieuse. Le nez qui permet de porter des lunettes n’est pas de l’utilité improbable, parce que cette utilité est déjà bien expliquée par une autre adaptation qui sert à faire rentrer de l’air dans notre corps.
Tout ça ça sera important de le garder en tête quand on étudiera les adaptations psychologiques. Tout, dans le comportement humain, n’est pas affaire d’adaptation. Il ne faut pas chercher une explication évolutive à chaque comportement. On l’a déjà vu dans la vidéo précédente, il n’y a pas forcément d’explication en termes d’avantage de survie au fait de fumer, de saliver devant Etchebest, ou d’honorer la mémoire de ses ancêtres au cimetière. Rappelez-vous, l’adaptation est un concept onéreux, et un bon scientifique doit être un scientifique radin, c’est à dire parcimonieux.
5. Optimalité
Un autre point sur lequel je voudrais revenir c’est sur la notion d’optimalité. On a vu avec l’ exemple des corbeaux et des coquillages que les modèles d’optimalité sont un des moyens de montrer qu’une adaptation est efficace. Là où ça se complique, c’est qu’il ne faut pas s’attendre à ce que les adaptations soient toujours parfaitement optimisées. Si on dit parfois que la sélection naturelle a tendance à optimiser les êtres vivants, à les rendre plus aptes à la survie, il faut toujours se rappeler qu’elle les optimise sous contrainte. La sélection naturelle n’est pas toute puissante, elle n’a pas les mains libres pour faire ce qu’elle veut. Et ce pour plusieurs raisons.
D’abord parfois il ne s’est tout simplement pas écoulé assez de temps pour qu’un état optimal ait été atteint. Comme on l’a vu dans la dernière vidéo, évoluer une adaptation complexe prend du temps, ça se fait de façon incrémentale, et il se pourrait qu’aujourd’hui on étudie une adaptation qui n’est pas parfaitement optimisée mais qui le sera dans 100 000 ans. Si je représente sur un graphique en abscisse la valeur d’un trait, par exemple la taille d’un organisme, et en ordonnée la fitness associée à cette valeur, on peut imaginer une relation entre les deux en forme de cloche comme ça [dessin] : ce qui fait qu’il y aura un maximum de fitness une fois arrivé ici, mais peut-être que pour l’instant l’adaptation n’a évolué que jusqu’ici.
Mais peut-être aussi que même si on attendait suffisamment, on n’arriverait jamais à atteindre cet optimum théorique à cause de contraintes génétiques ou dévelopementales3232. Maynard Smith, John et al. Developmental Constraints and Evolution: A Perspective from the Mountain Lake Conference on Development and Evolution. The Quarterly Review of Biology (1985).. Par exemple, imaginez qu’un même gène contrôle deux adaptations différentes, la taille et le poids. C’est tout à fait possible, un gène n’est pas forcément limité à contrôler un seul trait. Hé bien on peut imaginer qu’une mutation de ce gène augmente la fitness liée à la taille mais en même temps diminue la fitness liée au poids, ce qui fait qu’un compromis devra être trouvé et qu’au moins un des deux traits ne sera jamais dans un état parfaitement optimal.
Les adaptations peuvent aussi être imparfaites pour des raisons historiques. Reprenons notre graphique qui représente la fitness en fonction de la taille. Imaginons une espèce qui aurait évolué jusqu’au maximum. Et puis d’un seul coup, un changement d’environnement fait que la courbe ressemble maintenant à ça : il existe une autre taille qui maximise la fitness. La sélection naturelle ne pourra pas l’atteindre parce qu’il existe cette vallée entre les deux, il faudrait d’abord diminuer ses chances de reproduction pour les augmenter ensuite, ce qui n’est pas possible. On dit qu’on est bloqué ici sur un optimum local de fitness.
On connaît des exemples de tels designs non optimisés dans le corps. Par exemple, vous avez tous un nerf qui part du cerveau pour rejoindre votre larynx mais qui, pour faire ce trajet, descend jusqu’au niveau du coeur avant de remonter. C’est loin d’être le chemin le plus court, c’est pas du tout un système optimisé, mais on possède ce design parce qu’il est hérité de nos ancêtres les poissons. Chez les poissons, notamment à cause de l’absence de cou, cette disposition des nerfs est beaucoup plus logique55. Ridley, Mark. Evolution (2004).. Si nous avons conservé cette disposition depuis notre séparation avec les poissons, c’est soit parce que les mutations nécessaires pour la modifier n’ont jamais eu lieu, soit parce qu’elles ont eu lieu mais qu’elles cassaient trop de choses en même temps dans les corps de nos ancêtres, et qu’elles ont donc été éliminées. On est là en présence d’une adaptation imparfaite pour des raisons historiques, parce qu’on hérite une partie de notre corps de celui des poissons, ou plus exactement d’un ancêtre que l’on partage avec les poissons actuels.
Donc si la sélection naturelle tend à optimiser les êtres vivants, il faut se rappeler qu’elle les optimise toujours sous contrainte. Les adaptations sont souvent des compromis. Pour cette raison, vous verrez parfois des biologistes refuser d’accorder son diplôme d’ingénieure à la sélection naturelle, pour lui donner simplement le statut de bricoleuse. Le plus célèbre de ces biologistes est peut-être François Jacob, qui a écrit un article entier là-dessus3333. Jacob, F.. Evolution and Tinkering. Science (1977).. Et dans un sens ça se comprend, parce que c’est vrai qu’une ingénieure qui construirait un nerf qui passe par le coeur pour aller du cerveau au larynx se ferait sûrement virer. C’est vrai que la sélection naturelle ressemble parfois plus à une bricoleuse du dimanche qui fait ce qu’elle peut avec les matériaux dont elle dispose, comme quand vous vous utilisez du chewing gum pour boucher un trou, non pas parce que c’est la solution la plus durable, mais parce que c’est la seule matière que vous avez sous la main.
Mais personnellement je ne suis pas convaincu que ce soit justifié de retirer son diplôme d’ingénieur à la sélection naturelle. Je me demande si cette habitude ne vient pas un peu d’une idéalisation du métier d’ingénieur. Parce que l’ingénieur aussi optimise sous contrainte : il a des contraintes de coûts, sa boîte a rarement des ressources illimitées ; il a des contraintes de disponibilité des matériaux ; et il a des contraintes historiques, parfois pour son plus grand malheur un ingénieur récupère le projet d’un collègue et ça limitera fortement la qualité de son produit final. Je pense que les ingénieurs qui regardent cette vidéo voient de quoi je parle. Et puis je traîne suffisamment sur Youtube pour savoir que si on veut trouver des créations humaines mal conçues ou mal réalisées qui sont un peu l’ équivalent du nerf alambiqué, y’a pas besoin de chercher bien loin [exemple].
Et puis on parle toujours des handicaps de la sélection naturelle par rapport aux ingénieurs mais jamais de ses avantages : par exemple, la cécité de la sélection naturelle peut être un avantage parce qu’elle permet d’explorer toutes les directions de l’espace sans a priori. Un ingénieur à la poursuite d’un but aura lui du mal à penser à l’avance à toutes les optimisations qu’il pourrait faire. Et la sélection naturelle dispose bien sûr de centaines de millions d’années pour optimiser ses adaptations, ce qui n’est pas le cas de l’ingénieur. Du coup je me dis parfois que le mieux serait de comparer la sélection naturelle à un ingénieur, mais un ingénieur qui travaille chez Moulinex plutôt que chez SpaceX, avec un CDD de 3,5 milliards d’années, et qui a le droit d’arriver au boulot bourré une fois par mois.
La sélection naturelle, ingénieure ou bricoleuse, faites-vous votre propre avis, en allant lire des livres de biologie pour évaluer si l’organisation fonctionnelle qu’on trouve partout dans la nature mérite un bac +5 ou pas. Mais peu importe ce que vous déciderez, ce qui est certain dans tous les cas c’est que la sélection naturelle n’est pas toute puissante, donc ne vous attendez pas à toujours trouver de la perfection dans la nature1717. Clutton-Brock, T. H. & Harvey, P. H.. Comparison and Adaptation. Proceedings of the Royal Society of London. Series B, Biological Sciences (1979)., 3434. Crespi, B. J.. The Evolution of Maladaptation. Heredity (2000).. Darwin lui-même le reconnaissait dans l’Origine des espèces, tout de suite après avoir parlé d’« organes d’une perfection extrême », il rappelait que cette perfection est en fait relative, et que « nous ne devons pas nous étonner de ce que toutes les combinaisons de la nature ne soient pas à notre point de vue absolument parfaites. »
Pour revenir à l’introduction de cette vidéo, qui faisait remarquer que la nature est souvent bien faite, c’est pas complètement faux de dire ça, mais le « bien faite » est plutôt à prendre dans le sens de « fonctionnel » que dans le sens de « parfaitement réalisé ». Ce qui doit vous étonner avant tout dans le monde vivant, ce n’est pas que tout soit parfaitement réglé, mais c’est que « ça marche », c’est à dire qu’on retrouve si souvent, plus souvent que ce à quoi on s’attendrait sur la base du simple hasard, des assemblages de matière fonctionnels, c’est à dire des assemblages de matière qui aident à la survie et à la reproduction.
[entracte]
6. Résumé
Récapitulons. Un biologiste qui étudie un trait, que ce trait soit anatomique, physiologique ou psychologique, peut être en face de trois choses différentes d’un point de vue évolutionnaire. Soit ce trait est une adaptation, c’est à dire qu’il est apparu parce qu’il augmentait les chances de survie ou de reproduction. Par exemple le cordon ombilical, c’est une adaptation, apparue pour faciliter les transferts de nourriture entre une mère et son enfant. Soit c’est un sous-produit, c’est à dire un trait qui est apparu en même temps qu’une autre adaptation, mais sans apporter d’avantages de survie directement. Par exemple le nombril est un sous-produit, il n’a pas d’utilité en soi, c’est juste un trait qui est une conséquence indirecte de l’adaptation « cordon ombilical ». Enfin, un trait peut juste être là par hasard, ne pas apporter d’avantages de survie et ne pas être non plus lié à une adaptation, mais être simplement la conséquence de mutations qui « dérivent » dans notre génome ou la conséquence de contraintes historiques ou dévelopementales.
Pour être tout à fait complet, vous entendrez aussi parfois les termes de préadaptation, de co-option ou d’exaptation3535. Gould, Stephen Jay & Vrba, Elisabeth S. Exaptation-A Missing Term in the Science of Form. Paleobiology (1982). qui sont censés venir apporter des nuances à la notion d’adaptation, mais l’utilité de ces termes est contestée3636. Coddington, Jonathan A.. Cladistic Tests of Adaptational Hypotheses. Cladistics (1988)., 66. Reeve, Hudson Kern & Sherman, Paul W.. Adaptation and the Goals of Evolutionary Research. The Quarterly Review of Biology (1993)., 3737. Dennett, Daniel C.. Preston on Exaptation: Herons, Apples, and Eggs. Journal of Philosophy (1998). donc je ne développe pas. Et toujours pour être complet, certains chercheurs distingueront au sein des sous-produits ceux qui n’apportent aucun bénéfice, comme le nombril, et ceux qui peuvent apporter des bénéfices, comme les cornes des béliers, mais à nouveau la pertinence de cette distinction est discutée.
Et donc, quand vous êtes biologiste, vous aimeriez bien départager ces trois possibilités : savoir si un trait est une adaptation, un sous-produit, ou le fruit du hasard. Pour dire qu’un trait est une adaptation, on a vu qu’on pouvait mesurer la fitness ou évaluer la correspondance design / fonction. Pour dire qu’un trait est un sous-produit, il faut en premier identifier l’adaptation qui a amené ce trait avec elle, donc au final étudier la possibilité d’un sous-produit revient à étudier l’hypothèse d’une adaptation. Quant à l’hypothèse du hasard, son problème c’est qu’elle fait très peu de prédictions testables, pour ne pas dire aucune. Si vous vous baladez dans la nature et que vous tombez inopinément sur un oeil, comme ça arrive si souvent, si vous supposez d’emblée que cet objet n’a aucune utilité et a évolué par hasard, vous allez le jeter au loin tel un vulgaire caillou et continuer votre chemin. Par contre, si vous faites l’hypothèse que cet objet peut être une adaptation, si vous commencez à vous demander à quoi peut bien servir cet objet, vous allez générer des prédictions qui vont pouvoir être testées. Certaines de vos prédictions seront confirmées, d’autres non, mais au final vous sortirez avec une bien meilleure compréhension de l’objet trouvé que si vous aviez d’emblée décidé que c’était un produit du hasard. C’est pour ça que beaucoup de biologistes font passer les hypothèses adaptatives en premier et n’envisagent l’hypothèse du hasard que quand toutes les autres hypothèses ont été épuisées3838. Mayr, Ernst. How to Carry Out the Adaptationist Program?. The American Naturalist (1983)., 3939. Davies, Nicholas B. et al. An Introduction to Behavioural Ecology (2012).. C’est à cause de cette capacité à nous apprendre des choses, à cause de cette portée heuristique comme on dit que le programme adaptationniste est si répandu en biologie.
Ce qui ne veut pas dire que ce soit un programme facile à appliquer en pratique. Après tout ce qu’on a vu, j’imagine que vous commencez à comprendre pourquoi je disais en introduction que le concept d’adaptation, s’il a l’air simple à première vue, est en fait aussi facile à manipuler qu’une anguille échappée d’un bocal de vaseline. Comme le disent les biologistes Reeve et Sherman dès la première ligne d’une revue de la littérature sur le sujet : « l’adaptation est et a toujours été un concept glissant, difficile à appréhender »66. Reeve, Hudson Kern & Sherman, Paul W.. Adaptation and the Goals of Evolutionary Research. The Quarterly Review of Biology (1993)..
D’ailleurs, si vous faites des études de biologie de l’évolution un jour, vous verrez que des désaccords assez importants existent encore entre biologistes sur ce sujet. Certains trouvent qu’on devrait donner plus d’importance au hasard et aux contraintes, même si ce sont des hypothèses dures à tester. D’autres refusent de le faire non seulement pour les raisons méthodologiques que je viens d’expliquer, mais aussi pour des raisons « esthétiques », parce qu’ils pensent que ce sont les adaptations les choses plus intéressantes à étudier dans la nature4040. Godfrey-Smith, Peter. Adaptationism and the Power of Selection. Biology and Philosophy (1999).. Ce sont en effet les adaptations qui expliquent la « fonctionnalité improbable » dans la nature, cette fonctionnalité qui émerveillait Hume, Paley, Darwin, et un tas de petits étudiants qui choisissent encore aujourd’hui de consacrer leurs études et leurs vies à l’étude du monde vivant.
L’étude des adaptations est rendue encore plus compliquée par le fait qu’il existe des variations de définition que je ne vous ai pas présentées. Par exemple, vous aurez peut-être remarqué que dans les deux définitions de l’adaptation que je vous ai données, l’aspect historique n’intervient pas vraiment. Ces définitions de l’adaptation ne font généralement pas référence au passé, aux processus qui ont produit un trait. Dit autrement, beaucoup de biologistes n’ont pas besoin d’expliquer comment un trait est apparu pour le qualifier d’adaptation, ils se contentent d’étudier les caractéristiques qu’il a aujourd’hui. Un peu comme vous vous n’avez pas forcément besoin de savoir comment un plat a été préparé pour savoir s’il est bon ou non, il vous suffit de le goûter. Ou pour prendre un exemple un peu plus académique, un peu comme en physique on peut prédire les caractéristiques qu’un système aura à l’équilibre sans avoir à envisager dans le détail toutes les trajectoires possibles de ce système. De la même façon, beaucoup de biologistes étudient les adaptations comme les produits de la sélection naturelle, sans étudier le processus qui a produit ces adaptations.
Mais comme c’est toujours plus compliqué que ça n’en a l’air, il y a une sous-discipline de la biologie de l’évolution qui est elle très préoccupée par cet aspect historique, c’est la phylogénétique, les chercheurs qui font les jolis arbres. Certains de ces chercheurs pensent que toute caractérisation d’une adaptation doit s’accompagner d’une étude phylogénétique, et ils rajoutent parfois un critère de nouveauté pour pouvoir parler d’adaptation : une adaptation, c’est un trait nouveau qui serait apparu dans une espèce3636. Coddington, Jonathan A.. Cladistic Tests of Adaptational Hypotheses. Cladistics (1988)., 4141. Grandcolas, Philippe. Adaptation (2015).. L’oeil humain par exemple ne sera pas qualifié d’adaptation, parce qu’il n’est pas apparu pour la première fois dans notre espèce, c’est un caractère que l’on partage avec d’autres espèces voisines.
Vous remarquerez aussi que les deux définitions de l’adaptation que je vous ai données ne font pas du tout référence au gène. On a pas besoin de connaître les gènes qui codent pour un trait pour pouvoir parler d’adaptation1313. Williams, George C.. Adaptation and Natural Selection (1966)., 1717. Clutton-Brock, T. H. & Harvey, P. H.. Comparison and Adaptation. Proceedings of the Royal Society of London. Series B, Biological Sciences (1979)., 66. Reeve, Hudson Kern & Sherman, Paul W.. Adaptation and the Goals of Evolutionary Research. The Quarterly Review of Biology (1993).. D’ailleurs Darwin n’avait aucune idée des gènes qui se cachent derrière les traits, et il n’avait aucune idée de l’existence même de gènes. Ça ne l’a pas empêché de parler d’adaptations et de fournir des arguments en faveur de leur existence. Mais une fois de plus, il y a des sous-disciplines de la biologie de l’évolution qui intègrent le concept de gène à l’étude des adaptations, notamment en génétique des populations. Et les biologistes qui ont eu une formation en génétique ont aussi souvent tendance à insister sur l’importance du hasard plutôt que sur celle de la sélection naturelle pour façonner le vivant, parce qu’il y a beaucoup de matériel génétique qui ne sert à rien dans nos cellules, beaucoup de mutations de l’ADN n’ont aucun effet visible mais ont quand même été conservées au cours de l’évolution4242. Kimura, Motoo. The Neutral Theory of Molecular Evolution (1983)..
Et en plus de ça, pour rajouter encore une couche de complexité, on peut être anti-adaptationniste, c’est à dire être contre le programme de recherche qui met l’étude des adaptations au centre de la biologie, non pas pour des raisons scientifiques, mais pour des raisons idéologiques. Vous vous demandez sûrement ce que l’idéologie vient faire là-dedans, mais on va garder ça pour plus tard, j’en reparlerai dans une autre vidéo.
Bref, l’adaptationnisme, c’est compliqué, et le sujet a donné lieu à des débats assez houleux entre biologistes dans la deuxième moitié du XXe siècle4343. Pigliucci, Massimo & Kaplan, Jonathan. The Fall and Rise of Dr Pangloss: Adaptationism and the Spandrels Paper 20 Years Later. Trends in Ecology & Evolution (2000)., 4444. Rose, Mr & Lauder, GV. Adaptation (1996)., 4545. Allen. Nature’s Purposes (1998)., 66. Reeve, Hudson Kern & Sherman, Paul W.. Adaptation and the Goals of Evolutionary Research. The Quarterly Review of Biology (1993).. Ces débats se prolongent encore parfois aujourd’hui, et si vous voulez foutre le bordel dans une discussion de biologistes de l’évolution, vous pouvez essayer d’évoquer le sujet de l’adaptationnisme, au cas où les sujets de la sélection de groupe ou de l’épigénétique ne fonctionnent pas.
Malgré tout, ces désaccords ne doivent pas faire oublier que le programme de recherche adaptationniste a depuis toujours été extrêmement utile pour étudier le monde vivant, et ce même avant Darwin.
Comme le dit Ernst Mayr, un biologiste et philosophe important du XXe siècle3838. Mayr, Ernst. How to Carry Out the Adaptationist Program?. The American Naturalist (1983). :
« La question adaptationniste, « Quelle est la fonction d’une structure ou d’un organe donné ? », a été depuis des siècles la base de chaque avancée en physiologie. Si nous n’avions pas eu le programme adaptationniste, on ne connaîtrait probablement toujours pas la fonction du thymus, de la rate, de l’hypophyse ou de la glande pinéale. La question de Harvey, « pourquoi y a-t-il des valves dans les veines » fut une avancée majeure dans sa découverte de la circulation du sang. »
C’est pour ça que des champs entiers de la biologie sont aujourd’hui toujours dédiés à l’étude des adaptations (illustrer p5, Davies).
La psychologie évolutionnaire ne fait que reprendre ce programme de recherche adaptationniste pour l’appliquer à une espèce particulière, l’espèce humaine, et à un organe particulier, le cerveau. Pour que vous voyez concrètement à quoi ça peut ressembler, dans la prochaine vidéo on étudiera un exemple particulier d’hypothèse adaptative en psychologie. On étudiera l’hypothèse qu’il puisse y avoir, dans notre cerveau à tous, un programme cognitif dont le but est de nous empêcher de tomber malade. On étudiera l’hypothèse de l’existence dans le corps humain d’un deuxième système immunitaire, à côté de celui que vous connaissez déjà tous et qui vous sauve déjà la vie chaque jour, mais un système immunitaire cette fois entièrement comportemental, piloté par un programme cognitif caché quelque part dans votre cerveau.
Merci à OnklDen, Polo, Nydol, Yukai, CogniSach, et aux 307 autres systèmes réducteurs d’entropie qui me transfèrent de la capacité d’acheter de l’énergie sur uTip et Tipeee, mes mitochondries vous sont très reconnaissantes.
Merci aussi à tous ceux qui ont acheté mon livre ou qui m’ont écrit pour en parler ces dernières semaines, je suis très content qu’il vous plaise !
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