Nouvelle vidéo ! Aujourd’hui, je vous propose une petite histoire. L’histoire de Court-circuit, le robot qui aimait les bornes incendies.
Transcription de la vidéo pour ceux qui préfèrent le texte :
Leïla est informaticienne, et sa passion c’est les robots. Depuis des mois, elle construit sans relâche la créature de ses rêves. Aujourd’hui, c’est le grand jour : toutes les pièces vont enfin pouvoir être assemblées. Un dernier tour de tournevis, et ça y est : le premier robot de Leïla est né. Elle n’en est pas peu fière, et la larme à l’oeil, elle décide de le baptiser, « Court-circuit ». En souvenir des bobines de fil qu’il lui a donné à retordre.
Si le corps de Court-Circuit est terminé, il n’en est pas de même pour ses logiciels. La seule chose qu’il sait faire pour l’instant, c’est analyser son environnement grâce à deux caméras cachées dans ses yeux. Il sait également bouger ses petites roues et se déplacer, bien que de manière peu assurée. Pour qu’il puisse explorer son environnement plus longtemps, Leïla décide de lui apprendre à retourner tout seul à sa station de recharge lorsque sa batterie commence à se vider. Mais plusieurs façons de faire sont possibles.
D’abord, elle pourrait équiper la station de recharge d’un émetteur communiquant sa position en permanence à Court-circuit, mais cela demanderait des journées de travail en plus. Elle pourrait aussi enregistrer directement la position de la station dans la mémoire de Court-Circuit. Problème : son chat Joiedevivre a la fâcheuse habitude de prendre cette station de recharge pour un grattoir, et sa position change donc régulièrement. Court-Circuit ne s’y retrouverait plus.
Finalement, Leïla opte pour une solution pas parfaite mais satisfaisante quand même et surtout, facile à mettre en oeuvre : comme sa station de recharge est le seul objet rouge dans son atelier et que Court-circuit sait distinguer les couleurs, elle code un petit programme qui le fait se diriger vers l’objet rouge le plus proche lorsque ses batteries commencent à être vides. Après 2-3h de travail, son programme est enfin terminé. Elle l’uploade dans la tête de Court-Circuit et va se coucher, bien contente du boulot abattu aujourd’hui.
Le lendemain, elle décide qu’il est temps de faire découvrir le monde à Court-Circuit. Ça fait des mois qu’il est enfermé dans son atelier, il a bien le droit de se dégourdir un peu les roues. Et puis, ça permettra à son ami Boris de faire sa connaissance, depuis le temps qu’elle lui en parle.
Quelques messages échangés avec Boris plus tard, tout le monde se retrouve dans le parc d’à côté. Les premiers tours de roue en liberté de Court-Circuit peuvent commencer… et l’expérience est un réel succès. Malgré le nombre encore très limité de programmes qui le caractérisent, Court-Circuit arrive à se déplacer, éviter les obstacles et rouler sur des terrains accidentés. Il explore son environnement dans tous les sens, on dirait presque qu’il y prend du plaisir. Leïla ne cache pas son émotion et Boris avoue qu’il est impressionné.
Tout à coup, Court-Circuit part en ligne droite dans une certaine direction. Il roule, roule, roule, pour finir par s’arrêter… près d’une borne incendie. Il lui tourne autour et lui rentre dedans plusieurs fois de façon bizarre, lui qui était si fort jusqu’ici pour éviter les obstacles…
Boris éclate de rire, Leïla est un peu plus inquiète. Après quelques secondes de réflexion, elle s’exclame :
« Ha ça y est ! Je sais ce qui se passe. Je sais pourquoi Court-circuit se comporte comme ça ! »
Boris lui répond, d’un ton taquin : « ha oui ? Tu lui as mis dans la tête un programme qui le pousse à s’accoupler avec les bornes incendie ? »
Leïla : « Moque-toi va ! Non non bien sûr! Je n’ai pas codé de programme qui le fait être attiré par les bornes incendie en particulier, par contre j’ai codé un programme qui le fait être attiré par les objets rouges en général. »
Cette réponse laisse Boris songeur : « hmm attends j’ai une explication alternative. Court-Circuit s’est mis à changer de comportement lorsque la borne incendie est entrée dans son champ de vision. Donc ne pourrait-on pas dire que c’est son environnement plutôt que les programmes qu’il a dans la tête qui ont causé son comportement ? »
Leïla est un peu décontenancée par cette réponse – à elle, il ne lui serait jamais venu à l’idée d’opposer ainsi environnement et programmes. Mais elle se rappelle que Boris n’a pas fait les mêmes études qu’elle et se dit qu’après tout, ce qui lui paraît évident peut ne pas l’être pour tout le monde. Elle entreprend donc de lui expliquer simplement :
« en fait, je n’étais pas en train de nier l’importance de l’environnement quand je disais qu’on pouvait expliquer le comportement de Court-Circuit par un programme qu’il a dans sa tête. Le programme que j’ai codé, qui le fait être attiré par les objets rouges, c’est précisément un programme qui détecte une couleur *dans un environnement*. Le comportement de Court-Circuit est bien causé par ce qu’il voit, c’est-à-dire son environnement, mais il est également causé par un programme qui le fait réagir d’une certaine façon lorsqu’il est confronté à cet environnement. La plupart des petits modules de code que je lui ai mis dans la tête sont extrêmement sensibles à l’environnement. »
Boris sursaute en entendant le mot « module ». Une nouvelle fois, ce terme semble le plonger dans une réflexion profonde : « « Modules » ? Tu as dit modules ? Attends mais si je me rappelle bien de mes cours de philosophie à la fac, un module c’est le nom qu’on donne à un petit programme complètement séparé et déconnecté des autres, encapsulé, compartimenté. Mais un robot ne pourrait pas fonctionner si ses programmes étaient ainsi encapsulés. Les programmes ont forcément besoin de communiquer les uns avec les autres à un moment donné. »
Leïla est une nouvelle fois étonnée de cette remarque mais continue son entreprise de pédagogie : « Ha oui bien sûr les programmes ont besoin de communiquer, j’en sais quelque chose, je viens de passer deux semaines à coder des fonctions pour que Court-Circuit soit autre chose qu’un pantin désarticulé, et la plupart de ces fonctions communiquent entre elles. Mais moi, ce que j’appelle un module, c’est juste un programme spécialisé pour réaliser une fonction particulière. C’est tout. Je ne sous-entends pas qu’un module est forcément coupé des autres programmes. Et par exemple, le module qui fait que Court-Circuit est attiré par les objets rouges communique avec le module qui analyse les scènes visuelles, avec le module qui reconnaît les couleurs, avec le module qui oriente les roues dans une certaine direction, etc. Tous les programmes que j’ai codés sont modulaires dans le sens de spécialisés fonctionnellement, mais pas dans le sens d’encapsulés. »
Boris paraît rassuré mais a encore des questions : « Soit. Mais cette fonction, elle est complètement inutile, non ? Ça ne sert à rien de tourner autour des objets rouges ! Ça ne fait que dépenser de l’énergie pour rien ! C’est un comportement carrément maladapté, pourquoi tu aurais codé un programme qui lui fait faire ça ? »
Leïla : « c’est ce que j’essayais de t’expliquer tout à l’heure avant que tu ne me coupes. En fait la station de recharge de Court-Circuit dans mon atelier est rouge, et pour qu’il puisse se recharger tout seul, j’ai codé un programme qui le fait être attiré par les objets rouges. C’était le plus simple à coder, mais c’est clair que dès qu’on sort dehors, dès qu’on change d’environnement, et en particulier dès qu’on arrive dans un environnement où se trouvent d’autres objets rouges, on rencontre des problèmes, et le comportement de Court-Circuit devient maladapté. En fait, ce que ça illustre, c’est que pour comprendre les comportements de Court-circuit, il faut toujours garder en tête l’environnement dans lequel il a été créé, pas l’environnement dans lequel il évolue actuellement. »
Boris renchérit : « ha oui, donc en réalité, le vrai objectif de Court-Circuit c’est de ne jamais être déchargé. »
Leïla : « oui c’est ça ! Plus précisément, on peut dire qu’il a deux objectifs. Son objectif ultime c’est de ne jamais être déchargé. Mais pour atteindre cet objectif ultime, il possède un deuxième objectif plus concret, qui consiste à s’approcher des objets rouges dès qu’il commence à être déchargé. On pourrait appeler ça un objectif… proximal, parce qu’il est plus proche, il est le premier à être atteint. Et c’est cet objectif proximal qui est poursuivi par les programmes que je lui ai mis dans la tête. Ce que ça veut dire aussi, c’est que le pauvre Court-Circuit n’y est pour rien dans ces comportements bizarres qu’il adopte parfois ! Il ne fait qu’exécuter les programmes que je lui ai mis dans la tête. C’est un exécuteur de programmes avant d’être un minimisateur de chances d’être déchargé. »
Boris a l’air convaincu : « Admettons. Et ça serait possible de voir le code source de ce programme ? »
Leïla : « J’aurais bien aimé, mais malheureusement, mon disque dur a cramé dans la nuit. Heureusement que j’avais uploadé le code dans sa tête avant d’aller me coucher, sinon j’aurais dû tout recommencer. »
Boris compatit : « Pas de bol dis donc ! Mais du coup, si je voulais être sûr à 100\% que le comportement de Court-Circuit est bien causé par un programme qui le fait être attiré par le rouge, je ne pourrais pas ! »
Leïla : « Tu me fais pas confiance ?»
Boris : « Si, mais imaginons que ce soit n’importe qui d’autre que toi qui ait construit ce robot. Et que cette personne me dise que Court-Circuit tourne autour des bornes incendies parce qu’il a un programme qui le fait être attiré par le rouge. J’ai aucun moyen de le prouver, non ? Ça devient une hypothèse complètement spéculative et infalsifiable ! »
Leïla ne se laisse pas impressionner : « En fait, en réfléchissant un peu tu pourrais trouver des moyens de la tester. Par exemple, tu pourrais lâcher Court-Circuit dans plein d’environnements différents. Et si tu t’aperçois qu’un coup il se met à tourner autour d’une borne incendie, une autre fois autour d’un panneau sens interdit, et une autre fois autour d’une cabine téléphonique londonienne, tu pourras en conclure qu’il a bien dans la tête un programme ayant pour but de le faire tourner autour des objets rouges. C’est sûr que tu ne pourras jamais en être sûr à 100\%, mais avec de telles expériences comportementales, tu arriveras quand même à avoir une idée de la fonction réelle d’un programme. En fait, quand tu fais des hypothèses sur la fonction d’un programme ou d’un comportement, ça fait généralement des prédictions sur les propriétés que doit avoir ce programme ou ce comportement dans différentes situations, sur la façon dont il va varier dans différents environnements par exemple. C’est comme ça que tu peux tester tes hypothèses de fonctions. »
Boris se redresse, pensif, et passe la main dans ses cheveux, un geste tout de même beaucoup moins stylé quand on est chauve. Il poursuit sa réflexion : « Ok, je vois. Et on a pas parlé du hasard encore, ça pourrait pas être le hasard aussi ? Peut-être que Court-Circuit est attiré par les bornes incendie par hasard, ou à cause d’un bug dans un de ses programmes ? »
Leïla : « C’est possible en effet, mais comment tu le prouves ça ? C’est pas quelque chose que tu peux affirmer sans preuve. Et puis, pour tester des hypothèses sur la fonction, on vient de voir qu’on pouvait imaginer des expériences. Mais pour montrer qu’un comportement est causé par le hasard, tu fais comment ? C’est quasiment impossible parce que le hasard ne laisse pas de traces, presque par définition. Et puis en plus, si je peux me permettre, de mon point de vue d’ingénieure cette hypothèse est une hypothèse extraordinaire. Tu sais le temps que j’ai passé moi pour coder ce programme ? Je veux dire, on dirait pas, mais c’est quand même quelque chose d’assez compliqué d’être attiré par le rouge quand les batteries sont vides. Il faut surveiller l’état des batteries, analyser le champ visuel, y distinguer les objet rouges, déplacer les roues dans la bonne direction, s’assurer que la recharge a bien lieu… Ça m’a pris toute la soirée d’hier à coder ça ! Ça représente des centaines de lignes de code. Et toi tu voudrais que tout ça soit arrivé par hasard ? C’est très peu probable. Pas impossible, mais très peu probable. Et tu parles de bug, tu voudrais que toute cette fonctionnalité ait été créée par un bug ? Les bugs créent très rarement de fonctionnalité, au contraire, ils ont plutôt tendance à la détruire. L’hypothèse du hasard et des bugs, en plus d’être très dure à prouver, est théoriquement peu probable dès qu’il s’agit d’expliquer des comportements un tant soit peu sophistiqués. »
Boris a l’air de commencer à fatiguer. : « bon allez j’arrête de t’embêter. Un dernier truc quand même. Je comprends pas comment Court-Circuit arrive à avoir des comportements aussi variés alors qu’il n’a qu’une poignée de programmes dans la tête. Ses programmes sont codés en dur dans sa mémoire, on est d’accord ? Ils ne peuvent pas évoluer en temps réel ? J’ai l’impression qu’avec seulement une poignée de programmes fixes dans la tête, Court-Circuit ne pourrait avoir qu’un tout petit nombre de comportements. »
Leïla sent que la fin de l’interrogatoire est proche, annonçant l’imminence de la crêpe au sucre au marchand ambulant d’à côté. Elle fournit donc un dernier effort explicatif : « Il y a plein de façons d’expliquer la diversité des comportements. Mais la plus simple, c’est de se rappeler que les programmes que Court-Circuit a dans la tête sont toujours sensibles à l’environnement. On en a parlé tout à l’heure. Si j’avais lâché Court-Circuit dans la rue plutôt que dans un parc, il se serait mis à tourner autour d’un panneau sens interdit plutôt qu’une borne incendie. Et si je l’avais lâché à Londres, il se serait mis à tourner autour des cabines téléphoniques ! Donc même si Court-Circuit n’a qu’un programme codé en dur dans la tête, un programme qui le fait être attiré par les objets rouges, ce programme aboutira à des comportements très différents en fonction des environnements. Codé en dur ne veut pas dire insensible à l’environnement. »
[…]
Si vous avez compris la petite histoire que je viens de raconter, si vous avez compris les remarques de Boris et encore plus les réponses de Leïla, vous avez compris 90\% des débats qui ont eu lieu dans le monde universitaire autour de la psychologie évolutionnaire. Toutes les remarques qui sont sorties de la bouche de Boris sont également un jour sorties de la bouche d’universitaires qui ont cherché à évaluer le programme de recherche en psycho évo. Et toutes les réponses apportées par Leïla sont sorties de la bouche de psychologues évolutionnaires qui ont essayé de dissiper les malentendus générés par ces évaluations.
Ça va faire maintenant un an que j’ai publié ma dernière vidéo dans ma série psycho évo, et comme on va bientôt reprendre, je me suis dit que ce serait pas mal de vous rafraîchir les idées, d’autant plus que la prochaine vidéo sera à nouveau un gros morceau de plusieurs heures dans lequel j’examinerai en détail un article de philosophie des sciences qui critique la psycho évo. Et comme on y verra que les critiques des philosophes ne sont souvent pas plus sophistiquées que celles de Boris, il est important que vous compreniez bien la petite histoire que je viens de raconter. Revenons donc un peu dessus.
Déjà, le robot dans ma petite histoire est bien évidemment l’équivalent de l’humain dans la vraie vie. On est face à un tas de matière dont on essaie de comprendre les comportements, et même si on a pas accès au code source des programmes qui produisent ces comportements, on peut essayer de leur donner du sens en faisant appel à la notion de *fonction*. J’évacue tout de suite un reproche que vous n’allez pas manquer de me faire : oui, il existe une différence entre les robots et les humains, c’est que les humains n’ont pas été créés par un ingénieur doté d’intentions. Je reviendrai là-dessus en fin de vidéo, mais pour l’instant ne vous laissez pas troubler par ça, cette subtilité ne change absolument rien pour toutes les choses dont je veux discuter.
Donc je disais, la notion centrale c’est la notion de fonction : tout comme Leïla essaie de comprendre le comportement de son robot en faisant appel à des fonctions dans son code, le psychologue évolutionnaire essaie de comprendre le comportement humain en faisant appel à des fonctions cognitives. Mais, quand vous expliquez ça comme ça, ça ouvre tout de suite la porte à un malentendu, qui est de penser qu’il existerait une fonction derrière *chaque* comportement spécifique. Exactement le malentendu que fait Boris lorsqu’il suppose que Leïla postule l’existence d’une fonction faite pour tourner autour des bornes incendies spécifiquement. De la même manière, beaucoup de gens pensent que la psychologie évolutionnaire postule une fonction derrière *chaque* comportement humain. Par exemple, lorsque je me lève pour aller regarder ce qu’il y a dans mon frigo, la psychologie évolutionnaire postulerait que ce serait dû à un programme que j’ai dans la tête qui aurait évolué spécifiquement pour me faire aller au frigo. Ha ha ha qu’est-ce qu’elle est débile la psychologie évolutionnaire. Mais tout comme l’attirance pour les bornes incendies peut s’expliquer par une fonction sans pour autant que ce soit une fonction faite pour atteindre cet objectif précis, il est possible d’expliquer les comportements humains en postulant des fonctions sans pour autant que chaque comportement particulier ait été sélectionné au cours de l’évolution. Autrement dit, il est tout à fait possible d’utiliser des considérations évolutionnaires pour expliquer pourquoi je me lève pour aller au frigo quand j’ai faim même s’il n’y a jamais eu de frigos dans l’histoire évolutive humaine. Tout est une question de comment vous découpez les comportements, quel niveau de description des comportements vous adoptez.
Deuxième malentendu, toujours lié à ce parti-pris d’expliquer les comportements en faisant référence à des fonctions dans nos têtes : certains en concluent tout de suite que ça revient à négliger le rôle de l’environnement. Le raisonnement c’est grosso modo « Si les comportements sont causés par des choses dans notre tête, c’est-à-dire des programmes cognitifs, les comportements ne peuvent pas être causés par des choses en-dehors de notre tête, c’est-à-dire de l’environnement ». De ce raisonnement malheureux et évidemment faux viennent toutes les accusations de « réductionnisme » et de « déterminisme » dont souffre régulièrement la psycho évo et les sciences cognitives en général. Mais l’exemple de Court-Circuit montre clairement que l’environnement n’est pas laissé de côté. Certes, le comportement de Court-Circuit est causé par des programmes internes, mais ces programmes restent évidemment toujours sensibles à leur environnement. Le changement de comportement de Court-Circuit a été autant causé par l’irruption d’un certain stimulus dans son champ visuel que par un programme qui l’a poussé à réagir d’une certaine façon à ce stimulus. Et si la psycho évo a historiquement beaucoup insisté sur les programmes internes, c’est d’abord parce que comme Leïla, elle considère que c’est trivial que l’environnement continue à jouer un rôle, et aussi parce qu’historiquement, les sciences sociales ont très souvent négligé l’étude de ces programmes internes, il était donc important de pousser dans la direction opposée.
Ensuite il a été reproché à la psycho évo de postuler que notre esprit est « modulaire ». Mais comme l’explique Leïla, les psychologues évolutionnaires n’ont pas la même définition d’un module que les philosophes ayant émis cette critique. Pour les philosophes, un module est un programme encapsulé, compartimenté, qui ne peut pas communiquer avec d’autres. Mais ce n’est pas la définition des psychologues évolutionnaires pour qui les modules sont simplement des spécialisations fonctionnelles. En utilisant le mot « module », les psychologues veulent simplement insister sur le fait qu’ils considèrent l’esprit comme constitué d’une myriade de programmes chacun spécialisé pour réaliser un objectif particulier, comme peut l’être le code source d’un robot. Et une fois de plus, la raison pour laquelle ils insistent là-dessus, c’est parce qu’historiquement, les sciences sociales ont eu tendance à considérer que le comportement humain pouvait s’expliquer à l’aide d’une poignée de capacités mentales seulement, comme la Raison avec un grand R, l’Apprentissage avec un grand A, la mémoire avec un grand M, etc. Une fois de plus, il y avait un équilibre à rétablir, il fallait réinsister sur l’importance de la modularité pour construire des systèmes fonctionnels, sans que cela n’oblige à adopter la définition hyper contraignante des philosophes.
Ensuite on a reproché à la psycho évo de ne pas pouvoir expliquer les comportements maladaptés, ou les comportements qui ne servent à rien. Pourtant, les comportements maladaptés peuvent très bien s’expliquer par des approches évolutionnaires, je vous en ai parlé longuement dans cette vidéo. Une façon de les expliquer c’est d’insister comme le fait Leïla sur la différence entre environnement d’exécution et environnement de création des programmes. Court-Circuit qui tourne autour des bornes incendies, ça a l’air maladapté, jusqu’à qu’on se rappelle que dans l’environnement dans lequel il a été créé, être attiré par les objets rouges est très utile. C’est exactement pour cette raison que la psycho évo répète que si on veut comprendre le comportement humain, il faut s’intéresser aux problèmes de survie et de reproduction de nos ancêtres. C’est pas pour le plaisir de spéculer sur les environnements passés qui sont parfois mal connus, c’est parce que c’est un point réellement important, comme le savent bien les roboticiens et les programmeurs qui doivent construire des systèmes fonctionnels devant être à un moment donné déployés dans de nouveaux environnements.
Au passage, je n’ai pas insisté là-dessus mais on peut aussi se servir de ma petite histoire pour expliquer pourquoi les adaptations du monde vivant ne sont pas toujours parfaitement optimisées. Pour permettre à Court-Circuit de recharger ses batteries, Leïla avait plusieurs possibilités, et elle a choisi la plus simple, de lui faire aimer la couleur rouge. C’est une solution clairement imparfaite, mais c’est une solution qui marche suffisamment bien tant que Court-Circuit ne sort pas de son atelier. Pour les humains et tous les autres êtres vivants, c’est pareil. Il faut s’attendre à ce que la sélection naturelle ait parfois abouti à une solution imparfaite mais qui marche suffisamment bien. Il faut s’attendre à ce que nos programmes cognitifs soient imparfaits, qu’ils ressemblent parfois à du bricolage, mais qu’ils soient malgré tout suffisamment fonctionnels dans l’environnement dans lequel ils ont évolué. En biologie de l’évolution, on a pas besoin de postuler de la perfection, on peut juste postuler du suffisamment bien. J’ai développé tout ça dans cette vidéo.
Court-circuit permet également de comprendre pourquoi les psychologues évolutionnaires aiment insister sur la distinction entre explications ultimes et proximales. On a souvent reproché à la psycho évo d’aller chercher des explications évolutionnaires là où il n’y en a pas besoin. Par exemple, si les humains aiment manger des aliments sucrés, ça ne serait pas parce que ceux-ci contiennent beaucoup d’énergie qui aide à survivre, mais simplement parce que les humains aiment le sucré. Mais ya absolument aucune incompatibilité entre ces deux explications, ce sont juste des explications à deux niveaux différents, le niveau ultime et le niveau proximal. On mange sucré parce qu’on aime ça, et on aime ça parce ça a aidé nos ancêtres à survivre. Court-Circuit va vers les bornes incendies parce qu’il est attiré par le rouge, et il est attiré par le rouge parce qu’il y a eu au cours de son histoire une nécessité de se recharger les batteries auprès de stations rouges.
Court-Circuit permet aussi de comprendre un des slogans de la psychologie évolutionnaire : les humains sont des exécuteurs d’adaptations avant d’être des maximisateurs de fitness. Ma petite histoire met en effet clairement en évidence que Court-Circuit est un éxécuteur de code informatique avant d’être un minimisateur de chances d’être déchargé. Dans certains environnements, Court-Circuit ne choisit pas toujours la meilleure façon de recharger ses batteries tout simplement parce qu’il est limité par ce que ses programmes lui permettent de faire. Pour les humains, c’est la même chose : on peut s’attendre à ce que parfois ou souvent ils ne maximisent pas vraiment leurs chances de survie ou de reproduction tout simplement parce qu’ils sont limités par ce que leur psychologie leur permet de faire. Les humains sont des exécuteurs d’adaptations que la sélection naturelle leur a mis dans la tête, avant d’être des maximisateurs de fitness.
La demande de Boris de voir le code source du programme avant de se prononcer sur sa fonction, c’est l’équivalent de la demande de voir les gènes qui codent pour un comportement avant de pouvoir parler de comportement évolué. C’est une demande faite par certains détracteurs de la psycho évo qui refusent de parler d’évolution et de fonction évoluée tant que les gènes ou les réseaux de neurones impliqués dans un comportement n’ont pas été découverts. Sauf que, comme le montre l’exemple de Court-Circuit, on n’a pas forcément besoin de ça pour se prononcer sur la fonction probable des comportements. C’est sûr que ça serait très cool de pouvoir jeter un oeil au code source de Court-Circuit, mais en l’absence de cette possibilité, rien que faire des expériences comportementales permet déjà de se faire une idée de la fonction probable des programmes qui le gouvernent. Tout simplement parce qu’un programme bien designé pour faire aimer les objets rouges ne fera pas adopter les mêmes comportements qu’un programme bien designé pour faire aimer les bornes incendies. Les prédictions de ces deux fonctions sont différentes. L’exemple de Court-Circuit montre aussi que ce n’est pas parce qu’on étudie quelque chose d’ « immatériel », c’est-à-dire un comportement ou un programme, qu’on ne peut pas mettre en évidence de design. Le « design », c’est pas seulement des propriétés physiques comme toutes les parties d’un coeur qui s’emboîtent et se coordonnent par exemple, c’est également des propriétés computationnelles, c’est à dire des comportements ou des préférences psychologiques qui se modifient de façon appropriée en fonction des contextes. Et c’est dans cette correspondance entre le design et la fonction, détaillée dans cette vidéo, que se trouve toute la raison d’être du programme de recherche de la psycho évo et des approches adaptationnistes en biologie de l’évolution. Postuler des fonctions est utile épistémologiquement parlant parce que ça permet de découvrir du design, de découvrir des propriétés du vivant. Or la créatrice principale de fonction dans le monde vivant, c’est la sélection naturelle. Voilà pourquoi c’est utile de se préoccuper de sélection naturelle quand on fait de la psychologie : une réflexion sur les problèmes de survie et de reproduction auxquels ont été confrontés nos ancêtres permet d’identifier des fonctions ayant pu évoluer pour résoudre ces problèmes, et ensuite il n’y a plus qu’à aller vérifier si le design associé à ces fonctions existe. C’est tout. Pour ceux qui veulent voir ce que ça donne concrètement, je renvoie à cette vidéo sur le dégoût.
Le petit couplet sur le hasard dans mon histoire, c’est pour répondre à celles et ceux qui ont reproché à la psycho évo de négliger les hypothèses alternatives aux explications adaptationnistes, et de négliger l’hypothèse du hasard en particulier, l’hypothèse que nos comportements seraient apparus non par sélection naturelle mais par hasard. En fait, comme le fait remarquer Leïla, d’une part l’hypothèse du hasard ne peut pas être avancée sans preuve et c’est très dur d’imaginer comment la tester, mais d’autre part, c’est une hypothèse qui paraîtra d’emblée peu probable à tous ceux qui ont un jour mis les mains dans le code et qui savent que même pour coder un comportement basique, il faut généralement créer des dizaines de fonctions qui ont chacune un but précis et ont donc très peu de chance d’avoir émergé par hasard. Tout ça c’est développé dans cette vidéo.
Enfin, la remarque de Boris sur la variabilité, c’est pour les gens qui pensent que variabilité des comportements n’est pas compatible avec comportements évolués. Pour beaucoup de gens, si un comportement varie en fonction des temps ou des lieux, c’est qu’il est « culturel », et hop, circulez ya plus rien à voir, tout a été expliqué. Mais cette croyance est évidemment fausse, elle vient de l’idée tout aussi fausse que si un comportement est le produit de l’évolution, alors il doit forcément être simpliste, fixe et invariant. Court-Circuit montre clairement pourquoi ce n’est pas le cas. Court-Circuit va se mettre à tourner autour des bornes incendie en France et des cabines téléphoniques en Angleterre, autrement dit il va avoir des comportements variés, et pourtant cette diversité de comportements aura bien été produite par un seul et même programme invariant. De la même façon, la sélection naturelle peut très bien conduire à des programmes cognitifs qui produisent des comportements variables car ces programmes se servent pour fonctionner d’inputs ou de données qu’ils puisent dans leur environnement, ou dans leur contexte d’exécution. Et encore, dans ma petite histoire, je n’ai volontairement donné qu’un exemple très simple de sensibilité à l’environnement. Mais j’aurais aussi pu donner à Court-Circuit la capacité d’apprendre la couleur importante pour se recharger des autres robots déjà présents dans son environnement. Là on aurait commencé à observer des phénomènes qui ressemblent à de la transmission culturelle, avec les robots qui vivent au même endroit qui partagent les mêmes préférences pour les mêmes couleurs. On aurait commencé à observer des « cultures de robots ». Mais personne n’en aurait conclu pour autant qu’il ne sert plus à rien d’étudier les programmes que ces robots ont dans leur tête. Certes, l’environnement, la culture, le social ou tout ce que vous voulez contribue à expliquer pourquoi une certaine population de robots tourne autour des bornes incendies quand une autre tourne autour des cabines téléphoniques, mais c’est dans la genèse de ces robots qu’il faut chercher pourquoi cette capacité d’apprentissage existe, et pourquoi elle ne permet que de se transmettre des préférences sur les couleurs et pas sur la température par exemple. Pour les humains c’est pareil. Lorsque les comportements humains varient en fonction des temps et des lieux, ça veut généralement dire que l’environnement, le social ou l’apprentissage ont une importance explicative. Mais c’est quelque chose de trivial, et ça ne remet pas en question la pertinence des approches évolutionnaires pour expliquer ces mêmes comportements, car ultimement, c’est bien dans la sélection naturelle qu’on trouvera la raison pour laquelle les humains sont capables de s’échanger des cultures, et pourquoi certains éléments de ces cultures sont plus intéressants et faciles à transmettre que d’autres. Donc je répète : l’importance de la culture pour expliquer les comportements humains n’est pas synonyme d’insignifiance de la théorie de l’évolution. C’est pour cela que j’intitulais cette vidéo « La culture est une construction biologique », et j’espère que la vidéo d’aujourd’hui aidera à clarifier encore un peu plus les choses.
Avant de refermer cette vidéo, comme promis un mot sur le finalisme. Contrairement à Court-Circuit, les humains n’ont pas été créés intentionnellement par un ingénieur qui avait une idée en tête. Nos programmes cognitifs sont le produit d’une sélection naturelle aveugle et sans finalité. Mais pour tout ce qu’on a discuté aujourd’hui, c’est un détail qui ne change rien. À partir du moment où vous êtes en présence de systèmes spécialisés fonctionnellement, que ces systèmes aient été créés intentionnellement ou non, vous serez confrontés à toutes les subtilités qu’on a vues aujourd’hui, la distinction entre environnement de création et d’exécution, entre explications ultimes et proximales, l’importance de la modularité, etc. Et puis pour être tout à fait honnête avec vous, pour moi, le malentendu sur le finalisme en biologie de l’évolution est un malentendu comme un autre et peut-être même moins important qu’un autre. Pour certaines personnes, et en particulier celles qui combattent les religions, c’est le pire des malentendus, tout simplement parce que ça laisse supposer l’existence d’un Dieu. Pour d’autres, ça laisse supposer que la nature est bien faite, parce que si toute chose a une fin, ça veut dire que toute chose existe pour une bonne raison. Et ça, l’idée que la nature est bien faite, c’est une idée qui peut se révéler dangereuse en politique, donc elle est combattue par beaucoup, j’en parle dans mon dernier livre. Mais personnellement, je crois que je préfère encore quelqu’un qui pense que l’humain a été créé par un Dieu mais a compris tout ce que j’ai raconté aujourd’hui plutôt que quelqu’un qui croit que l’humain n’a pas été créé par un Dieu mais pense que « si c’est génétique, alors c’est pas environnemental », et « si c’est environnemental, alors c’est pas génétique ». Tout est une question d’importance que vous donnez aux différents malentendus, et de mon point de vue, le malentendu finaliste n’est pas le plus embêtant scientifiquement parlant, et pas non plus le plus répandu en France – aux États-Unis c’est autre chose. En France, les malentendus qui mettent le plus de bâtons dans les roues à la bonne diffusion et compréhension des théories évolutionnaires sont ceux dont j’ai parlé aujourd’hui. Le malentendu finaliste arrive lui très loin derrière.
Voilà, j’espère que cette vidéo un peu différente de d’habitude vous aura plu et sera utile pour vous rafraîchir les idées. Je sais que beaucoup de choses que j’y ai dites auront paru triviales à certains d’entre vous, et en particulier à ceux formés dans les disciplines habituées à manipuler le concept de fonction, les roboticiens, les développeurs et les ingénieurs notamment. Et dans un sens, je m’en réjouis, parce que j’ai aucunement pour intention de suggérer que la psychologie évolutionnaire est révolutionnaire. Au contraire, j’essaie de montrer que ce qu’elle essaie de faire est extrêmement trivial. Tout ce qu’elle essaie de faire, c’est d’expliquer le comportement des machines humaines comme un roboticien essaie d’expliquer celui des machines en silicium, c’est-à-dire en faisant appel à des programmes qui ont certaines fonctions. C’est tout. Ça ne condamne en rien au déterminisme, au réductionnisme, ou à la négligence du social, de l’environnement ou de la culture. Si la psycho évo avait été rattachée depuis ses débuts à des départements d’informatique à l’université, il est probable qu’elle aurait été acceptée bien plus rapidement. Malheureusement, elle a surtout été historiquement évaluée par des universitaires formés dans d’autres disciplines lointaines. Et pour beaucoup de ces universitaires, elle est apparue comme non seulement non triviale, mais en plus « profondément défaillante ». Oui oui, ces mots ont bien été utilisés par des philosophes des sciences pour qualifier la psycho évo. On imagine que pour soutenir de telles accusations à l’égard d’une discipline que d’autres considèrent comme triviale, des arguments solides auront été avancés. C’est exactement ce que nous irons voir dans la prochaine vidéo, qui examinera dans le détail ce qu’ont écrit des philosophes des sciences sur le sujet. J’en profiterai pour vous montrer un peu l’envers de la recherche sur ces sujets et vous expliquer pourquoi, selon moi, le traitement qui a été réservé à la psycho évo par une partie du monde universitaire constitue une des plus grandes injustices scientifiques de ces cinquante dernières années.
Merci à Tast, Sébastien, emericb, Isilthil, Adeline 7870, et aux dizaines d’autres personnes qui en réalisant l’objectif proximal de me faire gagner de l’argent contribuent à ce que l’objectif ultime de vous présenter la psycho évo soit atteint.
J’en profite aussi pour vous dire que j’ai toujours une newsletter où vous pouvez être tenu informé de mon actualité et sur laquelle je fais gagner régulièrement des livres. Ce mois-ci, je vous propose de gagner ce livre, La battle du vivant, écrit par Tania Louis, Agatha Liévin-Bazin et Éléa Héberlé. Elles m’ont envoyé ce livre avant tout pour ma collection personnelle mais elles m’autorisent à vous le faire gagner, alors voilà. C’est un livre qui offre un panorama de la diversité du vivant mais qui n’oublie pas de parler d’évolution, et moi ça j’aime bien, parce que ya rien qui m’énerve plus que ceux qui font des catalogues de particularités du vivant sans jamais évoquer à aucun moment le processus qui les a produites. C’est bon, on commence à le savoir que tardigrades et les rats taupe nu sont incroyables, et si on commençait à parler de pourquoi ils le sont ? Un livre à gagner sur ma newsletter donc, lien en description. Tcho !
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