Pourquoi pas tous des bisounours ? – morale #3

Comment un sens moral universel pourrait exister quand on observe tant de comportements immoraux chaque jour ?

Un sens moral universel ne prédit-il pas que nous devrions tous être des bisounours ?

Réponse dans cette vidéo, suite de ma série sur l’étude naturaliste de la morale.

Pour celles et ceux qui préfèrent les pavés de texte :

Au XIXe siècle, les Inuits enfermaient les membres de leur tribu devenus trop vieux dans
des igloos puis s’en allaient, les laissant mourir de faim et de froid sur place [1]. À Madagascar,
la tribu des Vezo respecte des tabous très étranges : ils s’interdisent de pointer du doigt une
baleine, s’interdisent de s’arracher les poils du visage, s’interdisent de jeter des carapaces de
crabe la nuit, et s’interdisent de rire en mangeant du miel [2]. En Nouvelle-Guinée, la tribu des
Etoro pense que les jeunes garçons ne peuvent devenir des hommes qu’en ingérant du sperme
de leurs aînés. Leur cérémonie d’initiation consiste donc pour les jeunes garçons à faire une
fellation à un adulte [3]. À quelques kilomètres de là, une autre tribu, les Kaluli, pensent que
pour que l’initiation soit valide, le sperme doit être délivré non pas dans la bouche, mais dans
l’anus. Les Etoro trouvent les pratiques des Kaluli dégoûtantes.

Il n’y a pas de meilleur moyen de se convaincre qu’une telle chose qu’une morale universelle
n’existe pas que d’ouvrir un bouquin d’anthropologie… La variabilité des comportements
moraux des gens tout autour du globe, comprendre par là l’immoralité des comportements
des autres, semble remettre en cause de façon incontestable l’existence d’un sens moral évolué
biologiquement, et donc universel. C’est une des raisons pour lesquelles la vision culturaliste de
la morale, dont on a parlé dans la vidéo précédente, est si répandue, notamment dans le grand
public. Car si les jugements moraux sont formés par imprégnation de la culture [4], alors il
est tout à fait normal que des personnes de culture différente possèdent des jugements moraux
différents. Ce que je vais faire aujourd’hui, c’est vous expliquer pourquoi la variabilité de la
morale n’exclue pas ses origines biologiques. Je vais vous expliquer comment on peut envisager
cette variabilité dans une perspective naturaliste, comment concilier variabilité culturelle et
sens moral universel. Dans la vidéo d’aujourd’hui, je réponds au commentaire de Cindy qui
se demandait sous ma dernière vidéo, « Si on a tous le même sens moral, pourquoi y a-t-il des
loups et des bisounours ? J’ai beaucoup de mal à comprendre la méchanceté, si tu me dis qu’on
a tous la même morale pourquoi y a-t-il de pires salauds ?? Ça n’a aucune logique, le monde
devrait être rempli de bisounours ». Cindy, cette vidéo est pour toi.

La première chose primordiale à comprendre c’est qu’est-ce que les naturalistes veulent dire
quand ils disent que la morale a des bases biologiques. Qu’est-ce qui a des bases biologiques
? Est-ce que ce sont les comportements ? Est-ce qu’il existerait un gène qui ferait respecter
par exemple le comportement « Tu ne tueras point », un autre gène qui ferait respecter le comportement
« tu ne mentiras point » ? Ou est-ce que ce seraient les jugements qui ont des bases
biologiques ? Est-ce qu’il existerait un gène qui nous fait penser que c’est pas bien de tuer, un
gène que nous fait penser que c’est pas bien de mentir ?

Rien de tout ça, la plupart du temps, ce qu’un naturaliste veut dire quand il dit que la
morale a des bases biologiques, c’est qu’il existe un algorithme que l’on a dans la tête, qui
est spécialisé pour produire des jugements moraux, et que c’est cet algorithme qui est codé
génétiquement. Alors algorithme, c’est un mot très à la mode qui peut vouloir dire plein de
choses différentes en fonction de la personne qui l’utilise, moi ce que j’entends par ce mot, c’est
juste un programme qui fait des calculs, un programme cognitif qui reçoit de l’information en
entrée, qui fait des calculs sur cette information, pour produire en sortie un jugement moral.
On reviendra plus tard sur ce que peuvent bien être les calculs que fait cet algorithme, la
seule chose importante à retenir pour l’instant c’est que le sens moral dans une perspective
naturaliste, c’est un algorithme qui travaille à partir d’entrées pour produire des sorties. Et
vous allez voir qu’avoir cette vision algorithmique, ça fait toute la différence, ça permet de
comprendre plein de trucs.

1/ La première chose que ça permet de comprendre, c’est pourquoi on n’est pas tout le
temps moraux. On reproche souvent aux naturalistes d’avoir une vision naïve de l’humain,
c’est à dire de penser que l’humain est naturellement bon alors même qu’on observe tout un tas
de comportements immoraux chaque jour – regardez le JT de TF1 si vous n’avez pas de bouquin
d’anthropologie à portée de main. La subtilité, c’est que les naturalistes ne disent pas que le
sens moral est le seul algorithme qu’on a dans la tête, qu’il est le seul algorithme à diriger nos
comportements. Dans la tête, on a un sens moral, mais on a aussi plein d’autres algorithmes,
des algorithmes qui nous poussent à protéger notre réputation, protéger notre famille, ne pas
mourir de faim, ne pas mourir de soif, trouver un ou une partenaire avec qui passer sa vie,
etc, etc [5, 6]… Et donc, ce que doit faire notre cerveau 1000 fois, 100 000 fois par jour, c’est
composer avec les sorties de tous ces algorithmes pour décider quel comportement adopter. À
chaque instant, notre cerveau doit décider, étant donné l’environnement dans lequel il se trouve,
quel est le meilleur comportement à adopter. Parfois, le choix est facile à faire, parce que tous
nos algorithmes mentaux recommandent de faire la même chose. Comme quand on a à la fois
faim et à la fois envie de faire plaisir à nos invités qui ont ramené un gâteau. Mais parfois, les
sorties de nos algorithmes peuvent entrer en conflit les unes avec les autres, comme quand on
a faim mais qu’on aimerait bien aussi ne pas trop grossir pour pouvoir exhiber ses abdos sur la
plage cet été. Et lorsque le sens moral est un des algorithmes impliqués dans un tel conflit, ça
nous donne ce qu’on appelle un dilemme moral, comme celui de ce bon vieux Walt de Breaking
Bad, qui se retrouve tiraillé entre la sortie de son sens moral, qui le supplie de ne pas tuer son
prisonnier, et la sortie de son instinct paternel, qui le supplie de sauver sa famille.
Dans quelles conditions la recommandation du sens moral sera privilégiée par rapport à la
recommandation d’un autre algorithme, c’est une très bonne question, mais qui sort du cadre
de cette vidéo. L’important c’est de retenir que le naturalisme n’a jamais dit que la sortie
du sens moral serait toujours la sortie privilégiée. Ce qui explique pourquoi on peut observer
énormément de comportements immoraux sans que cela ne remette en cause l’existence d’un
sens moral universel. Le sens moral n’est pas le seul algorithme que l’on a dans la tête, il est
en permanence en compétition avec d’autres algorithmes beaucoup plus égoïstes que lui.

2/ La deuxième chose très importante à retenir dans cette vision algorithmique de la morale,
c’est que le sens moral a besoin d’informations pour produire ses jugements, il travaille forcément
sur des entrées pour produire ses sorties. Et donc, si vous fournissez des entrées différentes à ce
sens moral, vous obtiendrez des sorties différentes. C’est comme avec votre calculatrice : votre
calculatrice fait tout le temps la même chose, les mêmes opérations d’addition, de soustraction,
de multiplication, etc, mais en fonction des chiffres que vous lui donnez en entrée, elle produira
un résultat très différent.

Et cette dépendance aux informations d’entrée est une propriété intéressante pour expliquer
la variabilité de la morale parce qu’il y a fort à parier que quelqu’un qui vit en France n’aura
pas les mêmes informations sur le monde, ou les mêmes croyances, que quelqu’un qui vit aux
États-Unis ; quelqu’un de riche n’aura pas les mêmes croyances que quelqu’un de pauvre ;
quelqu’un qui vit au XXIe siècle n’aura pas les mêmes croyances que quelqu’un qui vit au XVe
siècle, etc. Toutes ces croyances et ces informations sur le monde, qui sont très dépendantes
pour le coup de la culture, de l’éducation, du niveau économique et social, peuvent influencer
les jugements moraux sans pour autant, et c’est là le point important, sans pour autant que
l’algorithme moral n’ait changé.

Prenons tout de suite un exemple pour éclaircir ça. Imaginons que la morale, ce soit
uniquement une histoire d’aider les personnes qui n’ont pas eu de chance dans la vie. Je dis
n’importe quoi, mais imaginons que le calcul que fait notre sens moral, ce soit uniquement ça
: à chaque fois qu’il reçoit en entrée l’information que quelqu’un n’a pas eu de chance dans la
vie, il produit en sortie le jugement qu’il faut aider cette personne.

Mais reste encore à déterminer qui a eu ou n’a pas eu de chance dans la vie, une information
qui peut être très culturellement dépendante. On sait par exemple que 60% des américains
pensent que les pauvres sont paresseux [7], c’est à dire que s’ils sont pauvres, c’est parce
qu’ils n’ont pas assez travaillé, qu’ils l’ont mérité en quelque sorte. En Europe, seuls 26% des
européens pensent que les pauvres sont paresseux, les européens pensent plutôt qu’ils n’ont
pas eu de chance dans la vie. Cette croyance sur l’origine de la pauvreté, qui est en partie
culturelle, peut expliquer pourquoi Américains et Européens n’ont pas la même attitude envers
les pauvres (les Européens dépensent en moyenne deux fois plus dans les programmes sociaux
que les Américains). Européens comme Américains peuvent tous être d’accord pour dire qu’il
faut aider ceux qui n’ont pas eu de chance dans la vie, c’est à dire qu’ils peuvent tous avoir le
même sens moral, mais ils peuvent être en désaccord sur qui n’a pas eu de chance dans la vie,
ce qui va complètement inverser leurs jugements moraux.

Un autre exemple : dans les années 70-80, on pouvait fumer comme on voulait dans les
lieux publics. Fumer était traité comme une préférence individuelle, on acceptait que certaines
personnes se mettent des rouleaux de feuilles séchées en feu dans la bouche tout comme on
acceptait que certaines personnes mettent un chapeau noir pour sortir. En quelques années, la
situation a complètement changé, sans que la culture française n’ait particulièrement changé.
Ce qui a changé, ce sont les informations que l’on a eues et diffusées sur la dangerosité du
tabagisme passif. L’algorithme moral dans notre tête n’a pas changé, ce sont les informations
qu’on lui a fournies qui ont changé.

Un dernier exemple encore plus frappant peut-être : la variabilité des jugements moraux… à
l’intérieur d’une même personne, et en l’espace de quelques secondes ! Peut-être que vous avez
déjà voyagé dans un pays où vous vous êtes fait copieusement engueuler parce que vous n’avez
pas laissé de pourboire. Et il y a en effet des pays, comme aux États-Unis, où c’est important
de laisser un pourboire parce que dans ces pays, contrairement en France, les serveurs ont un
tout petit salaire fixe et sont payés principalement au pourboire. Mais ça, si vous ne le savez
pas, vous ne pouvez pas l’inventer. De l’extérieur un Américain pourrait donc penser que les
Français sont radins, qu’ils n’ont pas les mêmes valeurs que lui, voire qu’ils sont immoraux.
Alors qu’en fait, quand ils apprennent que les serveurs aux États-Unis ne sont payés qu’au
pourboire, la plupart des gens comprennent qu’il est dans ce cas normal de leur laisser quelque
chose, et pourquoi ce serait immoral de ne pas le faire. C’est à nouveau une illustration du fait
que le sens moral fonctionne en permanence et calcule à partir des informations qui lui sont
disponibles, un jugement moral « à la volée ».

Voilà donc déjà deux grandes façons d’expliquer la variabilité de la morale dans une perspective
naturaliste. 1/ La morale est un algorithme, c’est à dire qu’elle a besoin d’informations
sur le monde pour produire ses jugements, et ces informations peuvent varier d’une culture à
l’autre, d’une personne à l’autre. Les jugements moraux ne sont pas sortis directement de la
mémoire comme ça pourrait être le cas dans une perspective culturaliste où on ne fait que
restituer des normes. Et 2/ la morale est un algorithme *parmi* d’autres algorithmes, c’est
à dire qu’elle n’est pas seule à décider du comportement. Etre naturaliste, ce n’est donc pas
avoir une vision naïve de la nature humaine, ce n’est pas penser que Rousseau avait raison et
que Hobbes avait tort, et que l’humain est toujours bon par nature. Etre naturaliste, c’est
reconnaître que l’humain est à la fois bon et égoïste, et que ces deux penchants peuvent tous
les deux avoir des bases biologiques.

Il y a plein d’autres façons d’expliquer la variabilité des comportements moraux dans une
perspective naturaliste, mais je préfère ne parler que de ces deux-là qui me semblent être les
plus importantes. Et c’est pour ces raisons que ça ne me dérangeait pas dans la dernière vidéo
de supposer que la personne que je hais le plus au monde a le même sens moral que moi. Je
ne dis pas que cette personne a les mêmes comportements moraux que moi. Je ne dis pas non
plus qu’elle a les mêmes jugements moraux que moi. Je dis juste qu’elle a le même *algorithme
moral* que moi. Et si cette personne a des comportements que je trouve répugnants, je me dis
que c’est soit parce que son algorithme n’est pas nourri des mêmes informations que le mien,
soit parce que cette personne s’en fout des recommandations de son algorithme moral et préfère
suivre les recommandations d’un autre de ses programmes cognitifs.

Au passage, je m’excuse d’avoir évoqué Donald Trump dans la dernière vidéo. C’est très
facile de se moquer de Trump, parce que quasiment personne ne l’aime, tout du moins en
France. La raison pour laquelle j’ai parlé de Trump, c’est parce que je cherchais un exemple
de personne que tout le monde déteste. Sauf que ça n’existe pas une personne que tout le
monde, absolument sans exception, déteste. Il y aura toujours des personnes pour trouver que
ce que fait Trump est moral. Et c’est précisément tout le but de cette vidéo d’essayer de vous
montrer comment un même sens moral peut aboutir à des conclusions diamétralement opposées
rien qu’en changeant les informations et les croyances sur lesquelles il travaille. On pense donc
souvent que le naturalisme mène à un universalisme assez fort, c’est à dire à penser que la
morale serait la même partout, mais le naturalisme peut aussi mener à un relativisme assez
fort.

Je vais maintenant profiter de cette vidéo pour parler de 2-3 choses qui me tiennent à coeur
sur la variabilité, qui est un sujet important quand on traite de comportement humain.
Déjà, un truc que nous apprennent les anthropologues encore et encore, c’est que la variabilité
réelle est souvent moins grande que la variabilité observée. Ça veut dire quoi, ça veut
dire que dans une position d’observateur extérieur à une culture, il est très facile de considérer
un comportement comme immoral, alors qu’en creusant un peu plus, en cherchant à mieux
comprendre cette culture, on se rend compte que le comportement en question devient beaucoup
moins bizarre. Un peu comme dans l’exemple du pourboire, si on sait que quelqu’un ne
laisse pas de pourboire parce qu’il pense que les serveurs sont déjà bien payés, on va juger
cette personne beaucoup moins sévèrement. C’est un constat qu’ont fait de nombreux anthropologues
qui sont allés étudier des sociétés aux moeurs « étranges » entre guillemets, ils se
sont rendus compte qu’en apprenant à les connaître leurs moeurs devenaient beaucoup moins
étrange. Dans le cas des Inuits qui enferment leurs parents trop vieux dans des igloos [1] par
exemple, les anthropologues se sont rendus compte que les Inuits eux-mêmes, loins d’être des
monstres, ne trouvaient pas cette situation facile à vivre, que ce moment s’accompagnait de
tristesse, mais que tout le monde s’y résignait parce qu’une personne trop âgée dans ces climats
pouvait mettre en danger la survie de tout le groupe.

Ensuite, la variabilité morale réelle est probablement moins grande que la variabilité observée
parce qu’une partie de la variabilité observée concerne des tabous qui ne sont pas intrinsèquement
moraux. En tant qu’observateur extérieur, on pourrait penser que les Vezos de
Madagascar, parce qu’ils ont un tabou qui leur interdit de pointer du doigt une baleine, ont
une morale vraiment différente de la nôtre. Mais quand on leur demande, ils disent qu’ils ne
trouvent pas ça particulièrement moral ou immoral de pointer du doigt une baleine, c’est juste
quelque chose qu’il ne faut pas faire parce que les ancêtres ont dit qu’il ne fallait pas le faire [2].
Un peu comme les superstitions chez nous, qui font que certaines personnes s’interdisent de
poser le pain à l’envers sur la table. C’est un tabou étrange certes, mais pas forcément un
tabou moral.

Par contre, là où ça devient plus compliqué, et ce qui brouille les pistes et complique
fortement l’étude de la morale, c’est qu’une fois que tout le monde s’est mis d’accord pour
respecter un tabou étrange, braver ce tabou peut effectivement devenir un acte immoral, parce
que ça montre que vous ne respectez pas les règles, ou que ça montre que ça ne vous dérange
pas d’attirer le mauvais oeil des ancêtres sur tout le groupe [2]. Un peu comme vous quand
vous jouez au foot : il n’y a rien d’intrinsèquement moral ou immoral de décider de ne jouer
qu’avec les pieds, mais une fois que tout le monde s’est mis d’accord pour respecter cette règle,
prendre le ballon à la main devient injuste.

Dans la même idée, j’aimerais vous proposer une autre interprétation de la distinction qu’on
fait souvent entre pays qui auraient une culture collectiviste et pays qui auraient une culture
individualiste. Gardons la métaphore du foot. Est-ce que, parce des joueurs de foot se passent
souvent le ballon, on doit en conclure qu’ils ont une culture collectiviste, ou en tout cas une
culture plus collectiviste que des joueurs de volley qui ne se font que 3 passes au maximum
? Est-ce que on peut conclure que la psychologie des joueurs de foot est fondamentalement
différente de la psychologie des joueurs de volley, est-ce que joueurs de foot et de volley ont des
valeurs fondamentalement différentes ? Peut-être, parce que c’est vrai que les footeux sont des
êtres parfois un peu bizarres. Mais une autre explication serait que les joueurs de foot et de
volley ont tous la même psychologie, mais qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes règles du jeu,
aux mêmes incentives, et donc qu’ils ne vont pas emprunter les mêmes chemins pour gagner,
et donc qu’ils vont adopter des comportements différents.

Et bien on pourrait appliquer le même raisonnement aux différences entre pays. Soit on
imagine, comme c’est souvent fait, que les pays collectivistes et individualistes n’ont pas les
mêmes valeurs. Soit on imagine que les habitants de ces pays ont tous les mêmes valeurs, mais
qu’ils ont des incentives différentes. Dans certains pays, pour des raisons aussi bien historiques
qu’institutionnelles, réussir sa vie demande de passer beaucoup par les autres, de la jouer
coopératif. Ça va donner, macroscopiquement, l’impression d’une « culture collectiviste ». Dans
d’autres pays, on pourra réussir sa vie en passant moins par les autres, en la jouant plus perso.
Ce qui donnera de loin l’impression d’une culture individualiste.

Je ne vous dis pas que cette interprétation est la bonne, je vous donne juste une interprétation
différente de celles qu’on entend tout le temps, et une interprétation qui est compatible
avec l’existence d’universaux psychologiques.

Une autre chose que font remarquer les anthropologues, c’est que de l’extérieur, on a souvent
accès aux discours officiels d’un pays sans connaître l’avis réel du peuple. Il existe encore
beaucoup de pays où il existe une idéologie officielle, promue par le gouvernement au pouvoir.
Gouvernement qui aura tout intérêt à faire la promotion d’un certain type de morale, comme
la morale altruiste. Mais quand on va interroger les gens dans ces pays, on se rend compte
qu’ils ne sont pas forcément d’accord avec leurs dirigeants [8], et qu’ils ont une psychologie tout
à fait classique entre guillemets. N’imaginez pas d’ailleurs que ce soit un phénomène limité
à de lointaines dictatures, en France on a régulièrement certains de nos leaders politiques et
religieux qui vont parler de choses comme l’existence de « valeurs judéo-chrétiennes » ou dire que
« la morale repose sur le christianisme », des déclarations avec lesquelles beaucoup d’entre vous
je suis sûr ne sont pas d’accord.

Enfin, disons deux mots de l’éducation. Beaucoup de gens pensent que leur morale leur vient
de leurs parents. Et il est vrai que souvent, les enfants viennent à partager les jugements moraux
de leurs parents, notamment en matière de politique. Si vous êtes parent, vous ne comptez plus
le nombre de fois où vous avez dû rappeler vos enfants à l’ordre, pour leur dire ce qu’il était
juste ou injuste de faire. C’est un sujet complexe qui mériterait d’être développé à part, mais à
nouveau, ces observations ne sont pas incompatibles avec l’existence d’un sens moral universel.
D’abord parce que les enfants peuvent venir à partager les jugements moraux de leurs parents
tout simplement parce qu’ils grandissent dans la même situation sociale, et donc avec plus ou
moins les mêmes informations sur le monde. On se retrouve donc dans la situation dont je
vous parlais avant, où l’algorithme moral travaille sur les mêmes informations en entrée, ce qui
produit les mêmes jugements en sortie. Et ensuite, si les parents ont besoin de reprendre aussi
souvent leurs enfants à un certain âge, de leur « apprendre » la morale entre guillemets, ça peut
être tout simplement parce que le sens moral n’est pas entièrement fonctionnel à la naissance.
Comme je vous le disais dans la vidéo précédente, on ne naît pas entièrement moraux mais
simplement pré-câblés, et nos jugements moraux vont s’affiner au cours du temps, notre sens
moral va prendre en compte de plus en plus de paramètres en entrée. Les jugements moraux
des parents peuvent donc être plus fins que ceux de leurs enfants, ce qui pousse les parents à
reprendre sans cesse leurs enfants, sans que ça ne remette en cause l’existence d’un sens moral
évolué biologiquement.

Voilà un peu les grandes lignes de la vision naturaliste de la variabilité de la morale. Comme
dans la vidéo précédente, je ne fais pas cette vidéo pour vous convaincre que cette vision de
la morale est la bonne, je fais cette vidéo pour vous apporter des interprétations différentes de
celles qu’on entend à longueur de journée, libre à vous d’en faire ce que vous voulez ensuite.
Ça arrive assez souvent qu’on accuse les naturalistes d’avoir une vision simpliste du comportement,
et notamment de ne pas pouvoir rendre compte de la variabilité des comportements.
J’espère vous avoir montré aujourd’hui que ce n’était pas le cas. En fait, de mon point de vue
ce sont plutôt les théories culturalistes qui sont simplistes, parce qu’elles ignorent ce qui se
passe dans le cerveau. Je parle pas forcément des théories culturalistes des universitaires, qui
peuvent être complexes et sont aussi nombreuses qu’il y a d’universitaires, mais plutôt du culturalisme
ambiant, qu’on entend beaucoup dans les médias et dans le grand public. Une idée
implicite avec ce culturalisme ambiant c’est que la culture est toute puissante, que le cerveau
va absorber toutes les normes que la culture lui jette au visage, un peu comme une éponge.
Une autre façon de raisonner simpliste, c’est d’observer des comportements différents dans
des cultures différentes, et d’en conclure que la culture a causé ces comportements, alors que la
causalité pourrait aussi fonctionner dans l’autre sens, il se pourrait que ce soit l’agrégation d’un
ensemble de comportements individuels qui produit ce qu’on appelle une culture. Les relations
entre culture et comportement humain sont très compliquées, je ne peux pas tout expliquer ici,
je veux juste vous mettre en garde sur la trop grande simplicité de certaines explications.
Un truc qui est vrai par contre, c’est que les naturalistes ne parlent en général pas beaucoup
de variabilité, ils préfèrent souvent étudier les régularités. Mais ce n’est pas parce qu’ils nient
l’existence de cette variabilité, c’est simplement parce qu’il y a déjà énormément de boulot à
étudier la régularité. Si vous voulez, les naturalistes sont focalisés sur la compréhension de ce
qu’il se passe dans cette petite boîte, sur la compréhension de ce que fait l’algorithme, plutôt que
la compréhension de ce qui entre dans cette petite boîte. Et c’est aussi pour ça que la description
de ma chaîne Homo Fabulus c’est « Biologie et sciences cognitives pour mieux comprendre le
comportement humain », et pas « Biologie et sciences cognitives et sciences humaines et sociales
pour mieux comprendre le comportement humain ». Il y a déjà bien assez de boulot comme ça
à étudier les régularités des comportements. Et dans les médias, on entend bien plus souvent
parler de sociologie et d’histoire que de biologie ou psychologie quand il s’agit d’expliquer le
comportement humain, alors j’essaie de rééquilibrer la balance dans l’autre sens.
Une dernière idée qu’on peut rencontrer dans le culturalisme ambiant c’est que l’humain
serait trop compliqué pour qu’on puisse le décrire avec des lois générales, que la variabilité
humaine saperait à sa base toute entreprise de généralisation. Pour moi, cette critique, c’est
un peu comme reprocher à Newton d’essayer de comprendre les lois qui gouvernent la chute
des objets simplement parce que les objets peuvent tomber de manière différente. Si Newton
s’était laissé décourager en observant qu’une pomme tombe en ligne droite, qu’une feuille tombe
en zigzag, et qu’un grain de pollen s’envole au loin, il n’aurait jamais pu déduire sa loi de
la gravitation. C’est de la même manière qu’il faut considérer les chercheurs en biologie et
comportement humain ; comme des chercheurs de régularité derrière la variabilité, qui ne nient
pas pour autant la variabilité.

Vidéo terminée ! Maintenant qu’on a parlé de variabilité morale, on va se concentrer sur la
régularité morale dans les prochaines vidéos. Dans les prochaines vidéos, je vais vous demander
d’adopter la perspective naturaliste. Je vais vous demander d’accepter qu’il existe une telle
chose qu’un sens moral universel, un algorithme dans la tête des gens qui fait des calculs pour
déterminer ce qui est bien ou mal. Jusqu’à présent, on s’est contentés de traiter cet algorithme
comme une boîte noire, on n’a fait que s’intéresser à ses entrées et ses sorties. Dans la prochaine
vidéo, on s’intéresse enfin à ce que peut bien faire cette boîte noire. Autrement dit, dans la
prochaine vidéo, on s’attaque enfin à la vraie question : au fond, c’est quoi, la morale ?

Références :

1. Redfield, R. The Primitive World and Its Transformations (Cornell University Press, 1965).
2. Astuti, R. La moralité des conventions : tabous ancestraux à Madagascar. Terrain, 101–
112. issn: 0760-5668 (2010).
3. Henrich, J., Heine, S. J. & Norenzayan, A. The weirdest people in the world? Behavioral and
Brain Sciences 33, 61–83. issn: 0140-525X, 1469-1825. (June 2010).
4. Benedict, R. Patterns of culture (eds Boston, N. Y. H. M. & Company.) (1934).
5. Buss, D. M. The handbook of evolutionary psychology vol. 1 isbn: 9781118755884 (2016).
6. Sperber, D. Modularity and relevance: How can a massively modular mind be flexible
and context-sensitive? The innate mind: Structure and contents, 1–22. issn: 0873626X.
(2005).
7. Alesina, A. & Glaeser, E. Fighting Poverty in the US and Europe: A World of Difference
(Oxford UK: Oxford University Press, 2004).
8. Spiro, M. Is the Western Conception of the Self” Peculiar” within the Context of the World
Cultures? Ethos (1993).

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Commentaires

2 réponses à “Pourquoi pas tous des bisounours ? – morale #3”

  1. Avatar de hernani / nanasse
    hernani / nanasse

    Est-ce qu´on a réussi à identifier des gênes qui supportent ces algorithmes? merci.
    Super Video.

    1. Avatar de Stéphane
      Stéphane

      Non

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