Disparition d’Edward O. Wilson, pionnier de la sociobiologie

C’est un vrai petit morceau d’histoire de la biologie, et peut-être même des sciences, qui s’est éteint le 26 décembre dernier entre la bûche et le champagne.

Edward O. Wilson était l’auteur de nombreux travaux sur les fourmis, un grand défenseur de l’environnement, un contributeur important à l’écologie scientifique, mais je pense que l’Histoire retiendra surtout son rôle central dans cette grande bataille politico-scientifique du XXe siècle, la « guerre de la sociobiologie » comme on l’a appelée. Pour avoir été un des premiers à revendiquer vouloir se servir de la théorie de l’évolution pour comprendre le comportement humain (Sociobiology, 1975), il s’en est pris plein la gueule pour le dire poliment, et a essuyé les plâtres pour de nombreuses générations de scientifiques qui passeraient après lui. Pour vous donner une idée de l’ambiance dans les années 70, voilà le récit donné par Segerstrale (2000) du meeting de l’AAAS en 1978, le « premier symposium dans lequel des critiques et défenseurs de la sociobiologie se sont réunis pour parler responsablement » :

« Ce qu’il se passe ensuite est une surprise totale. Gould, parmi d’autres, avait déjà parlé, et Wilson était un des derniers intervenants. Juste au moment où Wilson démarre, une dizaine de personnes se presse vers la scène en criant des épithètes et en chantant : « Wilson raciste, te cache pas, on t’accuse de génocide ». Alors que certains prennent le micro et dénoncent la sociobiologie, une poignée se presse derrière Wilson (toujours assis à sa place) et lui verse une carafe d’eau glacée sur la tête, en criant : « Wilson, you are all wet! » [jeu de mots en anglais]. Puis ils disparaissent rapidement. Une grande agitation s’ensuit mais les choses finissent par se calmer et l’organisateur de la session s’excuse au micro pour l’incident. Le public fait une standing ovation à Wilson. À présent Gould [ndt: adversaire scientifique de Wilson] prend la parole au micro pour dire que ce type d’activisme n’est pas la bonne manière de combattre la sociobiologie – il a ici une citation de Lénine toute trouvée, « Le radicalisme, maladie infantile du socialisme ». Pour sa gestion courageuse de la situation, Gould obtient aussi une standing ovation (le public ne sait pas trop comment réagir à tout ça mais applaudir paraît approprié d’une certaine façon). Wilson – toujours mouillé – donne sa présentation, malgré le choc de son attaque physique. Il explique ses propres motivations non-politiques pour avoir écrit Sociobiology et détaille différentes études qui supportent l’idée d’une base génétique du comportement humain. Après toute cette action, sa présentation délivrée calmement a quelque chose de décevant. »

Le contexte de ces travaux effectués peu après la guerre aide évidemment à comprendre les réactions du grand public. Mais Wilson a également eu la malchance d’être tombé sur des adversaires universitaires qui n’ont eu de cesse de mélanger science et politique. Ses collègues de Harvard, Stephen Jay Gould et Richard Lewontin en particulier, n’allaient pas le lâcher pendant plusieurs années, allant jusqu’à écrire aux journaux que la sociobiologie était à connecter aux théories ayant servi de base aux lois anti-immigration, campagnes de stérilisation et « politiques eugénistes ayant conduit à l’établissement des chambres à gaz dans l’Allemagne nazie » (Allen, 1975). Rien que ça. En plus des attaques physiques, une petite couche d’attaques morales donc, et qui plus est par des collègues travaillant à l’étage du dessous. (Ironiquement, c’est Wilson lui-même qui avait fait venir Lewontin à Harvard, cherchant son aide pour donner des bases plus rigoureuses à la biologie du comportement. Sachant Lewontin très « impliqué politiquement », il avait même pris soin de téléphoner à l’université de Chicago pour s’assurer que son collègue serait capable de séparer le politique du scientifique. Se rappelant de cet épisode quelques années plus tard, il déclarera en se marrant : « Je me suis bien fait avoir ! »).

J’ai du mal à savoir si on a réellement progressé sur les attaques morales injustifiées – et donc inacceptables – depuis les années 70. Scientific American ose publier quelques jours après la mort de Wilson un article suggérant qu’il était raciste, sans apporter le moindre début de preuve (https://www.scientificamerican.com/article/the-complicated-legacy-of-e-o-wilson/). C’est un article malheureusement typique de certaines pensées à la mode pour qui gène + comportement humain = forcément racisme, et peut-être même gène = racisme tout court, puisque Mendel et ses petits pois sont aussi annoncés comme problématiques (ainsi que la loi normale, va savoir). Wilson a dit un jour qu’« il n’y avait pas de pire moment que les années 1970 pour l’inauguration de la sociobiologie humaine », pas sûr qu’il ait vu juste sur ce point.

Mais en-dehors de ces cercles intellectuels particuliers, l’héritage de Wilson est énorme, et c’est peut-être son plus bel hommage. La sociobiologie n’est pas morte du tout contrairement à ce que croient certains (voir par exemple « The triumph of sociobiology », Alcock 2003), ses principes fondamentaux sont repris dans toutes les disciplines voisines (écologie comportementale, psychologie évolutionnaire, éthologie…), le livre Sociobiology de 1975 est élu « livre le plus important de tous les temps sur le comportement animal » par les éthologues en 1989, et si les critiques des années 70 n’ont jamais été convaincues, quand on voit toutes les avancées empiriques qu’a permises la sociobiologie, « on se demande bien ce qu’il aurait fallu comme preuves pour que ces critiques acceptent qu’elles s’étaient trompées » (Quinsey, 2002).

Wilson, grand timide, déclarait juste après avoir fini d’écrire un bouquin sur les gènes, l’esprit et la culture, qu’il avait hâte de retourner à ses études sur les fourmis, et que l’endroit où il se sentait le plus heureux était à l’orée de la forêt tropicale – seul. L’autre facette du personnage était le Wilson ambitieux, voulant réunir sciences sociales et sciences naturelles autour d’un projet scientifique commun (détaillé dans Consilience 1998, mais déjà évoqué en 1971 dans The insect societies), et n’hésitant pas à se plonger dans des champs de savoir en friche pour leur donner structure et théorie, comme il l’a fait avec la biogéographie et dans une certaine mesure le comportement humain.

Wilson s’est attiré les foudres de pas mal de ses collègues ces dernières années en rejetant de façon tout à fait surprenante une des théories les plus utiles que l’on ait pour comprendre l’altruisme dans le monde vivant, la théorie de la fitness inclusive. Je suppose que cela pourrait pousser plus d’un chercheur à retenir ses hommages, mais n’oublions pas tout ce qu’il a fait avant et ce qu’il a enduré pour ça. Merci Wilson.

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