C’est un des papiers scientifiques récents préférés de Johnatan Haidt, un des psychologues sociaux les plus importants du moment. De son aveu, « Il résout l’une des plus importantes et tenaces énigmes en psychologie ». Steven Pinker, autre pointure en psychologie cognitive, le désigne comme « original et provocateur, aux résultats très probables, et certainement d’importance pour la vie de tous les jours, tant pour le discours politique que pour l’éducation […] ».
Quelle énigme aurait été résolue ? Celle que l’on a abordé dans les trois derniers billets (ici, là et encore là): pourquoi nous sommes tellement bons pour raisonner dans certaines situations, mais tellement mauvais dans d’autres ! Depuis les grecs et Descartes, on pensait que raisonner permettait d’améliorer le savoir, rechercher la vérité, améliorer ses capacités cognitives. Oui mais voilà, cette fonction supposée du raisonnement est difficilement réconciliable avec les données présentées dans les trois billets précédant : dans un paquet de situations, le raisonnement n’est pas utilisé pour rechercher la vérité mais plutôt pour justifier ses propres opinions ! Alors, à quoi sert le raisonnement ? Pourquoi passerions-nous tant de temps et utiliserions-nous tant d’énergie pour effectuer une activité qui ne donne même pas des résultats fiables en terme de recherche de la vérité ?
Convaincre les autres, et évaluer les arguments des autres
C’est ici qu’intervient notre papier « révolutionnaire », publié en 2011 par Mercier et Sperber, qui font une revue de la littérature de tous les biais évoqués dans les billets précédents. Ils proposent une nouvelle hypothèse sur la fonction première du raisonnement qui permettrait d’expliquer tous ces biais : le raisonnement ne servirait pas à améliorer le savoir et prendre de meilleures décisions, mais à convaincre vos interlocuteurs dans un débat, et débusquer les interlocuteurs qui chercheraient à vous tromper ! Le raisonnement aurait donc une fonction première « argumentative », d’où le nom de cette théorie « argumentative » du raisonnement. Il est important de noter que dans cette théorie, le raisonnement a un rôle à jouer dans la production d’arguments mais également leur évaluation : le raisonnement ne sert pas qu’à produire des arguments susceptibles de convaincre vos interlocuteurs, il est aussi bon dans l’autre sens, c’est à dire pour évaluer les arguments de vos interlocuteurs et trouver des failles dans leurs raisonnements.
Et cette fonction permettrait de résoudre un problème évolutionnaire de taille pour l’espèce humaine : le problème de la fiabilité de la communication. Une des caractéristiques de l’espèce humaine qui ne vous aura pas échappé, c’est qu’elle communique beaucoup, notamment grâce à un langage inégalé dans le monde animal. On ne s’en rend pas forcément compte mais nous sommes des êtres sociaux extrêmement dépendants de la communication, et cela pose un problème : comment faire le tri des bonnes et mauvaises informations que l’on nous communique ? Comment savoir si ce que vous dit un interlocuteur est vrai ? Le raisonnement, tout « simplement ». En plus de nous permettre de produire des arguments convaincants, le raisonnement nous permet d’évaluer les arguments des autres pour savoir si l’on devrait accepter leurs conclusions ou non.
Quelles preuves pour supporter cette hypothèse ?
Tous les biais de raisonnement évoqués dans les articles précédents pardi !
– dans l’article sur le biais de confirmation, nous avons vu que les gens ont souvent tendance à chercher des arguments qui tendent à justifier leurs opinions et ne cherchent pas à être impartial. C’est exactement ce que l’on attendrait si la fonction du raisonnement était argumentative ! C’est là que cette théorie montre toute sa force : les biais de confirmation ne sont plus expliqués comme des « erreurs de raisonnement » mais bien au contraire comme des raisons d’être du raisonnement ! On peut dire que la théorie argumentative est « positive », car elle arrête de voir les biais de raisonnement comme des dysfonctionnements. Comme le posent Mercier et Sperber,
« Le raisonnement humain n’est pas un mécanisme général profondément malfonctionnel ; c’est un appareil remarquablement spécialisé et efficace adapté à un certain type d’interactions sociales et cognitives dans lesquelles il excelle. »
De plus, le biais de confirmation s’exprime surtout quand nous produisons des arguments et pas quand on évalue ceux des autres. C’est à nouveau une caractéristique en faveur de la théorie argumentative : si la fonction du raisonnement est non seulement de convaincre les autres mais aussi de remarquer quand ils sont en train de nous raconter n’importe quoi, il est tout à fait normal de retrouver cette asymétrie dans les biais de confirmation.
– dans l’article sur le raisonnement motivé, nous avons vu que nous étions en constante recherche de justifications des opinions et croyances qui nous tiennent à coeur, et cela même (voire surtout) de façon proactive (c’est à dire en anticipation de situations où nos opinions devront être défendues). Le raisonnement motivé peut donc être interprété comme une préparation au débat : si de bonnes raisons sont trouvées pour justifier nos croyances, alors le débat peut commencer. Par contre, si le raisonnement motivé ne donne pas de résultats, et si aucun bon argument n’est trouvé, alors peut-être vaudrait-il mieux changer d’opinion.
– dans l’article sur le choix basé sur des raisons, nous avons vu que raisonner n’aide pas vraiment à prendre les bonnes décisions, contrairement à ce que les théories classiques prédisent. Les théories classiques prédisent que le raisonnement sert à peser le pour et le contre avant de prendre une décision, tandis que la théorie argumentative postule que les décisions sont majoritairement prises intuitivement, et que le raisonnement ne sert qu’à justifier pourquoi telle ou telle décision a été prise. Nous avons vu de nombreux exemples de ces prises de décisions basées sur la facilité de justification dans le dernier billet. De façon plus générale, de nombreuses expériences ont montré que raisonner n’aide pas à prendre de bonnes décisions. Ces expériences comparent l’attitude de gens auxquels il est demandé de justifier leurs choix à l’attitude de gens auxquels aucune justification n’est demandée. Ces expériences montrent, pêle-mêle, que devoir fournir des raisons pour ses choix :
- amène à choisir des objets dont on est moins satisfait par la suite
- amène à choisir des objets moins appréciés par les experts
- diminue la performance dans la prédiction du résultat de matchs de basket
- diminue la compréhension du comportement d’autrui
Pourquoi pourquoi pourquoi ?
La théorie argumentative du raisonnement n’est pas la seule en psychologie permettant d’expliquer tous ces résultats. Mais contrairement à d’autres théories, elle est unificatrice, car elle permet d’expliquer TOUS ces résultats à la fois alors que les autres théories se contentent d’expliquer certains résultats seulement, nécessitant de multiples théories pour tout expliquer. De plus, la théorie argumentative permet de répondre aux questions « Pourquoi ? », « Pourquoi les humains possèdent un biais de confirmation ? », « pourquoi font-ils du raisonnement motivé ? », « pourquoi basent-ils leurs décisions sur la justification la plus facile ? ». La théorie argumentative du raisonnement, parce qu’elle est basée sur une pensée évolutionnaire, est la seule qui permette de proposer une réponse à ces questions.
Cela ne veut pas dire non plus que le raisonnement aujourd’hui ne sert qu’à argumenter. S’il avait réellement évolué en premier lieu pour des raisons argumentatives, il pourrait très bien être utilisé maintenant pour d’autres fonctions. Cependant, comme nous l’avons vu, il conserve toujours sa « marque de fabrique argumentative » : ses biais de raisonnements.
Et je laisserai conclure Mercier et Sperber, que j’ai déjà trop paraphrasés au cours des trois derniers billets (si ces billets sur le raisonnement vous ont plu, n’hésitez pas à aller lire leur article, vous y trouverez plein d’autres exemples de biais croustillants !) :
« Parvenus à ce point, certains pourraient faire remarquer que, malgré tout, le raisonnement est responsable de certaines des plus belles réalisations de la pensée humaine dans le domaine épistémique et moral. C’est on ne peut plus vrai, mais ces réalisations sont toutes collectives et le résultat d’interactions sur plusieurs générations (sur l’importance des interactions sociales sur la créativité, créativité scientifique incluse, voir Csikszentmihalyi & Sawyer 1995; Dunbar 1997; John-Steiner 2000; Okada & Simon 1997). L’entreprise scientifique toute entière a toujours été structurée autour de groupes, de l’académie de Lincei au Grand Collisionneur de Hadrons (LHC). Dans le domaine moral, des réalisations telles que l’abolition de l’esclavage sont le résultat de débats publiques intenses. Nous avons fait remarquer que, dans des contextes sociaux, les biais de raisonnement peuvent devenir une force positive et contribuer à une sorte de division du travail cognitif. Néanmoins, pour exceller dans de tels groupes, il peut être nécessaire d’anticiper la façon dont ses propres arguments seront évalués par les autres et d’ajuster ces arguments de manière appropriée. Faire preuve d’une capacité à anticiper les objections des autres pourrait être une capacité acquise culturellement, comme au temps des disputationes moyenâgeuses (voir Novaes 2005). En anticipant les objections, on pourrait même être capable de reconnaître les failles dans ses propres hypothèses et les réviser dans la foulée. Nous avons suggéré que ce comportement dépendait d’une capacité acquise dans la douleur à exercer un contrôle toujours limité sur ses propres biais. Même parmi les scientifiques, cette capacité serait rare, mais ceux qui la possèdent pourrait avoir une influence énorme sur le développement des idées scientifiques. Ce serait une erreur, néanmoins, de traiter ces incroyables et presques effrayantes contributions comme des exemples paradigmatiques du raisonnement humain. Dans la plupart des discussions, plutôt que de chercher les failles dans nos propres arguments, il est plus aisé de laisser la personne en face les trouver et d’ajuster ensuite, si besoin, nos arguments. »
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