Je suis d’humeur généreuse aujourd’hui : c’est ma tournée de chocolats ! Je vous donne le choix entre un chocolat en forme de coeur, et un chocolat en forme de… cafard ! Mais attention, le chocolat-coeur pèse 10 g et a une valeur de 50 centimes, tandis que le chocolat-cafard pèse 40 g et a une valeur de 2 €. J’attends, choisissez… Chocolat-coeur, chocolat-cafard ?
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Il y a évidemment une tension ici entre l’aspect rebutant d’un cafard, qui nous pousse à choisir le chocolat-coeur, et l’aspect poids du chocolat, qui nous pousse à choisir le chocolat-cafard. Cette expérience effectuée sur suffisamment de sujets montre que 68 % des sujets choisissent le chocolat-cafard, alors même que 54 % d’entre eux pensent apprécier plus celui en forme de coeur. L’interprétation de cette expérience, c’est que les gens prennent une décision sur la base de la facilité à justifier cette décision : plus la décision est facile à justifier, plus elle a de chances d’être prise. Dans notre exemple le dégoût du cafard, irrationnel puisque l’on est en présence que d’un chocolat et pas d’un vrai cafard, est difficile à justifier, en particulier quand on connaît le prix et le poids du chocolat-cafard.
Cette expérience illustre ce que des économistes et psychologues des années 80 ont intitulé le « choix basé sur des raisons » (« reason-based choice« ), qui postule que les gens prennent souvent non pas les décisions qui sont les meilleures pour eux, mais celles qui sont le plus facilement justifiables et ont le moins de chances d’être critiquées.
Cheap binouze ou grande cuvée ?
Un autre exemple sympa… Il est vendredi soir, vous êtes au supermarché en train de choisir un pack de bières pour la soirée pizza-foot qui va suivre. Vous hésitez entre la BeurkBier, bière pas chère mais au goût si contestable, et la LuxBeer, de bien meilleure qualité mais beaucoup plus chère. Au final, la qualité et le prix des deux bières se compensent parfaitement, si bien que vous êtes indifférents entre les deux et choisissez à pile ou face quelle bière vous allez prendre. Vous revenez le lendemain soir, samedi, choisir un pack pour écouter le dernier Podcast Science, mais vous vous apercevez qu’aujourd’hui votre supermarché propose une troisième bière, la SuperLuxBeer, qui est de la même qualité que la LuxBeer mais encore plus chère ! Cette fois-ci, vous n’avez plus besoin de choisir à pile ou face, vous avez beaucoup plus envie de choisir la LuxBeer ! Même qualité que la SuperLuxBeer mais moins chère, quelle bonne affaire !
Ce scénario testé en laboratoire de façon rigoureuse montre qu’effectivement, les gens choisissent beaucoup plus facilement la LuxBeer le samedi soir. Et pourtant, elle n’est en soi pas préférée à à la Smurgsbier, comme en atteste le choix effectué le vendredi soir. Une fois de plus, les gens favorisent le choix qui est le plus facilement justifiable : une bière de même qualité qu’une autre mais moins chère. Cet effet de « comparaison » est connu sous le nom d’effet d’attraction en psychologie.
Le choix basé sur des raisons permet d’expliquer bien d’autres résultats supposés « irrationnels » en économie.
Violation du principe de la chaussure
Euh non pardon, de la chose sure. Le principe de la chose sure nous dit que si le serveur au restaurant vous propose du poisson ou du poulet ou du steak, que vous hésitez entre poisson et poulet et que vous choisissez le poulet, il est irrationnel, si le serveur vous annonce ensuite qu’il n’y a plus de steak, de changer votre choix et opter pour le poisson. Rien de très surprenant à ça n’est-ce pas ? Et pourtant, il nous arrive de violer ce principe ! Imaginons que vous veniez de jouer à un jeu vous permettant de gagner 200 € avec une chance sur deux et de perdre 100 € avec une chance sur deux. Puis, en fonction de la condition de l’expérience, vous obtiendrez une des trois informations suivantes :
– soit vous apprenez que vous avez gagné les 200 €
– soit vous apprenez que vous avez perdu les 100 €
– soit vous ne savez pas si vous avez gagné ou perdu
La question qu’on vous pose ensuite est : souhaitez-vous jouer une deuxième fois au même jeu ?
Résultats :
La majorité des sujets à qui on annonce qu’ils ont gagné décide de rejouer, « parce qu’ils peuvent maintenant se permettre de perdre 100 € ».
La majorité des sujets à qui on annonce qu’ils ont perdu décide aussi de rejouer, « parce qu’il faut essayer de compenser cette perte de 100 € ».
Les deux explications nous paraissent satisfaisantes ou déjà entendues dans la vie de tous les jours mais on pourrait avancer qu’elles sont incompatibles : si on peut se permettre de perdre 100 € dans un cas alors il n’y a pas de raison d’essayer de les compenser quand on les perd dans un autre cas. Mais plus surprenant encore, les sujets qui ne savent pas s’ils ont gagné ou perdu décident de ne pas rejouer. Parce qu’ils ont maintenant connaissance de l’incompatibilité de ces deux explications, ils ne trouvent pas d’explication satisfaisante pour se permettre de rejouer. Par conséquent, ces sujets ne rejouent pas, alors qu’ils l’auraient fait quel qu’aurait été l’issue du premier jeu s’ils l’avaient connu ! C’est une violation du principe de la chose sure.
Sunk-Cost Fallacy
La sunk-cost fallacy (« erreur des coûts perdus ? »): ça vous est déjà arrivé de faire la queue dans une file d’attente interminable ? Vous attendez une heure, deux heures… Au bout d’un moment, vous en avez marre, vous trouvez que vous perdez votre temps et vous avez envie de partir, mais non, vous restez quand même ! « Pas question d’avoir attendu tout ce temps pour rien ». Et pourtant, c’est irrationnel ! Les coûts passés ne devraient pas déterminer vos choix de comportements futurs : l’important c’est de déterminer les coûts que vous allez encore avoir à subir dans le futur, et s’ils sont trop importants, passez votre chemin ! La sunk-cost fallacy a été avancée pour expliquer l’acharnement des gouvernements français et britanniques à vouloir financer le Concorde alors qu’ils savaient très bien qu’il n’amènerait jamais aucun profit. Bien qu’irrationnel, ce choix a été fait car un tel gâchis d’efforts et d’argent pour développer le Concorde jusqu’à présent était difficilement justifiable !
Effets de cadre
Les effets de cadre désignent un changement d’avis juste en fonction de la façon dont un problème est présenté (voir cet article pour un rattrapage plus en profondeur). Il se pourrait que le changement d’avis se fasse car la modification du cadre rend certaines justifications plus ou moins accessibles.
Inversion des préférences
Sur une échelle de 1 à 10, à quel point aimeriez-vous posséder un dictionnaire de musique neuf possédant 10 000 entrées ? 7 ? Moi aussi. Et sur la même échelle, à quel point aimeriez-vous posséder un dictionnaire de musique de 20 000 entrées avec une couverture déchirée ? 5 ? Moi aussi. Oui mais voilà, si on vous avait demandé de choisir directement entre les deux articles, en vous les présentant simultanément, il y a des chances pour que vous auriez pris le dictionnaire de 20 000 entrées avec la couverture déchirée, celui que vous aimez pourtant le moins en absolu ! Une fois de plus, préférer le gros dictionnaire au petit est plus facile à justifier : il contient plus d’entrées, ce qui est tout de même plus important qu’une simple couverture déchirée. Mais bien sûr, cette justification du gros dictionnaire ne peut se faire que si l’on peut comparer avec un petit dictionnaire à côté.
Il existe une foule d’expériences similaires illustrant le fait que les choix des gens semblent être irrationnels et souvent simplement basés sur la facilité à justifier ces choix. Notons cependant qu’il est beaucoup plus facile de publier des résultats montrant que le raisonnement mène à des erreurs que des résultats montrant l’inverse : du coup, l’étendue de l’irrationalité humaine est à relativiser. Dans la plupart des cas d’ailleurs, les meilleures décisions seront probablement celles qui sont les plus faciles à justifier. Mais, comme nous venons de le voir, dans les cas où une décision facilement justifiable n’est PAS la meilleure décision, le raisonnement nous poussera tout de même à choisir cette décision !
Que conclure de ce tableau très mitigé du raisonnement que nous avons dressé dans ce billet et les deux derniers (ici et là) ? Le prochain billet terminera cette quadrilogie sur le raisonnement en essayant de donner du sens à tous ces biais évoqués, en ajoutant une pincée de pensée évolutionnaire, et en présentant les résultats d’un papier comptant parmi ceux qui m’ont le plus marqué dernièrement ! Comme disent nos amis austro-hongrois, Stay tuned !
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