Oui au langage finaliste ! (sur Homo Fabulus)

Voilà un truc qu’on me dit parfois en commentaire. « Homo Fabulus, pourquoi tu utilises
parfois du langage finaliste dans tes vidéos ? Pourquoi tu dis que la morale a évolué *pour*
rembourser des coûts d’opportunité, ou qu’elle *sert* à rembourser des coûts d’opportunité ?
Est-ce juste un abus de langage ? Si oui ne crois-tu pas qu’en tant que vulgarisateur tu dois
faire très attention à ce que tu dis ? Si non ne serais-tu pas un gros imposteur ? ». Haaa mes
abonnés vous ne me laissez rien passer, mais vous avez raison d’être exigeants avec les personnes
qui vous racontent des trucs sur Youtube, et c’est pourquoi aujourd’hui je vous propose une
petite mise au point sur la question du langage finaliste, qu’on retrouve aussi sous le nom de
langage téléologique, qui veut dire la même chose mais en se la pétant un petit peu plus.

Clarifions d’abord un peu ce concept de finalisme. Le finalisme en biologie, ça peut vouloir
dire plusieurs choses. Au sens le plus large, c’est l’idée qu’il existerait une fin, un objectif dans
l’univers, et que les êtres vivants tendraient vers cet objectif.

Certains auteurs postulent que cet objectif est imposé aux êtres vivants par une force extérieure,
qui est très souvent Dieu. C’est une position assez proche de celle défendue par
Platon [1], et aussi assez proche de celle des défenseurs du dessein intelligent aujourd’hui. Ces
personnes nous font remarquer que la complexité du vivant, ou la « belle organisation » du
vivant ne peut pas être due au hasard, à des processus non dirigés. Elle ne peut être due qu’à un
créateur qui impose ses objectifs. C’est l’argument créationniste classique avancé par William
Paley dès 1802 [2]. D’après Paley, si en vous promenant dans la nature vous tombez sur une
montre, et que vous vous ébahissez devant sa complexité et l’arrangement précis de ses parties
qui semblent toutes être disposées dans le but bien précis de donner l’heure, l’hypothèse la plus
probable pour expliquer cette organisation est l’existence d’un créateur qui avait pour but de
créer un objet qui donne l’heure. Selon ces auteurs, il en est de même avec la complexité et la
fonctionnalité qu’on observe dans le vivant, comme la complexité d’un oeil. La complexité d’un
oeil ne pourrait que s’expliquer par l’existence d’un Créateur. Ce n’est pas un argument bête
du tout, attention, ne vous moquez pas. Perso si j’avais vécu à l’époque de Paley je suis sûr que
cet argument m’aurait séduit. Darwin aussi dans son autobiographie disait que dans sa jeunesse
il avait été très impressionné par la thèse de Paley, et que sa lecture lui avait donné « autant
de plaisir que celle d’Euclide ». Chacun ses références en matière de plaisir. Mais l’argument
créationniste n’est pas bête du tout, c’est simplement qu’après l’identification du mécanisme
de sélection naturelle par Darwin l’hypothèse de Paley perd beaucoup de sa crédibilité relative.
On y revient dans un instant.

Donc certains auteurs ont postulé que les êtres vivants avaient des objectifs qui leur étaient
imposés de l’extérieur. D’autres ont postulé que ces objectifs seraient plutôt internes, qu’ils
viendraient de l’intérieur plutôt que d’un Dieu extérieur [3]. Il existerait dans les êtres vivants
une force interne, un principe qui les fait évoluer dans une direction donnée. Ça c’est une idée
qu’on fait plutôt remonter à Aristote, qui a été pas mal débattue au XVIIIe et XIXe siècle,
et que l’on retrouve chez Lamarck par exemple. On appelle généralement « vitalistes » ces
personnes qui postulent des forces et principes internes aux êtres vivants. Aujourd’hui ces idées
ont plus ou moins disparu, même si on les retrouve un peu encore au XXe siècle sous la plume
de Bergson et de son « élan vital » par exemple.

Enfin, certains auteurs, qu’ils soient théistes ou vitalistes, vont plus loin que de dire simplement
d’où viennent les buts que semblent suivre les êtres vivants : ils précisent aussi ce
que seraient ces buts. Plus de complexité, plus d’intelligence, plus de « perfection », sans jamais
toujours définir ce qu’ils entendent par là. Cette vision du vivant conduit généralement
à établir des hiérarchies, comme sur cette image que vous connaissez tous, image doublement
trompeuse puisque non seulement elle semble impliquer que l’humain serait l’étape ultime de
l’évolution, mais qu’elle présente une vision linéaire et non en embranchements de l’évolution.
Mais la hiérarchisation du vivant existe depuis plus longtemps que les services d’impression sur
Tshirt, on la fait remonter à Aristote, et on la retrouve tout au long du moyen-âge et de la
Renaissance, comme dans ce dessin de Diego Valades publié en 1579.

De façon générale, comme le dit le biologiste Georges Williams, être finaliste, c’est penser
que les êtres vivants ont des « besoins dans le futur » [4], et que ces besoins ont été ou seront
satisfaits à un moment ou un autre de l’évolution. Le finalisme, c’est en quelque sorte inverser
la temporalité des causes et des effets, c’est dire que les causes de l’organisation présente du
vivant se situent dans le futur.

Et le finalisme, et par extension le langage finaliste, c’est pas bien. D’abord c’est pas bien
de dire que les effets précèdent les causes, parce que ça ne colle pas bien avec ce que la physique
nous dit du monde. Mais c’est pas bien aussi parce que les concepts finalistes tels que je viens
de vous les décrire sont à l’opposé de ce que nous dit la théorie de l’évolution de notre copain
Charles. Charles nous dit que la « bonne et belle organisation » que l’on observe dans le vivant
peut s’expliquer sans faire appel à un élan vital interne aux êtres vivants. Que cette même belle
et bonne organisation n’implique pas forcément l’existence d’un Créateur tout-puissant, qu’elle
peut tout aussi bien s’expliquer par un processus inconscient. Dans un sens, les défenseurs
du dessein intelligent ont raison de dire que la complexité du vivant ne peut s’expliquer que
par l’existence d’un Créateur, Paley avait raison dans un sens. Mais Darwin nous dit que le
Créateur peut tout aussi bien être un créateur avec un petit c qu’un créateur avec un grand C,
c’est à dire un processus inconscient plutôt qu’un Dieu conscient et intentionnel. C’est là une
des grandes forces de la théorie de Darwin.

Charles nous dit aussi que la notion de hiérarchie dans le vivant ne va pas de soi. Il écrit dans
la marge d’un de ses livres, comme une note à lui-même, « ne jamais utiliser les mots plus élevé
ou plus bas » pour parler de différentes espèces, même s’il n’était pas opposé à l’idée d’établir
des hiérarchies de complexité à l’intérieur d’une même espèce, pour décrire l’augmentation de
complexité d’un organe qui accompagne sa meilleure adaptation à un milieu.
Et enfin et surtout, Charles nous dit que la sélection naturelle ne regarde pas vers le futur,
qu’elle ne fait que récompenser des événements passés. La sélection naturelle ne fait que récompenser
des combinaisons de gènes qui ont obtenu un certain succès dans l’environnement
dans lequel ils étaient plongés. Mais ces gènes ont été créés par mutations aléatoires, et recombinés
entre eux aléatoirement également. La sélection naturelle est un processus aveugle,
basé sur le hasard, qui récompense le succès passé, à l’opposé du finalisme qui suppose que tout
advient pour une bonne raison située dans le futur. La sélection naturelle remet les causes et
les conséquences dans le bon ordre. Les êtres vivants sont tels qu’ils sont non pas parce qu’ils
tendent vers un but situé dans le futur, mais parce que leurs ancêtres ont mieux survécu *dans
le passé*.

La sélection naturelle n’a pas de grand plan pour les êtres vivants, elle s’en tape des êtres
vivants. Comme l’érosion s’en tape de savoir si les montagnes qu’elle façonne finiront par ressembler
à un cirque dolomitique ou aux gorges du Tarn, la sélection naturelle s’en tape de savoir si
elle est en train de créer des êtres superintelligents ou complètement débiles. L’important est
que ces êtres vivants soient adaptés à leur milieu et en particulier plus adaptés que les autres
êtres vivants qui y étaient jusqu’ici.

Bref, la théorie de Darwin permet précisément d’expliquer le vivant en se passant de
l’existence d’une fin, d’un but ultime vers lequel l’évolution tendrait inexorablement.
Et pourtant, sur Homo Fabulus, vous m’avez déjà entendu dire des trucs comme « si un
truc dans notre cerveau avait évolué dans le « but » entre guillemets de nous aider à nous faire
choisir comme partenaire » [extrait de « à quoi sert la morale »] ou « Ce contrat a pu être signé
pour nous par la sélection naturelle » [extrait de coûts d’opportunités]. Alors qu’est-ce que j’ai
à dire pour ma défense ?

Plusieurs choses, et pour vous les présenter j’ai besoin de pousser plus loin notre analyse du
concept de finalisme. Il existe d’autres sortes de finalisme que le finalisme théiste ou vitaliste
dont nous avons parlé. Commençons avec le finalisme qui remplace Dieu par la sélection
naturelle.

Le finalisme de la sélection naturelle

D’abord est-ce mal de dire que la sélection naturelle « façonne » le vivant ? Si vous dites
juste ça, pas du tout. Si vous dites juste ça, vous ne prêtez pas d’intentions à la sélection
naturelle. La sélection naturelle est réellement un processus qui façonne la matière. De la
même manière qu’on ne voit pas de problème à dire que « l’érosion façonne les montagnes »,
et qu’on ne prête pas d’intentions à l’érosion en disant ça, il n’y a aucun mal à dire que « la
sélection naturelle façonne les êtres vivants ».

Et ce n’est pas qu’un abus de langage qu’on peut faire à l’oral. Il n’est pas rare de retrouver
l’expression « la sélection naturelle a façonné » à l’écrit dans les articles scientifiques. Si je
fais une rapide recherche dans mon logiciel de biblio, j’obtiens plusieurs résultats pour cette
expression, tiens ça par exemple c’est un article sur l’évolution de la vision en couleurs chez
les primates, et vous retrouvez du langage que certains qualifieraient de « finaliste » dans le
résumé. Mais l’important est d’avoir en tête que la sélection naturelle ne fait pas évoluer le
vivant comme un peintre fait évoluer sa toile, avec une certaine idée en tête. La sélection
naturelle n’a pas d’idée en tête. Un peu comme vous, mes abonnés.

Le finalisme agentiel (métaphorique) de la sélection naturelle

Il y a certains chercheurs qui pensent que dire que la sélection naturelle a des idées en tête
est acceptable tant que l’on sait que l’on dit ça dans un sens métaphorique. On ne parle plus
vraiment de finalisme dans ce cas-là, on parle plutôt de pensée « agentielle » [5], c’est à dire
qu’on traite la sélection naturelle comme un agent qui aurait des buts et des stratégies. En
particulier, la sélection naturelle aurait comme « idée en tête », ou comme « but » de maximiser
ce qu’on appelle la fitness, ou valeur sélective, ou valeur adaptative des individus – grosso modo
le nombre de descendants laissés à la génération suivante. On retrouve cette idée dès Darwin
en 1859 :

« On peut dire, par métaphore, que la sélection naturelle recherche, à chaque instant et
dans le monde entier, les variations les plus légères ; elle repousse celles qui sont nuisibles, elle
conserve et accumule celles qui sont utiles ; elle travaille en silence, insensiblement, partout et
toujours, dès que l’occasion s’en présente, pour améliorer tous les êtres organisés relativement
à leurs conditions d’existence organiques et inorganiques. »

Darwin précise bien que c’est une métaphore. Il précise aussi que si on commence à critiquer
cette métaphore, on peut aussi dans ce cas critiquer le mot « sélection » dans l’expression «
sélection naturelle » [6] :

« D’autres ont prétendu que le terme sélection implique un choix conscient de la part des
animaux qui se modifient, et on a même argué que, les plantes n’ayant aucune volonté, la
sélection naturelle ne leur est pas applicable. Dans le sens littéral du mot, il n’est pas douteux
que le terme sélection naturelle ne soit un terme erroné ; mais, qui donc a jamais critiqué les
chimistes, parce qu’ils se servent du terme affinité élective en parlant des différents éléments
? Cependant, on ne peut pas dire, à strictement parler, que l’acide choisisse la base avec
laquelle il se combine de préférence. On a dit que je parle de la sélection naturelle comme d’une
puissance active ou divine ; mais qui donc critique un auteur lorsqu’il parle de l’attraction ou
de la gravitation, comme régissant les mouvements des planètes ? »

Attribuer des intentions métaphoriques à la sélection naturelle se fait encore aujourd’hui,
c’est une position défendue notamment par le philosophe Daniel Dennett [7]. Même si ces
évolutionnistes précisent que cela reste une métaphore, d’autres disent que cette métaphore ne
devrait pas du tout être utilisée, parce que dans certains cas la sélection naturelle ne maximise
pas, elle aboutit à des situations non optimisées. Certains disent même que c’est « une des
idées reçues sur l’évolution les plus répandues » que de considérer qu’il existe une quantité que
la sélection naturelle maximise [8].

Le finalisme des individus.

L’agentivité peut aussi être attribuée aux êtres vivants eux-mêmes plutôt qu’au processus
de sélection naturelle. Quand on regarde les êtres vivants autour de nous, on se rend compte
qu’ils ont l’air obnubilés par des buts, et ce à chaque seconde de leur vie. L’antilope s’enfuit à
toutes pattes pour échapper à un prédateur. Les oiseaux migrateurs migrent pour échapper à
l’hiver. Les tortues sortent de l’eau pour pondre leurs oeufs sur la plage. Homo Fabulus fait
des blagues sur les géologues pour… ha non ça c’est complètement gratuit.
Beaucoup de biologistes font donc comme le grand public et n’hésitent pas à traiter les
organismes comme des agents, et à leur prêter des intentions, des intérêts, des stratégies.
Certains auteurs, qu’on pourrait appeler « mécanistes extrêmes », ont par le passé refusé de
faire cela. Ils disaient qu’il fallait se passer complètement de termes qui font référence à un but
pour décrire le vivant [9]. Plutôt que de dire, « les tortues sortent de l’eau pour pondre leurs
oeufs », on devrait dire « les tortues sortent de l’eau et pondent leurs oeufs ».
Mais cette idée n’est plus vraiment en vogue aujourd’hui. Car dire « les tortues sortent de
l’eau et pondent leurs oeufs » n’est pas équivalent à dire « les tortues sortent de l’eau *pour*
pondre leurs oeufs ». On perd de l’information au passage. On perd l’information que les
tortues sont sous-tendues par des programmes génétiques, physiologiques ou psychologiques
qui les poussent à aller pondre leurs oeufs. Tout comme les oiseaux migrateurs sont influencés
par des programmes dont le but est précisément de les aider à passer la saison hivernale.
Tout comme je suis influencé par des programmes qui me poussent à faire des blagues sur les
géologues.

Ce n’est pas un abus de langage que d’utiliser le terme « but » dans toutes ces phrases.
Les oies sauvages ont bien le but d’aller vers les pays chauds, dans ce sens qu’un programme
les y pousse, dans le sens que si vous prenez une oie sauvage et que vous la placez plusieurs
fois dans les mêmes conditions (à l’automne), elle devrait adopter le même comportement ;
dans le sens que ce comportement a une fin précise après laquelle il cessera (l’arrivée dans les
pays chauds) ; dans le sens que la recherche de ce but sera généralement robuste à des petites
perturbations. Comme le disait Jacques Monod, les êtres vivants sont des « objets doués d’un
projet », projet qu’il est indispensable de reconnaître avec un certain vocabulaire [10].
D’un autre côté, les biologistes n’ont pas envie qu’on les accuse de retomber dans le piège
vitaliste ou théiste des siècles précédents. Du coup, ils ont créé un nouveau mot pour parler de
ces buts des êtres vivants : le mot « téléonomique » [11]. Si jamais vous vous laissez aller dans
une conversation de fin de soirée à dire que les oies sauvages migrent vers le sud pour échapper
à l’hiver et qu’on vous reproche votre langage téléologique, vous pouvez dire que ce n’est pas
du langage téléologique mais du langage téléonomique, c’est à dire que c’est juste un moyen
de décrire le fait que les oies sauvages sont dirigées par un programme qui a pour but de les
pousser à migrer.

Vous pouvez aussi rajouter que ce but n’est pas une explication en soi. Échapper à l’hiver
n’est pas le fin mot de l’explication du comportement des oies. Ce que le biologiste doit
chercher à expliquer, c’est pourquoi il est important pour ces oiseaux d’échapper à l’hiver. On
se rapporche de la fameuse distinction proximale / distale dont on a déjà beaucoup parlé dans
la série sur la morale, et sur laquelle nous allons maintenant nous attarder à nouveau.
Niveau avancé (sera écrit à l’image mais pas dit) : La distinction proximale / distale peut
devenir très floue dans certaines situations. Par exemple, certains chercheurs ont montré que
l’on pouvait modéliser les êtres vivants comme des agents rationnels qui essaient de maximiser
une fonction d’utilité [12]. C’est à dire que formellement, dans beaucoup de situations un
organisme façonné par la sélection naturelle se comporte comme s’il cherchait consciemment
à maximiser une fonction, une fonction qui serait sa valeur sélective inclusive (mais voir [13]
pour les limites). Ce qui d’ailleurs expliquerait pourquoi les biologistes ont eu tant de succès à
adapter les modèles des économistes au monde vivant. Les économistes se sont depuis longtemps
penchés sur la question du choix rationnel, et ont essayé de modéliser les humains comme des
agents qui essaient de maximiser une fonction d’utilité lorsqu’ils prennent des décisions. Dans
beaucoup de cas, ces modèles sont directement adaptables au monde vivant [14], tout ce que
les biologistes ont à faire est de dire que ce que les êtres vivants maximisent ce n’est pas de
l’utilité monétaire par exemple, mais de la valeur sélective inclusive (i.e., qui inclut les effets
sur la valeur selective d’autres individus apparentés ou du même type).

Le finalisme des adaptations

Il existe une dernière façon très courante d’utiliser du langage finaliste en biologie, c’est
quand on dit des choses comme « le but des poumons c’est de permettre de respirer », « la
fonction de cette danse c’est d’attirer des partenaires sexuels », et même « le cactus a des épines
pour se protéger des prédateurs ». Oui, ce dernier type de langage finaliste n’hésitera pas à
attribuer des buts même à des êtres vivants dénués de système nerveux comme les cactus !
Pourquoi les biologistes peuvent se permettre de dire ça ? Parce que ces buts sont à nouveau
à prendre non pas au sens psychologique de buts conscients, mais au sens de raisons
évolutionnaires qui informent sur la raison pour laquelle les poumons ont évolué, ou la raison
pour laquelle les cactus ont des épines. C’est à dire, la raison pour laquelle ils ont augmenté
les chances de survie ou de reproduction des organismes qui les détenaient. Mais les poumons
et les épines, comme toutes les autres adaptations des êtres vivants, qu’elles soient des organes,
des comportements ou des processus physiologiques, restent apparus sans causes finales
et sans créateur intentionnel. À strictement parler, on ne devrait pas dire « les poumons ont
évolué pour nous permettre de respirer », mais « les poumons sont apparus et ont été conservés
au cours de l’évolution parce qu’ils constituaient un bon moyen d’extraire de l’énergie
de l’environnement et d’augmenter ainsi les chances de survie ou de reproduction ».
Certains philosophes définissent même la fonction d’un objet ou d’un organe comme « la
cause de son existence », la raison pour laquelle cet objet ou cet organe existe [15]. Par exemple,
la fonction d’une agrafeuse, c’est d’agrafer. C’est pas quelque chose de complètement trivial,
parce qu’on peut faire des dizaines de choses différentes avec une agrafeuse, à commencer par
planter des clous. Vous pouvez vous servir d’une agrafeuse comme d’un marteau. Mais on ne
dira pas que c’est sa fonction, parce que ce n’est pas la raison pour laquelle l’agrafeuse existe.

C’est pareil en biologie, quand un biologiste parle de « la fonction d’un organe », ou d’un
comportement, il est à la recherche de la raison pour laquelle cet organe existe. C’est donc très
important pour un biologiste de continuer à utiliser du langage fonctionnaliste, qui est dans les
faits très proche du langage finaliste.

Imaginez que je vous demande de m’expliquer comment fonctionne ce robot. Ce serait
aberrant de le faire sans mentionner que les différentes parties de ce robot ont été créées par
les ingénieurs dans un certain but. Ce serait aberrant de ne pas dire que la fonction de ces
quatres trucs qui lui pendent du corps et qu’on appelle des pattes, c’est de pouvoir se déplacer.
Que c’est pour permettre au robot de se déplacer que les ingénieurs ont créé ces appendices.
C’est pareil en biologie, on a besoin du langage finaliste pour décrire le vivant, mais on sait que
le créateur des adaptations n’est pas un processus conscient et intentionnel mais un processus
aveugle.

Il y aurait encore plein de choses à dire sur le fonctionnalisme en biologie, mais j’essaierai
d’en faire une autre vidéo un jour, après les dizaines d’autres vidéos que je vous ai déjà promises.

Je rejoins en tout cas Guillaume Lecointre qui disait récemment ceci lors d’une conférence [16]
(45’27 ) : « Quand je dis que les yeux sont faits pour voir, est-ce que ça veut dire que, dans
l’évolution du vivant, tout est advenu de manière à ce que les yeux adviennent ? Bien sûr
que non. En biologie ce n’est pas de ce « pour » là dont je parle. Ce n’est pas ce « pour »
prospectif. En biologie on utilise un « pour » rétrospectif. Le « pour » signifie que voir est la
fonction de l’oeil. Si vous préférez une autre phrase, l’oeil sert à voir. Y’a pas de honte à dire
que l’oeil sert à voir si dans ce verbe « servir » vous énoncez la condition de performance qui
fait que les différents yeux au cours du vivant se sont maintenus. »

Encart niveau avancé :À noter enfin que ce finalisme évolutionnaire n’est pas toujours
distinguable du finalisme psychologique des individus dont je vous parlais avant. Quand vous
dites « La tortue sort de l’eau pour pondre », vous pouvez à la fois être en train de parler du
niveau proximal, c’est à dire que la tortue est à ce moment précis guidée par un programme
qui la pousse à faire cela, et à la fois être en train de parler de la raison évolutionnaire pour
laquelle la tortue sort de l’eau, la fonction de se reproduire. Ernst Mayr définissait d’ailleurs le
processus téléonomique comme un processus guidé par un programme, mais tous les processus
biologiques guidés par un programme n’ont pas forcément de fonction évolutionnaire.
Toutes ces façons de concevoir le finalisme en biologie expliquent pourquoi si vous débarquez
dans une conférence de biologistes, vous allez entendre du langage finaliste partout autour de
vous. Parce que tout le monde sait que le langage finaliste est important pour exprimer certaines
idées, et que tout le monde a en tête qu’il n’y a pas de causes finales ou de Créateurs conscients
associés à ce langage.

Contrairement à ce qu’on dit parfois, la question de l’existence de buts dans la nature est
donc beaucoup plus compliquée qu’il n’y paraît. Darwin n’a pas tout résolu. Quels types de
langages téléologiques sont acceptables pour un biologiste et lesquels ne le sont pas ? C’est une
question qui a été très débattue en biologie et philosophie dans la deuxième moitié du XXe
siècle, et qui n’est pas encore du tout résolue aujourd’hui [9].
Et même en dehors de la biologie la question de l’existence de fins dans l’univers n’est pas
triviale. Tenez prenez ce caillou par exemple. Je le lâche. Il tombe. Je le relâche. Il retombe. Je
le relâche. Il retombe. Ne peut-on donc pas dire que la fin de ce caillou est de tomber, d’arriver
au niveau du sol ? Il y a des lois dans l’univers qui gouvernent la façon dont se comporte la
matière et qui semblent imposer des fins aux objets. Et essayez de réfléchir trente secondes en
quoi ces fins des objets sont différentes des causes finales dont on essaie de se passer en biologie,
vous allez voir que ce n’est pas une question facile.

Au final, pour moi ce qu’on qualifie de langage finaliste est généralement du langage «
finalistement ambigu », qui possède la plupart du temps une interprétation correcte. Ce qui
m’amène à dire qu’on peut utiliser du langage finaliste, mais pas avec n’importe qui. La gravité
de l’utilisation du langage « finalistement ambigu » dépendra fortement de celui qui l’entendra,
et de si cette personne saura d’elle-même sélectionner la bonne interprétation de vos propos.
Il nous reste donc à savoir si vous qui avez la patience de m’écouter parler sur Homo Fabulus
êtes n’importe qui. Personnellement, je fais le pari que non, que malgré tous les défauts que
vous pouvez avoir, vous arriverez à sélectionner la bonne interprétation de mes propos quand
j’utiliserai du langage pseudo-finaliste. Parce qu’ Homo Fabulus, c’est de la vulgarisation grand
public, mais qui ne part pas de zéro non plus. Je ne vous ai jamais fait de vidéo pour vous
expliquer la sélection naturelle par exemple, et je ne compte pas en faire. Je préfère supposer
que vous êtes tous au courant de comment ça marche pour pouvoir aller plus loin dans les
détails et vous présenter d’autres idées moins connues.

Le fait que la gravité du langage finaliste dépende de celui qui l’écoute explique aussi
pourquoi je ne recommande pas à tout le monde de faire comme moi. Si cette vidéo s’intitule
« Oui au langage finaliste ! (sur Homo Fabulus) », ce n’est pas par hasard. C’est parce que je
pense que dans d’autres contextes que sur Homo Fabulus il faudra faire beaucoup plus attention
au langage utilisé.

Par exemple, pour un prof d’SVT qui expose ses élèves pour la première fois au concept
de sélection naturelle, la plus belle idée scientifique au monde faut-il le rappeler, je pense que
c’est beaucoup plus important d’essayer de ne pas utiliser de langage finalistement ambigu.

Ceci parce que si vous êtes prof et que vous voyez arriver devant vous des humains qui n’ont
jamais entendu parler de sélection naturelle, ou seulement de façon très vague, dans les médias,
dans la famille, il est fort probable que ces humains arrivent avec en tête l’idée qu’il existe des
causes finales dans la nature. C’est une idée très attractive pour le cerveau humain, pour des
raisons qu’on abordera peut-être un jour. Donc si vous êtes prof, vous devez d’abord essayer
de déconstruire cette idée pour la remplacer par l’idée que la fonctionnalité et la complexité
qu’on observe dans le vivant s’est construite avant tout sur la base de hasard, façonné par une
sélection naturelle inconsciente et qui ne regarde pas vers le futur.
Pour moi qui ai un public qui a normalement déjà été confronté au concept de sélection
naturelle, et pour moi qui ne vulgarise pas le processus de sélection naturelle directement mais
plutôt ses applications, c’est moins important.

En tout cas c’est mon avis. Voilà pourquoi j’ai déjà utilisé du langage « finalistement
ambigu » sur ma chaîne et que je continuerai à le faire, même si j’essaie quand même de
m’en passer quand c’est possible. De plus, le langage « finalistement ambigu » a l’avantage
d’être cognitivement beaucoup plus facile à traiter. Et ça c’est un gros avantage pour la
vulgarisation. Ça me permet d’expliquer les choses beaucoup plus simplement et d’alléger
votre charge cognitive, qui est déjà saturée par la question de savoir ce que vous allez manger
ce soir. Vous imaginez si je devais remplacer chacun de mes « Cet organe a évolué pour X »,
par « La raison qui fait que cet organe a augmenté les chances de survie et de reproduction
de l’organisme qui le porte au cours de l’évolution est l’exécution de la fonction X ». On s’en
sortirait plus.

Au final, comme le langage « finalistement ambigu » n’est pas foncièrement faux, et qu’il
est plus facile à comprendre, je pense qu’une analyse coûts-bénéfices penche en faveur de son
utilisation sur Homo Fabulus.

Mais je comprendrais que vous soyez d’un autre avis. En tout cas, sachez que si votre
oreille a encore du mal à entendre du langage finalistement ambigu, vous vous y habituerez
très vite. Au début vous serez peut-être choqué d’entendre certaines expressions mais très vite
votre cerveau fera la conversion tout seul et sélectionnera la bonne interprétation sans que vous
n’ayez à réfléchir. Comme le disait Charles :
« Chacun sait ce que signifient, ce qu’impliquent ces expressions métaphoriques nécessaires
à la clarté de la discussion. Il est aussi très difficile d’éviter de personnifier le nom nature ;
mais, par nature, j’entends seulement l’action combinée et les résultats complexes d’un grand
nombre de lois naturelles ; et, par lois, la série de faits que nous avons reconnus. Au bout de
quelque temps on se familiarisera avec ces termes et on oubliera ces critiques inutiles. »

Résumons tout ce qu’on vient de dire. Il y a plusieurs façons de concevoir le finalisme en
biologie :

– la première, c’est de dire qu’il existe un Créateur supernaturel ou des forces supernaturelles
dans l’univers qui dictent des objectifs aux êtres vivants
– la deuxième, c’est de dire que ce créateur n’est pas supernaturel mais un processus inconscient,
la sélection naturelle. Certains rajouteront que bien que ce processus soit inconscient, il
est utile de le décrire comme un processus qui a un but, celui de maximiser la valeur sélective
des êtres vivants
– la troisième, c’est de dire que les êtres vivants eux-mêmes peuvent être décrits comme ayant
des buts. Les tortues *veulent* sortir de l’eau, et elles le font *pour* pondre leurs oeufs. Ce
langage serait justifié car les êtres vivants sont en partie dirigés par des programmes génétiques
ou physiologiques robustes.
– la quatrième est d’utiliser du langage finaliste au niveau des adaptations, ces traits qui
sont apparus parce qu’ils ont augmenté la survie ou la reproduction des organismes. Dans ce
cas, le langage finaliste met en valeur la raison pour laquelle ces traits existent, la raison pour
laquelle ils ont augmenté les chances de survie et reproduction.

De façon générale, je pense qu’on peut dire que le premier finalisme, le finalisme du créateur
supernaturel, qu’il soit théiste ou vitaliste, n’a plus cours aujourd’hui. Au-delà de ça, vous
trouverez un peu de tout en fonction d’à quel biologiste ou d’à quel philosophe vous parlez.
Certains chercheurs sont plus tolérants que d’autres au langage finaliste et au langage agentiel.
Et même parmi les plus fervents utilisateurs du langage finaliste, vous trouverez des divergences
entre ceux qui disent que ce n’est qu’une métaphore, qu’une façon pratique de parler qui pourrait
être évitée et qui n’a pas de signification théorique attachée, et ceux qui disent que le langage
finaliste est réellement utile en science, qu’il permet par exemple de se poser les bonnes questions
ou de décrire des propriétés du vivant qui ne pourraient pas être décrites autrement.

Vidéo terminée ! C’est une vidéo qui est au final beaucoup plus longue que ce que je ne
souhaitais ; je voulais surtout la faire pour vous montrer que les histoires de fins en biologie,
c’est beaucoup plus compliqué que ce qu’on pourrait penser, et qu’encore aujourd’hui en 2020
des chercheurs travaillent sur la question de savoir si c’est formellement justifié de dire qu’un
organisme se comporte dans le but de maximiser sa fitness [13, 17].

Quand vous verrez à l’avenir dans les commentaires des gens me reprocher d’utiliser du
langage finaliste, je vous serai donc gré de les rediriger vers cette vidéo.

Mes experts sur cette vidéo sont Pierrick Bourrat, philosophe de la biologie, qui a travaillé
sur le concept de sélection naturelle et analysé si ce concept pouvait être débarrassé de
toute spécificité biologique, et Jean-Baptiste André, biologiste de l’évolution et spécialiste de
l’évolution des comportements sociaux. Merci à eux. Comme d’habitude, je mets le lien vers
leurs sites web respectifs dans la description de la vidéo.

Et gros merci aux 316 tipeurs qui me soutiennent sur utip et tipeee, vous êtes mes causes
finales à moi qui me poussent à produire des vidéos.

References

1. Plato. Timaeus and Critias (ed Johansen, T. K.)trans. by Lee, D. ().
2. Paley, W. Natural Theology: Or, Evidences of the Existence and Attributes of the Deity,
Collected from the Appearances of Nature Sixth. isbn: 978-1-108-00355-1 (Cambridge
University Press, Cambridge, 1802).
3. Ariew, A. in The Cambridge Companion to the Philosophy of Biology (eds Hull, D. L. &
Ruse, M.) (Cambridge University Press, 2007).
4. Williams, G. C. Adaptation and Natural Selection Reprint edition. English. isbn: 978-0-
691-02615-2 (Princeton University Press, Princeton, NJ, 1966).
5. Okasha, S. Agents and Goals in Evolution isbn: 978-0-19-881508-2 (Oxford University
Press, Oxford, New York, July 2018).
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11. Pittendrigh, C. in Behavior and Evolution (1958).
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13. Lehmann, L. & Rousset, F. When Do Individuals Maximize Their Inclusive Fitness? The
American Naturalist 195, 717–732. issn: 0003-0147 (2020).
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0031-8248 (1989).
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17. Grafen, A. The Formal Darwinism Project in Outline. en. Biology and Philosophy, 1–20
(2014/??/??).

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