Après trois jours passés à agoniser dans votre lit d’une maladie inconnue, vous décidez enfin d’aller consulter un docteur. Ce dernier croît reconnaître la maladie, une maladie très grave dont le traitement est long et coûteux, mais il a peur de confondre avec une autre maladie aux symptômes similaires et complètement bénigne. Ca nous fait une belle jambe, docteur ! Pour affiner son diagnostic, le docteur vous propose de faire un test en crachant sur une bande de papier (ce n’est pas de l’homéopathie) : si elle change de couleur, c’est que vous êtes hors de danger. Vous crachez, la peur au ventre, et trois minutes plus tard, les résultats tombent – la bande change de couleur, vous êtes donc épargné. Oui mais voilà, avant de vous pousser sur le trottoir, le médecin ajoute que le taux d’erreur de ce test est élevé, et qu’il se trompe dans 30 % des cas. Penaud dans la rue une demie seconde, vous décidez tout de même de ne pas tenir compte cette information supplémentaire et continuez votre chemin. Après tout, il reste 70% de chances pour que le test ne se trompe pas.
Maintenant, que se serait-il passé si un changement de couleur de la bande avait indiqué, non pas que vous êtes hors de danger, mais que vous êtes gravement malade ? Qu’auriez-vous alors fait de cette information sur le taux d’erreur du test ? L’auriez-vous de la même façon rejetée ?
A en croire une étude ayant testé ces deux scénarios sur deux groupes de sujets différents, dans ce deuxième scénario vous auriez au contraire utilisé cette information d’un taux d’erreur élevé pour remettre en question la validité du test, et ne pas croire en ses résultats. C’est un exemple de ce qu’on appelle le raisonnement motivé en psychologie : la recherche permanente de raisons et de justifications à nos croyances. Notre raisonnement semble largement dévoué à la recherche d’explications et de raisons aux croyances qui nous tiennent à coeur. Vous aimez bien croire que vous n’êtes pas malade, c’est une croyance qui va « motiver » votre raisonnement : vous allez chercher et rassembler tous les arguments possibles pour essayer de montrer que vous n’êtes effectivement pas malades, et la même information sur l’efficacité d’un test sera donc prise en compte différemment en fonction de si ce test vous donne malade ou non.
La littérature en psychologie fourmille d’autres exemples croustillants de ce raisonnement motivé. Quand des gens ont perdu un pari d’argent fait sur un match, ils vont se servir d’événements intervenus pendant le match pour expliquer pourquoi ils ont perdu et pourquoi ils auraient dû gagner (la fameuse mauvaise foi des supporters). Les « experts » politiques ou d’économie utilisent les mêmes genres de ficelles pour expliquer pourquoi leurs théories se sont révélées fausses, ou pourquoi ils n’ont pas prédit la crise. Dans d’autres occasions, notre mémoire est sélective : on ne va conserver que les souvenirs qui préservent une bonne image de nous-même. Et même chez de très sérieux reviewers scientifiques (les chercheurs chargés de lire les résultats scientifiques obtenus par d’autres chercheurs avant d’accepter ou non leur publication dans des journaux), il a été montré que de façon très partiale, certains se mettent à chercher des failles dans la méthodologie quand ils n’acceptent pas les conclusions des papiers, alors qu’ils sont censés faire le travail inverse !
Le raisonnement motivé, phénomène inconscient la plupart du temps, pousse donc les gens à chercher des arguments pour justifier une opinion qu’ils ont déjà et à laquelle ils tiennent. Les conséquences de ce biais sont multiples.
Violation des normes morales
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » est une maxime que l’on viole probablement souvent sans même s’en rendre compte ! Dans une étude, des sujets arrivant dans un laboratoire étaient informés qu’ils allaient devoir réaliser soit une tâche longue et pénible, soit une tâche courte et ludique.
Les sujets avaient le choix :
- entre décider eux-même quelle tâche réaliser, sachant que la tâche non choisie irait automatiquement à un autre sujet privé de choix
- laisser un ordinateur décider de la répartition des tâches
La tâche effectuée, les sujets durent évaluer à quel point ils avaient trouvé leur choix juste.
D’autres sujets, dans la position du sujet n’ayant pas eu le choix, durent faire la même évaluation du choix de leur partnaire. La différence entre les évaluations faites par les deux groupes de sujet permet d’avoir une estimation de l’ « hypocrisie morale » des sujets. Comme vous pouvez vous en douter, une certaine « hypocrisie morale » fut mise en évidence : les sujets ayant fait le choix se jugèrent plus justes que les sujets ayant subi le choix. Mais plus intéressant encore, la même expérience fut réalisée à nouveau en soumettant les sujets faisant le choix à de la charge cognitive : au moment de faire leur évaluation sur la justesse de leur choix, les sujets durent réaliser une autre tâche leur prenant toute leur concentration et leurs ressources cognitives. Cette charge cognitive permet de court-circuiter l’activité de raisonnement potentielle qui se ferait pendant la tâche d’évaluation. Et dans cette condition, l’hypocrisie morale disparaît ! Les gens qui choisissent de garder la tâche courte et ludique pour eux-mêmes ne s’évaluent plus plus magnanimes que lorsqu’ils sont évalués par les autres sujets.
Cette expérience est donc un autre exemple de raisonnement motivé dans le domaine moral : pour des raisons évidentes, les gens choisissent souvent la tâche courte et ludique, mais une fois choisie, ils essaient de raisonner pour excuser leur comportement et trouver des arguments leur permettant de s’évaluer de meilleure façon que lorsqu’ils ne peuvent pas raisonner.
A cours d’illustration sur l’hypocrisie morale, je vous propose à la place de découvrir en intermède musical ce petit groupe de métal suédois éponyme :
La persévérance dans les croyances
Un autre effet extrêmement robuste en psychologie, la persévérance dans les croyances. Ce terme désigne tout simplement le fait de s’accrocher à certaines croyances même quand celles-ci ont été prouvées fausses à de nombreuses reprises. Une étude classique sur le sujet fait passer un test censé mesurer l’intelligence à deux groupes de sujets (le test est donc particulièrement important pour l’estime de soi des sujets). A un groupe de sujets il est annoncé (de façon mensongère) qu’ils ont particulièrement bien réussi le test ; à l’autre groupe il est annoncé qu’ils ont été particulièrement décevants, de vrais loosers. Les sujets doivent alors remplir un questionnaire pour auto-évaluer leur performance.
Vient ensuite un retournement de situation ! Les chercheurs reviennent dans la pièce pour faire un débriefing et expliquer au sujet que le test était bidon, et les résultats aussi. Ils demandent alors aux sujets de remplir un nouveau questionnaire d’auto-évaluation de leur performance. Et là, surprise ! Les sujets à qui l’on avait dit qu’ils avaient bien réussi le test ne prennent pas en compte le débriefing dans leur évaluation (ils continuent à penser qu’ils ont été bons), tandis que les sujets qui pensaient avoir tout raté le prennent bien en compte et ré-évaluent leur performance à la hausse !
Evaluation biaisée
Le raisonnement motivé a également pour conséquence de biaiser vos évaluations. Lord et collègues (1979) ont par exemple fait venir dans leur labo des personnes qu’ils savaient soit opposées soit favorables à la peine de mort, et leur ont demandé d’évaluer une étude se penchant sur l’efficacité de la peine de mort en terme de dissuasion. Deux études-bidon aux résultats opposés purent être soumises : une étude prouvant la peine de mort efficace, une autre étude prouvant la peine de mort non efficace. Les deux études avaient exactement la même méthodologie. Malgré cela, les études apportant des résultats en contradiction avec l’opinion du sujet furent toujours décrites comme ayant été menées de façon grossières et dénigrées !
La polarisation d’attitudes
Une dernière conséquence du raisonnement motivé pour la route, c’est la polarisation d’attitudes. Parfois, alors même que l’on nous présente un fait qui va à l’encontre de ce que l’on pense vrai, parce que ce fait va nous amener à réfléchir et trouver des failles et des contre-arguments pour le disqualifier, nous allons nous retrouver à croire encore plus en nos opinions initiales qu’avant d’avoir été confronté à ce fait ! Cette tendance s’appelle la polarisation d’attitude. Même pas besoin d’avoir d’opinions à défendre d’ailleurs pour que cette polarisation s’exprime : le simple fait de penser à un événement désagréable ou un individu désagréable vous rendra cet événement ou individu encore plus désagréable que si vous n’y aviez pas pensé. Le conseil pratique du jour donc : arrêtez de ruminer le sale coup que vous a fait votre collègue de bureau si vous souhaitez que les choses aillent mieux entre vous !
Voilà donc quelques exemples et conséquences de raisonnement motivé, qui marquent le début d’une série de quatre billets sur les biais de raisonnements, ô combien importants à connaître quand on cherche à mieux comprendre l’humain… et mieux comprendre le monde, puisque ces biais peuvent s’appliquer à n’importe quelle domaine sur lequel s’exerce notre raisonnement et par conséquent fausser notre Recherche De La Vérité. Vous étiez probablement au courant de certains de ces biais : qui n’a jamais soupiré de désespoir après s’être rendu compte qu’au bout de trois heures de débats politiques entre amis, chacun se sépare en n’ayant pas bougé d’un poil sur ses positions (d’ailleurs, la littérature montre que cela a d’autant plus de chances d’arriver que vous et vos amis avez des connaissances en politique, économie, social, etc…, parce qu’il est plus facile alors de trouver des contre-arguments aux arguments des autres et de rester sur ses positions).
Mais non seulement d’une part, pas toujours facile de se rendre compte de ces biais dans des situations de raisonnement intense, surtout quand on est le sujet de ces biais, mais en plus ces biais peuvent aussi s’exprimer dans des situations où aucun raisonnement ne semble vraiment entrer en jeu, comme dans le cas de l’hypocrisie morale. Allez gardons confiance, en prendre conscience c’est le premier pas vers la guérison.
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